Franc-maçon et musulman, oui, c’est possible
Le Vif/L’Express a rencontré des musulmans actifs en franc-maçonnerie. Ils concilient parfaitement leur double identité grâce à la laïcité politique, mais s’inquiètent de l’islamisation de la société belge. Enquête.
Oui, il y a des francs-maçons musulmans en Belgique, même s’il n’est pas facile pour eux de s’afficher. Pour Le Vif/L’Express, Chemsi Cheref-Khan, administrateur de La Pensée et les Hommes, a accepté de se dévoiler, parce qu’il y a urgence : » La laïcité politique, garante du vivre ensemble, est en train de reculer sous l’influence de l’islamisme. » Tout comme l’ancien député bruxellois d’origine tunisienne, Mahfoud Romdhani (PS) qui, en ôtant son tablier, » accomplit son devoir en dehors du Temple « . » Je veux montrer aux musulmans, surtout aux jeunes, qu’on peut être croyant et franc-maçon, explique-t-il. Les intellectuels musulmans ne sont pas encore libérés des dogmes, de la peur de l’autre et de la pression familiale. Il faut ouvrir une porte à ceux qui ont soif de liberté. »
Romdhani et Cheref-Khan appartiennent à la génération des premiers musulmans venus poursuivre leurs études en Belgique, souvent issus de familles libérales ou militantes de gauche. Ce genre de profil tend à disparaître. Autant dire qu’il n’est pas représentatif. L’islam, pour la majorité des musulmans, reste prépondérant.
De fait, les quadras de l’immigration marocaine que Le Vif/L’Express a approchés sont très réticents à témoigner, même anonymement, de leur (éventuelle) expérience maçonnique. Ce n’est pas la discrétion maçonnique qui impose à ces » beurgeois » le secret le plus absolu. L’un fait état de la menace des radicaux. » Mieux vaut un soldat discret qu’un héros mort « , justifie-t-il. Untel ménage sa carrière politique. Il doit être élu avec les voix des pieux musulmans. L’autre » y réfléchit « , mais n’a pas encore sauté le pas. Retenue compréhensible ?
La méfiance que suscite la franc-maçonnerie dans le monde musulman renvoie à l’atmosphère qu’a dépeinte l’historien Hervé Hasquin dans Les Catholiques belges et la franc-maçonnerie. De la » rigidité » Ratzinger » à la transgression ? (éditions Avant-Propos). On reprochait alors aux francs-maçons leur secret, leur athéisme, leur judéophilie et leur tendance au complot. Le comité saoudien des grands savants, dont Ibn Baz, gourou de la pensée salafiste, a repris ces poncifs dans une fatwa de 1978. Son jugement était sans appel : » La franc-maçonnerie fait partie des organisations les plus dangereuses et les plus destructrices pour l’islam et les musulmans, fulminait-il. Celui qui adhère à cette organisation tout en connaissant sa réalité et ses objectifs est considéré comme mécréant et non pas comme musulman. » Autres morceaux choisis : » Cette organisation dans son origine, sa structure et sa direction générale mondiale est contrôlée par les juifs et a des activités sionistes « , » elle tient à choisir ses adhérents parmi les personnalités les mieux placées pour exploiter leur situation en sa faveur « , etc.
Pourtant, la méfiance n’a pas toujours été de mise. D’origine chrétienne mais respectueuse du judaïsme et de l’islam, la franc-maçonnerie a été véhiculée en dehors d’Europe par les marchands et les militaires. Elle a séduit les couches aisées des populations touchées par le commerce international, les échanges diplomatiques et la colonisation. » Le premier Indien initié en 1755 était musulman « , rappelait Pierre Hanjoul, professeur d’arabe à l’UCL, dans un papier de synthèse paru en 1992. Au XIXe siècle, il était courant que les diplomates iraniens en poste à Paris soient accueillis dans des loges françaises. Bien qu’il ait combattu l’invasion française, l’émir algérien Abd el-Kader, un grand soufi (mystique), avait été initié dans une loge d’Alexandrie (Egypte), qui dépendait du Grand Orient de France.
Dans la mesure où elle était encore dogmatique, déiste ou régulière, et qu’on y jurait indifféremment sur la Bible, la Torah ou le Coran, la franc-maçonnerie ne présentait que le » désavantage » de défendre des idéaux » révolutionnaires » de liberté et de fraternité. » Lorsque, pour la première fois, un pape condamna la franc-maçonnerie, à la fin du XVIIIe siècle, les Eglises de France et de Belgique ne publièrent pas sa bulle, rappelle Hervé Hasquin. Elle fut donc ignorée. En revanche, le nonce apostolique à Istanbul s’empressa d’en informer le sultan, lequel a interdit la franc-maçonnerie dans l’Empire ottoman. «
Deux pères du » réveil » musulman, l’Afghan (ou iranien) Al Afghani et le théologien égyptien Abduh ont été maçons, tout comme, plus tard, l’Egyptien Gamal Abdel Nasser, le père de la Nation arabe. L’influence de la maçonnerie en Turquie, de la fin de l’Empire ottoman au début de la République laïque, a été fondamentale. Cela n’a pas empêché Taalat Pacha, premier Vénérable Maître de la Grande Loge de Turquie, d’être le principal organisateur du génocide des Arméniens (1915-1917). L’histoire n’est pas blanche ou noire.
Après la décolonisation, les dictatures locales ne favorisèrent pas l’implantation des frères dans les pays musulmans et certainement pas quand il s’agissait de » filiales » du Grand Orient de France, partisan résolu de la laïcité. Au Maroc, au Liban, en Turquie, il subsiste des obédiences dogmatiques et déistes, de type anglo-saxon, et, ailleurs, probablement des empreintes de loges » mises en sommeil « , mais qui pourraient se réveiller dans un contexte plus favorable. Il n’en reste pas moins que, selon Pierre Hanjoul, » la grande majorité des musulmans n’y voient que l’£uvre de l’impérialisme occidental et de Satan « . Encore et toujours.
Nabil, 70 ans, est d’origine franco-syrienne, mère catholique, père musulman. Il a grandi dans un milieu multiculturel en Syrie, est devenu ingénieur civil à Liège. Des amis lui ont proposé d’intégrer la franc-maçonnerie. » Je n’ai pas voulu aller dans un atelier masculin parce que j’ai toujours vécu dans un milieu mixte, relate-t-il. J’ai donc choisi le Droit Humain. Avant de prendre la décision finale, j’avais reçu des invitations chez les uns et les autres et j’avais senti, à l’ambiance, que je pourrais apporter quelque chose. » Nabil fait partie des » hauts grades » dans une loge dite de perfectionnement où le symbolisme joue un rôle important. » Quand on parle de temple de Salomon, je ne prends pas cette image au pied de la lettre. » L’un de ses ancêtres était un grand soufi. » C’était un mystique réputé pour sa bonté qui, un jour, partant en pique-nique, s’aperçut qu’il avait emporté par mégarde une fourmi. Il refit le chemin en sens inverse pour la déposer là où elle était… Personnellement, je suis incapable de me définir comme athée, agnostique ou déiste. Le seul mot qui me convient est « spiritualiste ». Je suis laïque dans le sens politique du terme mais pas philosophique. «
La tradition mystique musulmane offre une voie d’accès à la maçonnerie
Certains ont cherché d’éventuelles influences musulmanes sur la franc-maçonnerie à travers le compagnonnage médiéval, le soufisme, l’ismaélisme (branche chiite progressiste), la similitude de certains rituels ou éléments du décorum… Spécialiste de l’histoire des religions, le Pr Baudouin Decharneux (ULB) est catégorique : » Au départ, la franc-maçonnerie était très chrétienne. Le dénominateur commun au soufisme, au mysticisme chrétien oriental et à la franc-maçonnerie est le néoplatonisme qui va connaître un pic au Moyen Age, avec une vision de l’homme capable d’accéder à l’Unité, au Tout-Un. «
Ce que ne dément pas Michaël Privot, islamologue et membre de la confrérie des Frères musulmans. « Les liens entre franc-maçonnerie et le soufisme sont présents, comme chez les Frères musulmans d’ailleurs. C’est le cas principalement avec la franc-maçonnerie spirituelle. Mon intuition est que la conjonction se fait au niveau métaphysique, au travers d’une méditation sur les différents niveaux d’être, les différents mondes supérieurs et leurs réalités spirituelles menant jusqu’à la proximité de l’Etre divin/supérieur. » Ce Frère musulman bien connu fait les yeux doux à la FM. » A titre personnel, je serais très intéressé de faire partie d’une loge, déclare Michaël Privot au Vif/L’Express, car je pense sincèrement – peut-être est-ce une image d’Epinal de ma part – que cela reste un de ces lieux de débats et d’échanges d’idées, de manière respectueuse, qui deviennent rares de nos jours. D’autre part, dès lors que l’on s’inscrit dans une démarche soufie, de compréhension profonde du message et de l’éthique de l’islam, on n’a aucun problème à participer aux activités – spirituelles ou non – des loges. »
Il y a donc des musulmans en loge, mais ils sont beaucoup moins nombreux que les » catholiques « , les » protestants » ou les » juifs « , compte tenu du rapport démographique. Eddy Caekelberghs, Premier Grand Maître adjoint du Grand Orient de Belgique, souhaiterait que les loges soient davantage métissées. » A la différence de la France, nous n’avons pas de passé colonial avec des pays musulmans. Dès lors, nous n’avons pas la connaissance fine de la culture et de la religion musulmanes. C’est peut-être la raison pour laquelle des personnes d’origine congolaise trouvent plus facilement leur place en loge. Il y a des références animistes aisément transposables, comme celle de l’Esprit du Fleuve. On est prêt à accueillir plus de musulmans au Grand Orient et je pense que c’est aussi le cas pour le Droit Humain et la Grande Loge Féminine. «
Incompatibilité entre les règles de l’islam et la libre-pensée
Certains maçons sont réservés. Pour ce magistrat maçon, » il y a une incompatibilité entre les règles de l’islam et la franc-maçonnerie d’un point de vue philosophique, juridique ou politique. Par exemple, l’apostasie, l’interdiction de quitter l’islam ou le statut de la femme dans un patriarcat écrasant sont des causes d’incompatibilité. Il y a des adhésions, oui, mais il ne s’agit pas de croyants pratiquants. Je m’inquiète des intrusions du droit musulman dans les tribunaux. Des juges de paix valident des décisions qui sont inspirées de la charia sans qu’ils sachent que l’affaire a déjà été soumise à un imam avant que l’accord ne leur soit proposé « .
Pourtant, il n’y a pas en loge de réflexion structurée sur l’islam, comme il y en a eu, au XIXe siècle et au XXe siècle, contre la toute-puissance de l’Eglise. » C’est contraire à la liberté de pensée de chaque frère et s£ur, précise un maçon, non-musulman mais bon connaisseur de l’islam. Les obédiences en Belgique, contrairement à la France, ne prennent pas position sur des sujets d’intérêt général. Pour ma part, je les trouve assez timides sur la question de l’islamisme et de l’islamisation de la société, qui constitue un vrai problème pour le pacte laïque. On en parle davantage dans les fraternelles où les maçons se réunissent par professions ou sur la base d’un intérêt commun. Car il ne faut pas oublier qu’une partie de la maçonnerie a une culture humaniste de gauche, qui considère les musulmans comme des victimes, des immigrés qu’il ne faut pas charger… Les maçons ont peur de se diviser sur ce sujet. Alors, ils y vont prudemment. » Sauf lorsqu’ils n’ont plus rien à perdre, comme Chemsi Cheref-Khan et Mahfoud Romdhani.
MARIE-CÉCILE ROYEN
» Je m’inquiète des intrusions du droit musulman dans les tribunaux » (un maçon magistrat)
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