Faut-il supprimer les prisons ?

Les grèves se multiplient à nouveau dans bon nombre de prisons du pays. A Lantin, à Forest, à Verviers, à Jamioulx… A l’origine de ce ras-le-bol des gardiens : encore et toujours la surpopulation carcérale. La situation se dégrade de plus en plus dans les pénitenciers belges. Le constat est le même dans la plupart des pays occidentaux, comme si le système pénal était à bout de souffle. Alors, pourquoi ne pas supprimer les prisons ? La question paraît iconoclaste, voire choquante ? Les avis des experts et des témoins que nous avons sollicités montrent qu’elle ne peut plus être éludée. Le Vif/L’Express lance le débat

Quoi ! Ouvrir les cellules de détenus et laisser s’échapper des voleurs, des truands, des tueurs, des pédophiles ? Supprimer les prisons, ces forteresses garantes de la sécurité publique ? Il faudrait être fou ! Et pourtant, des gens très sérieux, avocats, magistrats, universitaires, s’interrogent de plus en plus sur l’utilité du système carcéral. Pour eux, la prison ne doit plus être pensée comme une institution incontournable. Les abolitionnistes purs et durs, tel l’avocat français Thierry Lévy, qui a écrit un essai percutant sur la question (2), plaident pour la suppression totale des prisons : celles-ci pourraient être favorablement remplacées, disent-ils, par des moyens techniques modernes et moins chers, comme le bracelet électronique, la vidéosurveillance, la biométrie. Plus nuancés, les réductionnistes considèrent qu’on pourrait considérablement diminuer le nombre des prisonniers, en ne gardant derrière les barreaux que les délinquants menaçant réellement l’ordre public. Selon les estimations, cette minorité criminelle n’atteindrait pas 10 % de la population carcérale actuelle…

L’opinion publique, elle-même, se montre moins répressive que la justice pénale. Kristel Beyens, professeur de criminologie à la VUB, l’a illustré, dans le cadre de son doctorat en 2000, en faisant appel à un panel représentatif de la population : quelle peine infligeriez-vous à un cambrioleur récidiviste ? Seulement un cinquième des personnes interrogées ont opté pour la prison. La moitié pour une peine de travail. Un autre cinquième pour une médiation avec les victimes. Et les 10 % restants pour une simple amende. Des magistrats ont répondu à la même question : ils se sont prononcés, eux, à 66 % pour une peine d’enfermement.

Les mentalités seraient-elles en train de changer ? La prison ne constitue plus, en tout cas, la seule solution pour résoudre le problème de la délinquance. En Belgique, depuis une dizaine d’années, des alternatives à l’incarcération ont vu le jour : médiation pénale, travaux d’intérêt général, peine de travail autonome, surveillance électronique… Ces mesures plus constructives, souvent menées avec succès même auprès de délinquants graves, se répandent un peu plus chaque année. En 2006, environ 11 000 peines de travail auront été prononcées par des magistrats, contre moins de 9 000 l’année précédente. La ministre de la Justice Laurette Onkelinx (PS) en promet 13 000 en 2007. Le bracelet électronique concernait 600 détenus, en octobre dernier. C’est deux fois plus qu’il y a trois ans. Mais c’est encore loin des 1 300 bracelets prévus par l’accord de gouvernement. La médiation pénale, elle, est à la traîne : pratiquée depuis douze ans, elle représente à peine 0,5 % des affaires clôturées par le parquet.

Ces alternatives ont-elles fait leur preuve ? Il est très difficile de chiffrer le taux de récidive, surtout en Belgique où les statistiques judiciaires ressemblent au trou noir des oubliettes moyenâgeuses.  » Cela dit, des études ont montré que la récidive est moins importante après une mesure alternative qu’après une peine d’enfermement, assure Sonja Snacken, criminologue à la VUB et l’une des meilleures spécialistes belges des prisons. C’est logique : l’incarcération n’est pas le moyen idéal pour empêcher la récidive, car elle désocialise complètement les détenus vis-à-vis de leur entourage et du marché de l’emploi, contrairement aux mesures alternatives qui leur permettent de maintenir un lien social.  »

Malgré ce constat, les mentalités évoluent comme le temps qui passe en prison : très lentement. Les peines alternatives restent une exception dans l’arsenal pénal utilisé par les juges. Ceux-ci privilégient toujours largement l’emprisonnement. Et ils ne sont pas incités à changer leur fusil d’épaule par les responsables politiques qui, pour répondre au problème de surpopulation, augmentent encore et toujours la capacité carcérale, en construisant de nouveaux établissements pénitentiaires (à Ittre, Hasselt, Namur…).  » Or, tous les chiffres le montrent : si on construit de nouvelles prisons, sans réformer les pratiques judiciaires, les prisons neuves seront, à leur tour, vite remplies et surpeuplées, observe Sonja Snacken. La surpopulation dans les prisons ne peut se réguler qu’en modifiant la politique pénale.  »

La surpopulation est devenue chronique dans de nombreux pays occidentaux. Aux Etats-Unis, le nombre de détenus a quadruplé en vingt-cinq ans. La Californie compte 172 000 prisonniers pour 36 millions d’habitants. C’est, proportionnellement, cinq fois plus qu’en Belgique. Or il n’y a que 85 000 places dans les pénitenciers californiens. Résultat : des dizaines de milliers de prisonniers sont confinés dans des tentes ou des gymnases. Le taux de récidive dans les trois ans qui suivent la libération est de 70 % en Californie ! Que fait le gouverneur Arnold Schwarzenegger pour désamorcer cette bombe ? Il a annoncé, cet été, la construction de 40 000 nouvelles cellules de prison dans la décennie à venir…

Même si l’Europe connaît une situation moins critique, elle n’a pas de quoi pavoiser. Loin de là ! En Grande-Bretagne, la population carcérale a augmenté de 85 % depuis le début des années 1990. En France, où auront bientôt lieu les Etats généraux de la condition pénitentiaire, une trentaine de prisons atteignent un taux de surpopulation dépassant 200 %. En Belgique, le nombre de détenus est passé de 7 500, il y a dix ans, à 9 700 pour 8 311 places, selon les chiffres du mois d’octobre de l’administration pénitentiaire. Les mouvements d’humeur des détenus et les nombreux arrêts de travail des gardiens n’y font rien. Ni d’ailleurs le taux inquiétant de suicides en prison (quatre fois plus élevé que la moyenne nationale). D’un gouvernement à l’autre, la surpopulation carcérale reste endémique. Le budget alloué aux prisons a doublé en dix ans, passant de 189 millions d’euros, en 1995, à 363 millions, en 2005. Pourtant, la délinquance n’a pas vraiment augmenté. Sur la même période, les condamnations pour crimes les plus graves affichent une relative stabilité : entre 130 et 150 condamnations pour meurtre, chaque année, et autour de 4 000 pour coups et blessures volontaires.

Qu’est-ce qui explique alors la surpopulation ? La sévérité pénale a tendance à s’accentuer : les longues peines sont de plus en plus nombreuses. On le sait, l’octroi d’une libération conditionnelle a été rendu plus contraignant, après l’affaire Dutroux. Par ailleurs, quatre détenus sur dix se trouvent en détention préventive. C’est énorme ! Nombre d’entre eux se voient entassés dans des cellules, dorment sur des matelas à même le sol et font leurs besoins dans un seau, alors qu’ils sont, aux yeux de la loi, présumés innocents aussi longtemps qu’ils n’ont pas été condamnés.

Autre problème, caractéristique des petits pays carrefour comme le nôtre ou comme la Suisse : plus de 40 % des détenus sont des étrangers, principalement des Marocains et des ressortissants de pays de l’Europe de l’Est. Les trois quarts d’entre eux n’ont pas d’autorisation légale de séjour sur le sol belge. Cela ne veut pas dire que la délinquance est plus élevée chez les non-Belges. Les chercheurs universitaires ont démontré à suffisance qu’à infraction égale les étrangers étaient condamnés plus sévèrement que les nationaux. Le cas des délinquants étrangers en situation illégale est plus délicat : les magistrats n’ont pas d’autre choix que de les incarcérer avant leur procès ou de les condamner à une peine de prison s’ils ne veulent pas que leurs méfaits restent impunis. La ministre Onkelinx a récemment décidé d’intensifier les contacts diplomatiques pour transférer, à l’avenir, ces condamnés vers leur pays d’origine.

Augmenter le nombre de bracelets électroniques, renforcer l’arsenal des mesures alternatives, renvoyer les délinquants étrangers chez eux : ces emplâtres ne suffiront pas à résoudre la crise carcérale. La prison pénale, telle qu’elle a évolué depuis sa naissance il y a deux cents ans, est en faillite. Les acteurs et observateurs du monde judiciaire sont de plus en plus nombreux à tirer la même conclusion : tant que les politiques refuseront de s’interroger sur le principe même de l’enfermement comme réaction principale à la délinquance, il sera impossible de sortir de cette crise. Et c’est bien de volonté politique qu’il s’agit, comme l’illustrent les exemples opposés des Pays-Bas et de la Finlande.

Aux Pays-Bas, emblème du progressisme et de la tolérance dans les années 1980, le taux d’incarcération a été multiplié par cinq en un quart de siècle, dépassant désormais de loin celui de la Belgique. Ce virage répressif de plus en plus accentué ne s’explique pas par une augmentation parallèle de la délinquance, mais bien par ce que le président du collège des procureurs généraux néerlandais a appelé, dans un discours en 2005, de nieuwe gestrengheid (la nouvelle sévérité). La Finlande, en revanche, a diminué son taux d’incarcération de 75 % en vingt-cinq ans. Ses dirigeants ont mené une politique réductionniste courageuse, en dépénalisant certaines infractions, dont d’ivresse sur la voie publique, très fréquente dans le pays. Les responsables finlandais ont considéré qu’il s’agissait là d’un vrai problème de société auquel il fallait s’attaquer avec des outils moins répressifs mais plus sociaux. Aujourd’hui, la Finlande n’affiche pas un taux de criminalité plus élevé que ses voisins scandinaves.  » Cela tend à démontrer qu’une augmentation de la criminalité n’est pas inversement proportionnelle à une diminution du taux d’incarcération et vice versa, et qu’on peut penser la réaction à la délinquance autrement que dans le cadre pénal « , constate encore Sonja Snacken.

C’est sans doute d’autant plus vrai que la grande majorité de la population carcérale appartient à une catégorie socio-économique défavorisée. Les incarcérations de suspects ou de condamnés n’appartenant pas à cette catégorie restent l’exception, même si leur plus grande médiatisation pourrait faire croire le contraire. La plupart des détenus sont sans emploi ou ont connu un parcours professionnel chaotique. Très peu ont terminé le cycle d’études supérieures. On trouve également en prison un pourcentage important d’illettrés. En France, le quotidien Le Monde révélait récemment les statistiques précises des entrants à la prison de Fresnes (Val- de-Marne), où 12 000 détenus transitent chaque année : 12 % sont sans domicile fixe, 54 % sans travail, 72 % ont quitté l’école avant 18 ans, 40 % lisent difficilement ou pas du tout, 40 % n’ont reçu aucun soins de santé dans l’année précédant leur incarcération. Politique pénale et politique sociale sont deux s£urs jumelles…

(1) Les photos de Gaël Turine feront l’objet, avec les £uvres d’autres photographes, d’une exposition exceptionnelle sur le thème de l’enfermement, organisée par l’ASBL Autrement, service d’aide sociale aux détenus de l’arrondissement de Bruxelles. Pour cette expo, qui se tiendra au Palais de justice de Bruxelles du 9 au 31 mars 2007, les photographes ont reçu de la part du ministère de la Justice l’autorisation de travailler librement dans plusieurs établissements pénitentiaires.

(2) Nos têtes sont plus dures que les murs des prisons, Thierry Lévy, Grasset. Pour ceux qui s’intéressent aux conditions de détention en Belgique et en Europe, deux sites Internet incontournables : celui du CPT (Comité européen pour la prévention de la torture ) www.cpt.coe.int/fr et celui de l’OIP (Observatoire international des prisons) www.oip.org. Le dernier rapport de la section belge de l’OIP peut être téléchargé à partir du site www.liguedh.be/ web/Comm_Prison_Doc.asp

Thierry Denoël et Isabelle Philippon

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