Faut-il avoir peur du grand méchant lait ?

Le Conseil supérieur de la santé recommande de consommer trois produits laitiers par jour. Mais le breuvage blanc est accusé de causer des troubles de la digestion, voire des pathologies. Le lait de vache, le plus couramment consommé en Belgique, est-il bénéfique pour la santé, oui ou non ? Notre enquête.

Il fut un temps où le principal embêtement des dîners était de trouver une date qui convienne à tous les convives. Aujourd’hui, le vrai casse-tête serait plutôt d’établir un menu compatible pour tous. Depuis un petit moment, les végétaliens (ni chair animale, ni produits laitiers, ni oeufs) compliquent un peu les choses. Dans leur sillage, voici qu’il faut tenir compte d’une nouvelle  » tribu  » : les intolérants aux produits laitiers, avérés ou pas. Ainsi, chez les Gavroy, la vache n’a plus la cote.  » Notre enfant souffrait le martyre après le biberon, se rappelle Eric, ingénieur à Wavre. Sur le conseil du pédiatre, on lui a donné du lait de soja enrichi en calcium et il s’est senti mieux.  » Aujourd’hui, ce sont les quatre membres de la famille qui se disent intolérants au lactose, le sucre contenu dans le lait de vache. Du coup, ils carburent aux breuvages au soja ou aux amandes et se délectent de fromages de chèvre ou de brebis. Ont-ils passé un test confirmant ce diagnostic ?  » Non, dit Eric. Mais ça nous est égal !  »

Des Gavroy, on en trouve désormais partout en Belgique. Avec le gluten, l’interdit alimentaire du moment, c’est le lait. Difficile de quantifier les adeptes du  » sans lactose « , qui viennent grossir les rangs de ceux qui revendiquent ce que le sociologue Claude Fischler appelle  » les alimentations particulières  » (1). Une peur en remplaçant une autre, Nicolas Guggenbühl, licencié en nutrition humaine et professeur à l’institut Paul Lambin, à Bruxelles, confirme qu’à la hantise du gluten s’ajoute désormais celle du lait, et que la demande de produits  » lactose free  » ne cesse de croître.  » Le lait constitue l’un des aliments qui suscitent actuellement le plus de débats et de controverses.  »

Entre souillure et pureté

Comment expliquer ce rejet du lait de vache ?  » Le lait a toujours eu une image duale, entre souillure et pureté mais, depuis une dizaine d’années, il est devenu un sujet de préoccupation, principalement chez les urbains dotés d’un bon pouvoir d’achat « , analyse Jean-Pierre Corbeau, sociologue de l’alimentation et professeur émérite à l’université François Rabelais, à Tours.  » Dans les années 1980-1990, on avait peur de grossir. Aujourd’hui, on a peur de se faire du mal en mangeant. Et les premières à ressentir cette inquiétude sont les femmes aisées et éduquées.  » Une peur entretenue par le fait que les produits alimentaires sont transformés hors de notre vue dans ce que Claude Fischler nomme  » la boîte noire  » de l’industrie. Les aliments nous sont devenus étrangers et le monde agricole est devenu abstrait.  » Dans cet environnement, il s’agit de se réapproprier son alimentation en y mettant de l’ordre. Et cela commence par exclure des aliments.  »

Ces pratiques d’éviction restent marginales, mais la consommation de lait diminue : les Belges en achètent aujourd’hui quelque 50 litres par an, contre 75 litres en 2000. Du coup, la filière laitière, soutenue par les pouvoirs publics et l’Union européenne, se bat sur tous les fronts. Objectif : contrer les discours de remise en cause tenus par ceux que la filière a taxés d' » anti-lait « , et défendre à tout prix la recommandation de santé publique  » trois produits laitiers par jour « . Ainsi, en avril dernier, la Confédération belge de l’industrie laitière a organisé une conférence de presse au cours de laquelle un expert en ostéoporose et maladies osseuses au CHU Brugmann, à Bruxelles, le Pr Jean-Jacques Body, a cassé  » les mythes alarmistes selon lesquels les produits laitiers engendreraient des problèmes de santé « . L’APAQ-W (l’Agence wallonne pour la promotion d’une agriculture de qualité) vient, elle, de lancer une campagne de promotion des bienfaits du lait. La Région wallonne mène aussi l’opération  » Lait à l’école « . Il y a un an, le Collège des producteurs de lait a également décidé de suivre le mouvement. Avec notamment  » la mise en place d’un système de réponses aux attaques anti-lait « ,  » la publication d’articles relatant les avantages de consommer du lait  » et  » une éventuelle formation pour les journalistes qui disent n’importe quoi dans la presse écrite et orale sur le secteur.  »

Effet placebo

La mobilisation en faveur du lait est d’autant plus forte qu’un nombre croissant de praticiens – certains nutritionnistes, des homéopathes et des naturopathes (exercice non reconnu et très à la mode) – tiennent un tout autre discours et que leurs travaux ne collent pas avec les vertus jusqu’ici communément admises des produits laitiers. Au point de convaincre de plus en plus de consommateurs à renoncer totalement au lait. Des médecins craignent dès lors  » des carences en calcium, indispensable pour la croissance des enfants et des adolescents et utile contre l’ostéoporose « . Ceux qui s’autodiagnostiquent intolérants au lactose disent en tout cas ne s’être jamais sentis aussi bien dans leur corps, un mois après avoir arrêté le lait de vache et ses dérivés. Pour les spécialistes, il s’agit d’un phénomène bien connu.  » L’effet placebo trouve ici un contexte idéal. Car même si certaines données suggèrent que la suppression du lait et des produits laitiers pourrait réduire l’inflammation, c’est loin d’être prouvé. En réduisant leur quantité, les « abstinents » diminuent leur apport alimentaire, allégeant de la sorte leur digestion « , note le nutritionniste Nicolas Guggenbühl.

Comme pour tout aliment, la question cruciale étant de savoir si les bienfaits des produits laitiers l’emportent sur leurs effets nocifs. Pour y voir clair, Le Vif/L’Express passe au crible huit idées reçues sur le lait.

(1) Les alimentations particulières. Mangerons-nous encore ensemble demain ?, sous la direction de Claude Fischler, éd. Odile Jacob, 272 pages.

Par Soraya Ghali

Les aliments nous sont devenus étrangers et le monde agricole est devenu abstrait

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