Etats-Unis La faille californienne

Même en période de vaches maigres, Rome ouvrait sa via Appia à la parade des héros de l’Empire. L’Amérique de 2011, entre doutes, crise et reprise invisible, déroule, elle, sa Highway 101 devant les conquérants du nouveau millénaire. Le long de la large autoroute qui relie San Francisco à San José, le c£ur de la Silicon Valley, les garages des pionniers du Web ont depuis longtemps cédé la place aux immeubles chics des pépinières d’entreprises de Redwood City, de Menlo Park et de Palo Alto ; et les petits génies d’hier érigent maintenant des citadelles de potentats mondiaux, à l’instar du défunt Steve Jobs et de son projet aux allures de soucoupe volante pour le futur siège social d’Apple. A la sortie de Mountain View, eBay, Adobe Systems, Cisco, Oracle font une haie d’honneur, comme pour vous guider vers l’immense fief du dieu Google. Un éden de prairies y entoure une cité de brique et de verre, mouchetée de palmeraies où, à l’heure du déjeuner, les angelots surdoués sortis de Stanford ou des labos du Massachusetts Institute of Technology arpentent Amphitheatre Parkway, l’avenue principale du campus. Frisbee en main, ou juchée sur les adorables bicyclettes jaune maison, l’élite professionnelle américaine affiche des sourires zen qu’expliquent des salaires d’entrée à plus de 100 000 dollars par an, une capitalisation boursière mirifique de 176 milliards et la meilleure cantine du nord de la Californieà

La Silicon Valley va bien, merci. Enfin, pas si mal. Car, depuis deux ans, les investissements en capital-risque, bon indicateur de l’humeur locale, marquent le pas dans les technologies médicales, les énergies renouvelables et les logiciels pour entreprises. Certes, les mises de fonds dans les télécoms, enjeux d’une guerre planétaire, ont presque triplé en douze mois. Et les 700 millions de comptes sur Facebook, en son nouveau QG de Menlo Park, ont attisé les ambitions de centaines de start-up spécialisées dans les  » réseaux sociaux « . Mais de nouvelles inquiétudes ont retardé la moitié des entrées en Bourse prévues en 2011, dont celle de Zynga, star du jeu en ligne, qui tablait sur une levée de fonds de 1 milliard de dollars.  » Ce secteur connaît une bulle évidente, reconnaît Bill Reichert, directeur de Garage Technology Ventures, dont l’une des jeunes pousses, la radio en ligne Pandora, vient de collecter 250 millions. Reste à savoir si c’est une bonne bulle, créative, ou une mauvaise bulle, qui pourrait peser sur les marchés financiers. « 

En attendant, ces problèmes de riches rendent plus cruels encore les déboires du monde environnant. La Californie tout d’abord, Etat de 37 millions d’habitants qui a pointé au cinquième rang de l’économie mondiale, et a longtemps été décrit comme le paradis ensoleillé de la classe moyenne américaine, subit aujourd’hui un taux de chômage de 12,1 %, le pire des Etats-Unis après celui du Nevada, sinistré, et souffre d’un déficit budgétaire abyssal. L’Amérique, ensuite, engluée dans une reprise molle, incapable, malgré le bond des profits des entreprises, de créer assez d’emplois pour relancer la consommation des ménages, moteur des deux tiers de son PIB.

Que faire des employés aux qualifications moyennes ?

Et, surprise : même dans la vallée mythique, il suffit de rouler cinq kilomètres au-delà du siège de Google pour entrevoir d’autres réalités. Au bout de Stierlin Road, petite rue du paisible centre-ville de Mountain View, des dizaines de personnes se pressent, dès 14 heures, dans la file d’attente à la porte de la Community Services Agency, un centre d’aide sociale dont le  » restaurant du c£ur  » distribue quelque 200 cabas de nourriture chaque jour.  » Le contraste peut paraître impensable, reconnaît son directeur, Tom Myers. Il en dit long sur le fossé social et professionnel qui s’est creusé en Californie et partout ailleurs aux Etats-Unis.  » Sur l’émergence, en réalité, d’une économie à deux vitesses.

Un bon millier d’entreprises high-tech s’arrachent ici des ingénieurs hautement qualifiés et terriblement rares, allant jusqu’à former à Washington un lobby qui milite pour l’augmentation du nombre de visas de travail accordés aux nouvelles recrues russes ou indiennes. Mais le taux de chômage des comtés de Santa Clara et de San Mateo, les deux principaux districts de la Silicon Valley, frise toujours les 10,7 %, chiffre supérieur de près de 2 points à la moyenne nationale américaine. City Harvest, principale banque alimentaire de la région, distribue 200 000 repas par mois. un résident sur dix bénéficie d’une aide d’urgence.  » Ils embauchent, c’est vrai, mais sur une autre planète, résume Myers. Des concepteurs, des architectes en informatique, des virtuoses du marketing en ligne. Le problème, ici comme partout ailleurs, c’est celui des emplois « normaux », requérant des qualifications moyennes. Voilà plus de vingt ans qu’ils sont partis ailleurs, avec les dernières industries. « 

Dans la Silicon Valley, où les revenus mirifiques d’une minorité propulsent les loyers et les prix alimentaires à des niveaux proches de ceux de New York, le chômage (indemnisé à hauteur de la moitié du salaire et plafonné à 430 dollars par semaine) et les déclassements professionnels sont lourds de conséquences. Dans la cour du centre social, l’impeccable Toyota Camry de Maria, et les lunettes de soleil, la robe fleurie de cette retraitée d’origine mexicaine évoqueraient encore le cliché d’une insouciante middle class californienne. Elle vivait chez son fils, à Mountain View, avant que celui-ci, licencié de son job dans le bâtiment, ne retrouve un poste moins bien payé. Son nouveau logement, partagé, comme souvent ici, avec une autre famille, est trop petit pour l’accueillir. Maria, dotée de sa seule pension, préfère dormir  » chez des amis « , et le plus souvent, où elle peutà La grand-mère ouvre le coffre de sa voiture qui contient, bien pliés, draps, couvertures et une petite valise de vêtements.  » Ça va, assure-t-elle. La banquette arrière est vraiment confortableà  »

Un quart des  » clients  » de Tom Myers appartiennent à cette caste des SDF de l’ombre, pour lesquels on prépare des plats cuisinés pudiquement cachés dans des sacs de papier. A moins de 20 kilomètres de là, au Sacred Heart, un centre plus important encore situé à San José, des bénévoles venus des entreprises high-tech voisines aident souvent au service de la soupe populaire.  » Parmi les volontaires, je vois des cadres indiens de Cisco, nés à Calcutta ou à Bombay, confie Jay Pecot, directeur du centre et ancien ingénieur. La pauvreté américaine les intrigue sans les faire sourire.  » Ici, plus de la moitié des bénéficiaires de l’aide alimentaire ont un emploi. Certains cumulent deux ou trois salaires minimum sans réussir à s’en sortir.

 » Les inégalités, c’est une chose, reconnaît Emmett Carson, président de la Silicon Valley Community Foundation, une énorme fondation philanthropique qui distribue près de 200 millions de dollars de subvention chaque année à des projets locaux. Mais le fossé a atteint une telle ampleur qu’il exige un nouveau contrat social. Comment peut-on expliquer qu’ici, au c£ur de l’économie du savoir et de la technologie, 39 % des écoles publiques soient toujours au-dessous du niveau académique requis par les autorités californiennes ? L’Etat ne semble plus en mesure de remplir ses fonctions essentielles. « 

A voir le Congrès, à majorité républicaine, confronté à la plus longue et sévère crise depuis les années 1930, préférer couper dans les dépenses publiques et refuser d’augmenter la fiscalité sur les plus hauts revenus, la Californie n’apparaît plus comme une aberration isolée. Cet Etat, gratifié des impôts fonciers les plus bas du pays, exige l’impossible – la majorité des deux tiers dans une assemblée dominée par des républicains hostiles à tout compromis – pour imposer la moindre augmentation des prélèvements obligatoires. Or la récession s’est aussi chargée de laminer les recettes fiscales.

Le résultat, sidérant, est visible à deux petites heures de route de la Silicon Valley. A Sacramento, capitale de l’Etat, ravagée par tous les fléaux américains. A bonne distance du délire immobilier de San Francisco et de la Vallée, la ville a connu un boom immobilier attisé par un déversement de crédits subprimes. Avec un résultat désastreux. Pire encore, elle est l’un des principaux sièges de la fonction publique californienne, décimée par les coupes budgétaires.

500 000 chômeurs californiens en fin de droit

Dans l’un des bureaux de chômage de la ville, sur le triste Hillsdale Boulevard, on rencontre Jodi Martines, ancienne institutrice de maternelle, l’une des 6 500 fonctionnaires – dont 1 800 enseignants – licenciés en 2010 dans le district. Expulsée de son appartement, contrainte de dormir pendant deux mois avec sa fille de 12 ans aux côtés de sept autres familles, sur le sol du réfectoire d’un refuge pour SDF, elle n’a jamais retrouvé, depuis, que des vacations ponctuelles.  » Aller ailleurs ? Mais il faut un minimum d’argent pour déménager !  » proteste Jodi, les larmes aux yeux. Jodi appartient à la caste des  » 99ers « , le demi-million de chômeurs californiens arrivant en fin de droits après nonante- neuf semaines d’indemnisation. Comme Rodney Jones, anciennement chef dans un restaurant de Sacramento qui a fermé pour cause de récession.  » Pour un poste, il y a 400 demandes. Du jamais-vu, se désespère-t-il. J’ai accepté des remplacements pour des salaires inférieurs d’un bon tiers à celui que j’avais. Et je me réveille en me demandant, à 47 ans, si je vais un jour retrouver un job décent.  »

Jodi et Rodney attendent un miracle du plan pour l’emploi que Barack Obama tente de faire voter par le Congrès républicain. Pas seulement parce que ces mesures de relance s’accompagnent d’un allongement de quatorze semaines de l’indemnisation du chômage. Les quelque 440 milliards de fonds fédéraux affectés aux infrastructures, au maintien des effectifs d’enseignants et à l’aide aux industries pourraient parfaitement convenir à la Californie.  » Nous manquons de leviers, car le bâtiment est en pleine déliquescence depuis la chute de l’immobilier local, confirme Terri Carpenter, porte-parole de Sacramento Works, Inc., l’agence pour l’emploi et la formation de la ville. Nous misons beaucoup sur les énergies renouvelables parce qu’elles requièrent des qualifications techniques classiques. « 

Réorienter les profs vers les maths et les sciences

Mais le recyclage massif de chômeurs en installateurs de panneaux solaires ou consultants en économie d’énergie a montré ses limites avec les résultats décevants des fameuses  » green-tech «  (écotechnologies) promues par Barack Obama en 2009. La récente faillite de Solyndra, leader californien du solaire, embarrasse même la Maison-Blanche, qui avait lourdement appuyé le renouvellement de ses crédits bancaires malgré les doutes sur sa rentabilité. Autre piste, en attendant la reprise : un coup de pouce à la fonction publique, essentiellement aux enseignants de matières  » utiles « .  » L’idée est de réorienter les professeurs qui en sont capables vers les maths et les sciences « , confie Terri Carpenter. Tout le pays en a besoin, et il est vrai que la Silicon Valley n’est pas loinà

DE NOTRE CORRESPONDANT PHILIPPE COSTE

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