Etonnante Elisabeth

Les arts, le dévouement et un caractère sympathiquement fantasque caractérisèrent l’épouse d’Albert Ier.

Vous avez, mon cher neveu, dit le vieux roi Léopold II au futur Albert Ier quand il apprit les fiançailles de ce dernier, une charmante façon d’inaugurer le xxe siècle.  » C’était en 1900. Albert venait de rencontrer une blonde Bavaroise, fille d’un duc qui aimait la musique et qui avait ouvert une clinique ophtalmologique où il soignait gratuitement une clientèle pauvre. Les arts et le dévouement – plus un caractère fantasque – caractérisèrent la troisième reine des Belges.

 » S’il y a quelque chose de dangereux, ne le dites pas à ma femme, elle voudrait y aller « , murmurait le roi Albert à l’oreille du Pr Capart. C’était en 1923, au départ du train, comme elle s’embarquait pour l’Egypte, où l’on venait de découvrir le tombeau de Toutankhamon. Elle revint de voyage avec l’idée d’une fondation qui aiderait les jeunes chercheurs belges férus d’égyptologie. Avec l’argent recueilli lors d’un voyage aux Etats-Unis, elle inspira une fondation pour le progrès de la médecine. Au Congo avec le roi en 1928, elle imagina une £uvre destinée à améliorer l’hygiène et les soins médicaux dans la colonie.

En 1926, la reine Elisabeth fêta son cinquantième anniversaire. Déjà les Etats-Unis conservaient le scaphandre qu’elle avait revêtu pour passer sous les chutes du Niagara ; déjà elle avait été la première femme à traverser la Manche en avion ; déjà elle avait en riant entraîné dans une boîte de nuit son royal époux tout rougissant. Déjà elle était la muse bohème qui jouait du violon sur les pelouses de Laeken pour rendre leur politesse aux oiseaux. Déjà elle n’avait peur de rien, toutes les expériences l’attiraient.

Parfois on voyait débarquer à Laeken un petit homme ébouriffé portant une jaquette usée, avec un violon sous le bras. C’était Albert Einstein. Ensemble ils déchiffraient non la théorie de la relativité, mais Mozart et Bach. Elle inaugura en 1937 le concours musical et la Chapelle qui aujourd’hui portent son nom.

Elle visitait l’atelier des peintres, déjeunait avec les poètes, faisait de Laeken le palais du monde le plus ouvert aux savants et aux artistes. Pendant la mobilisation de 1940, elle courait les cantonnements, au volant de sa petite Fiat. En 1944, quand il fallut donner un régent à la Belgique provisoirement veuve de son roi, d’autres noms circulèrent que celui du prince Charles ; peut-être la charge n’aurait-elle pas déplu à la reine mère !

Elle voulait toujours voir ce qu’on ne voulait pas lui montrer

Au mariage de Baudouin Ier et de Fabiola, en 1960, sous les lustres du palais royal, on pouvait voir parmi les chefs des dynasties régnantes ou déchues, entre les représentants des républiques blanches ou de couleur et même aux côtés de quelques autocrates pur sucre, une vieille dame contemplant de ses yeux bleus ironiques ce spectacle démodé. C’était la grand-mère du jeune monarque, incarnant ici le lien entre le passé, ce qu’elle avait connu, le temps des équipages, et le xxe siècle prosaïque et motorisé. Elle avait 84 ans et il lui arrivait encore d’inquiéter par ses lubies son petit-fils et le gouvernement.

En 1956, pour ses 80 ans, le Premier ministre Achille Van Acker lui avait remis le collier de doyen d’honneur du travail. C’était reconnaître ce qu’elle avait voulu devenir, dans cette fonction royale qu’Albert Einstein lui écrivant appelait un jour  » une chambre sans air  » : quelqu’un qui fait bien son métier. Elle régnait selon la Constitution mais elle travaillait aussi dans le concret. Elle ouvrait des fenêtres. Elle invita en 1957 à Laeken les orphelins de la catastrophe de Marcinelle. Elle correspondait avec Romain Rolland et elle envoyait à Colette du miel des ruches du parc de Laeken. Pendant la guerre, alors que les Allemands imposaient aux juifs le port de l’étoile jaune, elle épingla ostensiblement au revers de son vêtement une médaille en forme d’étoile que lui avait offerte un jour l’empereur d’Ethiopie – tout en exerçant ce qu’elle pouvait avoir d’influence pour mettre à l’abri le plus grand nombre possible de juifs menacés par la déportation.

Elle s’en prenait avec réalisme aux situations. Sur l’Yser, en 1914-1918, elle veillait d’abord à ce que les soldats soient bien chaussés et aient des sous-vêtements chauds. Il allait en être ainsi jusqu’au dernier jour, non seulement pour les inaugurations de chrysanthèmes, mais aussi pour les soupes populaires, illustration de la volonté avec laquelle cette petite dame frêle s’obstinait à remplir avec des choses vraies l’existence un peu irréelle que le destin lui avait réservée.

En voyage elle voulait toujours voir ce qu’on ne voulait pas lui montrer – avec aussi quelque plaisir à provoquer. Elle déjeunait avec le bourgmestre franc-maçon de Bruxelles. Elle parcourait incognito Broadway plein de néons et de chenapans. En Inde, les Anglais lui déconseillèrent de rencontrer Rabindranath Tagore ; elle le vit tout de même et revint de l’ashram du poète enchantée non seulement d’avoir parlé à un homme exceptionnel mais encore d’avoir fait un pied de nez aux consignes.

Sur la fin de sa vie, elle s’était éprise des régimes communistes, dans lesquels, sans doute, elle distinguait quelque idéal – à moins que son impétuosité et sa générosité parfois brouillonne ne l’aient empêché d’en voir les déviances inacceptables. En 1955, elle était à Varsovie pour le concours Chopin au moment où l’URSS et ses satellites allaient y signer le pacte qui menaçait l’Occident. Elle dînait à la légation de Tchécoslovaquie en 1956 alors que les chars russes entraient à Budapest. Elle alla se faire photographier à Moscou en 1958 avec le maréchal Vorochilov devant un buste de Lénine et remit ça en 1962, rencontrant cette fois Nikita Khrouchtchev, qu’elle trouva  » très bon « . En 1961, elle était allée en Chine, chez Mao, malgré les efforts du Premier ministre Theo Lefèvre pour la dissuader de se montrer dans un pays que la Belgique ne reconnaissait pas.

Jean Cocteau, qui lui aussi aimait choquer, appréciait :  » Cette souveraine est plus que quiconque apte au tour de force de se maintenir en équilibre entre la simplicité de l’âme et les exigences du cérémonial.  » Rien non plus ne put lui enlever l’affection populaire.

Une première crise cardiaque la frappa, le 4 novembre 1965, une seconde l’emporta le 23. Elle avait 89 ans. Avant la pompe des funérailles, la dépouille fut, selon l’usage, ramenée du Stuyvenberg au palais. La nuit était tombée. Un détachement de cavalerie précédait un bref cortège où les voitures des ministres suivaient le char funèbre sans fleurs, ni ornements. Rien d’autre, ni paroles, ni musique, mais tout le long du parcours se pressait une foule émue et silencieuse. Au palais, autour du lit de parade où reposait le corps, ce ne sont pas des généraux qui veillaient. Seulement des infirmières.

PIERRE STéPHANY

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