Tout le monde devrait s’en réjouir : avec la prolifération des salles de fitness low cost, la pratique du sport devient abordable pour tous. Pourtant, cette émergence inquiète. Pas seulement les concurrents, qui voient planer la menace économique, mais aussi les professionnels de la santé.
Les ouvriers viennent de dresser l’enseigne. A 500 mètres de la sienne. Daniel Drelli ne peut qu’observer l’avancement des travaux en espérant que l’ouverture prochaine de ce Basic-Fit épargnera son activité. » Je gère mon club à Jumet depuis dix-sept ans. Ils viennent s’implanter juste à côté de chez moi. Je ne suis pas très optimiste… « , soupire-t-il. S’il doit en croire l’expérience de collègues, la fuite des clients sera quasi immédiate. » Elle commence même avant que la salle soit en activité, car les gens peuvent se préinscrire « , assure amèrement Roberto Pecora, exploitant indépendant qui affronte la même concurrence à Charleroi.
Les deux hommes ont décidé de rejoindre un groupement de gérants qui, comme eux, s’inquiètent de la montée en puissance du low cost dans l’univers du fitness. Ce comité, chapeauté par le SDI (syndicat des indépendants), ne comptait que quatre membres il y a deux mois. Ils sont aujourd’hui plus de deux cents. Tous crachent volontiers leur venin sur ces nouveaux venus proposant du sport illimité pour moins de 20 euros par mois, à grands coups de pratiques » déloyales » à leurs yeux. Ce n’est toutefois pas sur une cible économique qu’ils décochent leurs flèches. Leur message se veut d’utilité publique : » Votre santé est en danger ! « , clament-ils.
Cri désespéré pour tenter de sauver les meubles ? Réelle mise en garde ? » Il faut séparer le bon grain de l’ivraie, affirme Jean-François Dondelet, secrétaire politique du SDI. Deux mondes coexistent aujourd’hui dans le fitness. Celui de la santé et celui de l’illimité, donc du danger. L’impact potentiel sur le corps est non négligeable. »
Un pilote dans l’avion ?
» Dans une salle indépendante, les clients sont pris en charge, on tient compte de leur bilan médical, on leur prépare un programme personnalisé et adapté. Rien de tout cela dans les clubs à bas prix. Pas de coaches, pas de conseils… Les gens sont livrés à eux-mêmes. Et ils ne sont pas conscients du risque « , dénonce Christophe Lebon, préparateur physique et gérant d’une salle à Somzée. » Je n’ai rien contre le low cost, je voyage volontiers avec Ryanair. Mais là, au moins, il y a un pilote et des hôtesses dans l’avion ! » renchérit Fabrice Heymann, administrateur de la marque Fit For Fun, qui exploite 15 centres en Wallonie et à Bruxelles. Et qui propose aussi des abonnements à partir de 15 euros par mois… » Mais conditionnés à certaines heures et pour certaines durées « , justifie-t-il.
Fit For Fun, comme tous les autres petits clubs, n’a pas les moyens de suivre l’agressive stratégie de Basic-Fit ou de son challenger, Jims. Le premier, filiale d’un groupe néérlandais, a fait une entrée fracassante en 2012 en Belgique, en offrant des abonnements à 15,99 euros par mois, revus il y a peu à la hausse (19,99 euros). Il a depuis tissé sa toile via 125 adresses et prévoit encore une vingtaine d’ouvertures dans les prochains mois. Le second comptabilise 16 implantations et en vise une vingtaine d’ici fin 2015, avec des prix mensuels qui démarrent à 17,99 euros. Ailleurs, il faut souvent dépenser le double, voire plus.
Une question de masse
Leur business plan est identique : de la masse, encore de la masse, toujours plus de masse. Chaque club se doit de compter ses clients par milliers. » Nous avons entre 2 000 et 3 200 membres par centre « , confie Redouane Zekkri, managing director de Basic-Fit pour la France, la Belgique et le Luxembourg. Des membres qui désertent effectivement les machines de concurrents, mais qui sont aussi des novices. » On ne peut pas nous accuser de vouloir tuer les autres salles, estime Francis Ottevaere, fondateur de Jims. Même si on les vidait, ce serait insuffisant pour nous permettre d’être rentables. Nous voulons la croissance du marché. Le taux de pénétration du fitness en Belgique est d’environ 6 %. Nous pensons pouvoir atteindre les 10 %, comme dans d’autres pays voisins. »
Les enseignes low cost font aussi fondre les frais inutiles. Point de hammam, de sauna, de piscine. Les cours collectifs se donnent sur écran ou se paient à coup de suppléments. On apporte soi-même un cadenas pour les casiers. Douches parfois payantes. Ampoules LED. Même le type d’air conditionné est savamment étudié. » Construire dix clubs, ça coûte forcément moins cher qu’un seul, détaille Redouane Zekkri. On peut faire des économies d’échelle. Pour l’achat de matériel, pour les campagnes marketing, etc. » Les machines font partie des dépenses sur lesquelles le groupe ne lésine pas. Toutes dernier cri. Même les exploitants indépendants reconnaissent qu’on ne peut pas les accuser de mettre à disposition des engins de seconde zone. » A la différence qu’ils obtiennent 70 % de réduction chez le fournisseur, là où moi je n’ai droit qu’à 20 % « , épingle Valérie, qui a récemment ouvert son club à Charleroi.
Les chaînes à bas prix ne peuvent pas non plus miser sur des rabais au niveau des loyers. Toutes leurs implantations occupent un emplacement de choix, l’accessibilité est leur credo. Par contre, elles n’hésitent pas à rogner sur le poste le plus important : les frais de personnel. Entre 4 et 6 employés par centre chez Jims, 3 à 4 chez Basic-Fit. Qui ne travaillent pas tous en même temps. » Je ne suis pas sûr qu’il y en ait beaucoup plus chez les indépendants… « , souffle Redouane Zekkri. À la différence près que ces derniers ne comptabilisent pas des milliers de membres à encadrer.
Conseil sportif et nettoyage
Par ailleurs, les enseignes low cost ne recrutent pas de coaches, mais des » hôtes et hôtesses d’accueil « . Dont la mission, selon le descriptif de fonction détaillé sur les offres d’emploi, consiste à » répondre aux questions des clients en ce qui concerne la bonne utilisation des machines « , » surveiller et corriger, si nécessaire (ceux) qui réalisent les exercices de façon inadéquate et/ou dangereuse « , mais aussi nettoyer les installations, vérifier les cartes d’adhésion à l’entrée, signaler les plaintes, maintenir l’ordre, s’occuper de l’administratif… » Nos hôtes et hôtesses reçoivent une formation pour aider à utiliser les machines, certifie le managing director. Mais effectivement, ils ne vont pas concevoir des programmes d’accompagnement. » Une question de… TVA. Un véritable coaching impliquerait qu’il faille payer 21 % de TVA sur le service, contre 6 % dans le cas contraire.
Pour ces centres où chaque euro est compté, le calcul est vite fait. Au détriment de la santé ? Ou faut-il au contraire se réjouir que de plus en plus de personnes se mettent au sport, même sans accompagnement ou en s’aidant d’une application pour smartphone, comme le proposent les enseignes low cost ? » Il faut vraiment que des professionnels de la santé se préoccupent des salles, juge Jean-Michel Crielaard, médecin responsable du centre de médecine sportive du CHU de Liège. On peut regretter qu’il faille un diplôme pour devenir coiffeur mais pas pour exploiter un club de fitness. » Et d’énumérer les risques potentiels : cardiovasculaires si l’activité est médicalement déconseillée ou poussée à l’extrême, articulaires en cas de soulèvement de charges trop lourdes ou d’exercices mal exécutés, avec conséquences pour le dos, les genoux, rotules, épaules, poignets, coudes…
» Plus cher en consultation ! »
» Cela peut soit aggraver des maux existants, soit en créer de nouveaux, ajoute le docteur Jean-Pierre Castiaux, du service de médecine physique et réadaptation motrice des cliniques universitaires Saint-Luc. En consultation, j’ai pas mal de patients qui viennent me voir parce qu’ils ont fait n’importe quoi sur des machines. Le nom de Basic-Fit est souvent cité. C’est peut-être moins onéreux, mais ils paient ensuite la consultation plus cher que leur abonnement ! Dans ces cas-là, je leur conseille d’aller ailleurs. Ils débourseront certes un peu plus, mais ils seront au moins entourés par des professionnels. »
Les médecins voient également d’unoeil suspicieux la vente d’abonnement à des enfants de 12 ans, l’âge minimum pour entrer dans une salle Basic-Fit en étant accompagné par un parent. » Bien trop jeune « , répondent-ils en choeur. » Si c’est pour faire un effort aérobie, comme sur un vélo ou un tapis de course, il n’y a pas de problème, développe Jean-Michel Crielaard. Mais soulever des charges, ce n’est pas avant 16 ans. » » Et en étant surveillé « , ajoute Jean-Pierre Castiaux. Qui ne cache pas son étonnement quant au déficit d’accompagnement dans les salles à bas prix. » Franchement, cela me surprend qu’on autorise cela. Il devrait y avoir une loi. » Cela ne se trouve pas dans les cartons des autorités. Le ministre wallon des Sports, René Collin (CDH), finalise en revanche un label de qualité, qui sera octroyé pour une durée de cinq ans à des salles respectant une série de critères. Dont celui de » l’engagement de personnel en nombre suffisant et formé adéquatement « .
Encore faudrait-il que les formations spécifiques existent ailleurs que dans le secteur privé. Pour l’instant, seule l’UCL offre un master spécialisé en la matière, en formation continue. Droit d’inscription : 1 200 euros. Pas sûr que Basic-Fit y envoie ses hôtes et hôtesses d’accueil.
Par Mélanie Geelkens – Photos : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express
» On peut regretter qu’il faille un diplôme pour devenir coiffeur mais pas pour exploiter un club de fitness »