Jeune plume argentine, Selva Almada lance un cri contre le féminicide dans son pays. Un phénomène sociétal effrayant décrit dans un récit remuant.
« Je ne savais pas qu’on pouvait tuer une femme seulement parce qu’elle est une femme. » Tel est le constat glacial de Selva Almada. Etablie à Buenos Aires, cette quadragénaire anime des ateliers d’écriture. Après des articles et un premier roman (Après l’orage), elle analyse une réalité souvent occultée, le » féminicide » : les crimes envers les femmes, uniquement en raison de leur sexe. Depuis 2008, on en a répertoriés 1 808 en Argentine. Kidnappées, assassinées, souvent violées ou mutilées, les victimes s’inscrivent, hélas, dans une liste macabre établie dans plusieurs pays sud-américains, dont aussi le Brésil ou le Mexique.
Des crimes restant la plupart du temps impunis ! » Ce n’est que dernièrement, qu’on commence à se poser des questions « , note l’auteure. Un sujet tabou cantonné à la sphère intime ou aux crimes passionnels mais, face à son ampleur, force est de constater qu’il s’agit d’un phénomène de société complexe. Comment l’approcher ? » En écrivant une non-fiction, mêlant la transposition des faits, au travail de terrain et aux outils de la littérature « , martèle Selva Almada qui signe un livre alarmant contre le silence, l’injustice et l’impuissance.
Aveuglément violent
Les statistiques étant abstraites, l’auteure donne des visages et des voix à » un phénomène de société resté trop longtemps invisible « . Elles s’appelaient Sarita (20 ans), Andrea (19 ans) et María Louisa (15 ans). Trois filles pleines de vie. Trois destinées brisées par la violence terrible dont elles ont été victimes. Trente ans après leur meurtre, Selva Almada mène l’enquête… au fil des pages, grâce aux témoignages des proches, des policiers ou des juges impliqués dans leurs histoires. » J’avais à peu près l’âge de ces filles, dans les années 1980, confie- t-elle. Si je suis toujours là, c’est parce que j’ai eu plus de chance qu’elles. »
Chaque femme est une cible potentielle du féminicide. » Cela semble révélateur de la place que la femme occupe dans la culture latino-américaine, souligne Selva Almada. Les Argentins ont pourtant une vision civilisée d’eux-mêmes, nous avons même une femme présidente, Cristina Kirchner (NDLR : Mauricio Macri, nouveau président d’Argentine, prendra ses fonctions le 10 décembre). » Aux yeux de l’auteure, règne » un machisme diffus, subtil et ambigu « , consolidé par une tradition patriarcale et une violence banalisée.
Fauchées en plein vol, les trois filles meurent dans des circonstances atroces. Le mystère demeure, notamment pour Andrea poignardée dans son lit, au milieu de la nuit. Selva Almada suscite l’effroi avec des détails d’une rare cruauté, mais c’est dans le but de nous remuer. Et de secouer les esprits. » Faute de coupables, beaucoup de dossiers sont toujours en cours. » Plusieurs initiatives des pouvoirs publics font avancer les choses : un numéro d’appel gratuit pour dénoncer la violence, un bureau venant en aide aux femmes concernées et une loi réprimant lourdement ce type de crime. » Le féminicide est désormais perçu comme circonstance aggravante, mais les moyens manquent pour concrétiser tout cela « , déplore Selva Almada.
Outre l’implication de l’Etat, l’auteure estime qu’il y a » une vraie responsabilité des hommes et des femmes, en Amérique latine, qui doit induire un changement radical de comportement. On attend encore trop de choses précises d’une femme, ce qu’elle doit être ou incarner, quelle féminité adopter. Ainsi, on ne changera pas tout par la loi. Ce long processus passe par une autre représentation des femmes dans les médias et une éducation plus égalitaire. Chacun de nous est donc responsable à sa manière ! » Une grande marche, intitulée » Pas une de moins « , a démontré l’éveil récent des citoyens argentins. Au sein de cette société religieuse et superstitieuse, Selva Almada » avoue ne pas être croyante, mais je crois en la justice pour tous. On a néanmoins encore beaucoup de chemin à faire… »
Les jeunes mortes, par Selva Almada, éd. Métailié, 141 p.
Kerenn Elkaïm