Dans l’histoire de l’art, les femmes sont rares… Leur combat acharné leur offre seulement – et timidement – un semblant de parité. Mais c’est loin d’être gagné. Coïncidence du calendrier ? Quatre expositions décortiquent ces destins qui conjuguent la création au féminin.
Le génie artistique serait-il proportionnel au taux de testostérone ? C’est en tout cas ce que l’histoire de l’art – écrite au masculin – voudrait nous faire croire. Durant des lustres, les femmes ont bravé de nombreuses difficultés pour s’imposer. Le XXe siècle (sous la pression féministe de ses trente dernières années) a permis à quelques-unes de faire leur entrée. Et encore… Pour cela, il était » recommandé » d’être dans le sillage d’un artiste renommé. Ce fut notamment le cas de Sonia Delaunay, de Niki de Saint Phalle ou encore de Frida Kahlo. Quant à Louise Bourgeois, elle a été revalorisée par les Guerilla Girls, un groupe de femmes artistes anonymes qui rappelle – et insiste – que : » Moins de 5 % des artistes dans les sections d’art moderne sont des femmes, mais 85 % des nus sont féminins. »
Sonia Delaunay, Réconcilier l’art et la vie
Pionnière de la peinture abstraite, Sonia Delaunay (1885-1979) fut l’une des artistes – au féminin – les plus inventives et les plus radicales du XXe siècle. Son style est reconnaissable entre mille : des cercles, beaucoup de cercles… et de la couleur. Des compositions concentriques et des contrastes dissonants de teintes chaudes et froides qui accentuent l’impression de mouvement. Avec Robert Delaunay, elle compose une théorie : le » simultanéisme » (un phénomène vibratoire assez simple selon lequel deux couleurs côte à côte se modifient l’une l’autre). Ensemble, ils proclament la naissance d’un nouvel art qui repose sur le pouvoir constructif et dynamique de la palette chromatique. Mais le plus remarquable dans l’oeuvre de Sonia Delaunay, c’est son audace : elle parvient à déconstruire toutes les frontières qui segmentaient – trop strictement – les différentes disciplines artistiques. Elle considère que tout médium est potentiellement un moyen de faire une oeuvre d’art. Ainsi, elle expérimente les supports les plus variés et mêle peinture, illustration de poèmes, reliure, mosaïques, tapisseries… Son objectif ? Réconcilier l’art et la vie afin de » transformer la banalité quotidienne et les objets qui l’accompagnent en une ambiance artistique élevée » (lettre de Sonia Delaunay, 9 novembre 1919). Lorsque son mari décède en 1941, Sonia se bat d’abord pour la reconnaissance de l’oeuvre de Robert. C’est sans doute pour cette raison que sa consécration se fait attendre. A la fin des années 1960, elle est enfin reconnue pour sa contribution originale aux débuts de l’abstraction mais aussi pour l’originalité et la liberté de ses créations.
Cette grande rétrospective parisienne est exceptionnelle. Strictement chronologique, elle réunit 400 oeuvres qui soulignent l’importance de ses origines russes, l’influence du fauvisme dans ses portraits de jeunesse, son implication dans les arts appliqués, son rôle dans les développements liés à l’abstraction, la place de son oeuvre au sein de l’avant-garde européenne. Ces pièces évoquent tous les aspects de sa création : de la peinture au décor mural en passant par la gravure et le textile. Le parcours insiste sur l’empreinte singulière laissée par cette » Coco Chanel » de la peinture sur la mode et rappelle qu’elle a été créatrice de mode parce qu’elle était artiste (non l’inverse). Elle fut d’ailleurs la première à concevoir des robes à motifs géométriques qui influenceront, durant plusieurs décennies, de grands couturiers de par le monde.
Sonia Delaunay. Les couleurs de l’abstraction, au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Jusqu’au 22 février 2015. www.mam.paris.fr
À la Tate Modern, à Londres, du 15 avril au 9 août 2015. www.tate.org.uk
Niki de Saint Phalle, Une Nana carabinée
Mettez de côté la Fontaine Stravinsky (réalisée à quatre mains avec son compagnon, le grand sculpteur suisse Jean Tinguely). Mais surtout, oubliez les Nanas (ces femmes aux formes généreuses et couleurs joyeuses) ! Et pour cause : malgré leur apparente légèreté, les oeuvres de Niki de Saint Phalle (1930 – 2002) trahissent son engagement dans la violence, dans la radicalité… Un aspect que l’on a tendance à minimiser. Cette rétrospective parisienne replace l’artiste féministe dans tout ce qu’elle porte de diversité et de complexité. Emaillé de documents inédits, le parcours aborde des facettes qui permettent de la redécouvrir de manière plus juste, de poser sur elle un regard renouvelé.
Ancien mannequin né dans un milieu nanti, Niki de Saint Phalle a toute sa vie été partagée entre la France et les Etats-Unis. Considérée comme la seule artiste femme du Nouveau Réalisme, cette plasticienne a également permis de renouveler la lecture du pop art. A travers ses Nanas, elle aborde la représentation du corps féminin et de l’érotisme, elle réinterprète les grandes figures mythiques, elle interroge le rôle de la femme dans la société. Fille, épouse, mère, déesse, sorcière ou guerrière, elles sont comme autant d’autoportraits de l’artiste. Son travail dénonce également les questionnements sociétaux, le port d’arme aux Etats-Unis, la question raciale, la critique de George Bush, les ravages du sida. Sa puissance subversive atteint son paroxysme avec ses performances où elle détruit elle-même des tableaux à la carabine. Des tirs comme autant de règlements de compte adressés à son père incestueux et à cette mère dévorante à laquelle elle promet de ne jamais ressembler. Aujourd’hui, Niki de Saint Phalle est l’une des artistes les plus populaires du XXe siècle. Belle revanche pour cette autodidacte qui débuta la peinture à 22 ans… dans un hôpital psychiatrique.
Niki de Saint Phalle, au Grand Palais, Galeries nationales, à Paris. Jusqu’au 2 février 2015. www.grandpalais.fr
Au Musée Guggenheim, à Bilbao. Du 27 février au 7 juin 2015. www.guggenheim-bilbao.es/fr/
Frida Kahlo, Un symbole d’émancipation
Artiste mythique, la personnalité de Frida Kahlo (1907-1954) se construit au gré des drames de sa vie. Elle affirme avoir souffert de deux accidents graves. Le premier se produit l’année de ses 18 ans. En revenant de son école d’art, son bus percute un tram. Ses jambes et ses vertèbres subissent de graves séquelles. Cloîtrée dans son lit, elle fait installer un miroir et peint une grande partie de ses autoportraits. Le deuxième cataclysme, en 1928, est sa rencontre avec Diego Rivera. Vingt ans de plus et déjà une « superst’art ! » Ensemble, ils composent un couple passionnel, obsessionnel. L’accident de tramway la paralyse physiquement, Rivera la renverse émotionnellement. Leur relation orageuse est ponctuée de deux mariages et d’un divorce (entre les deux).
A l’ombre de Rivera, Frida Kahlo réussit tout de même à faire sa place. En automne 1938, la galerie Julien Levy (New York) lui offre sa première exposition individuelle. Un franc succès. Invitée l’année suivante à présenter ses tableaux à Paris, l’artiste fraîchement reconnue fait la rencontre de nombreux peintres surréalistes. Souffrant d’une santé précaire, Frida Kahlo décède en 1954. Elle a 47 ans.
L’exposition présentée au Palais ducal de Gênes revisite ce couple de légende à travers 130 peintures et dessins, un énorme choix de photographies complétés d’une série de films d’époque qui recréent leur intimité. Fragile et rebelle, Frida Kahlo se laisse approcher dans toute sa complexité. Collectionnant les conquêtes (masculines et féminines), elle incarne un symbole d’émancipation pour les femmes. Et son physique ne trompe pas. Tout est là : sourcils fournis, moustache qui se dessine, vêtements atypiques… La fin du parcours présente la tenue traditionnelle de Frida : une façon de s’habiller très personnelle qui a inspiré (et inspire encore) les créateurs de mode du monde entier.
Frida Kahlo, au Palazzo Ducale, à Gênes. Jusqu’au 8 février 2015. www.fridakahlogenova.it
Louise Bourgeois, Des oeuvres chargées d’humanité
La Franco-Américaine Louise Bourgeois (1911-2010) a régné sur la sculpture de la fin du XXe siècle. Elle est l’une des rares figures féminines dans un monde – celui de la sculpture monumentale – encore très masculin. Le grand public la réduit souvent à ses araignées géantes qu’elle baptisait Mamans. Un raccourci trop facile pour résumer la production prolifique et effarante de cette artiste libre et indépendante. En 1982, elle fut la première femme à bénéficier d’une rétrospective au musée d’Art moderne de New York. Sa première exposition personnelle en Europe se tient en 1989 à Francfort, puis à Lyon. Une notoriété découverte sur le tard. En 2011, une de ses » araignées » est vendue pour 10,7 millions de dollars (8,4 millions d’euros) : un record. Il s’agit de la somme la plus élevée dépensée pour l’oeuvre d’une femme artiste.
Ce que l’on sait moins, c’est que derrière ces incroyables arachnides se cachent quantités d’oeuvres sur papier. Louise Bourgeois a d’ailleurs commencé sa carrière en tant que lithographe. C’est précisément cette facette qui est ici présentée. La Tate Modern a réuni des oeuvres plus petites, plus intimes… chargées d’humanité. L’exposition commence avec les pièces les plus familières : une suite de gravures à la pointe sèche qui explore l’image de l’araignée qu’elle associe à la maternité. Coup de coeur pour ses dernières années : elle crée des dessins rouges qui reviennent sur des thèmes qui l’avaient déjà préoccupée (la naissance, la reproduction, la sexualité, les relations humaines…). L’expérience de l’accouchement et l’émergence d’une nouvelle vie fragile étaient des sujets que l’artiste, aux prises avec la vieillesse, aimait explorer.
Louise Bourgeois. OEuvres sur papier, à la Tate Modern, à Londres. Jusqu’au 12 avril 2015. www.tate.org.uk
Par Gwennaëlle Gribaumont