Et Mueck créa l’homme

Guy Gilsoul Journaliste

Ron Mueck a commencé par faire les marionnettes du Muppet Show. Aujourd’hui, ses oeuvres stupéfiantes ont rejoint les plus grandes collections du monde

En novembre 2005, à Paris, la file était longue et patiente devant les portes de la Fondation Cartier. Pourtant, cette fois, il y avait à peine une demi-douzaine d’£uvres à voir. A l’intérieur, le silence était palpable, presque dérangeant. Les visiteurs osaient à peine s’approcher, de peur, aurait-on dit, de réveiller les personnages exposés, tant le réalisme était troublant. C’était pourtant bien de l’artifice, du faux. L’art hyperréaliste américain avait déjà engendré des sculptures de cet ordre, mais ici, cela n’avait rien à voir. Sans doute parce que le sculpteur Ron Mueck n’épargne aucun détail : rougeur, barbe naissante, poil ou bouton indésirable, grains de beauté, veines, ridules, humidité du globe oculaire, sang sous l’épiderme, tension musculaire, expression faciale… Seule l’échelle des personnages – ils sont immenses ou tout petits – révèle l’illusion.

Il y avait là une femme, allongée sous les draps, dont l’expression inquiète laisse transparaître l’immense solitude des êtres quand, dans l’extrême banalité de la vie, le physique – maladie ? insomnie ? – rappelle la fragilité des certitudes. Géante, elle occupait presque tout l’espace alors qu’émanait d’elle un appel d’une infinie discrétion. Plus loin, un couple était allongé en cuiller après l’étreinte, si vulnérable. Mais mesuraient à peine plus d’un demi-mètre. Dans une autre salle, un immense homme nu semblait tétanisé jusqu’à la folie par l’angoisse. Ailleurs encore, deux petites vieilles aux manteaux râpés et aux chaussures usées semblaient deviser. Si près de la mort, elles avaient l’£il humide et… pas plus de 85 centimètres.

Mais la vie, c’est aussi la naissance. Une autre pièce de Ron Mueck reproduit le corps d’une mère qui vient d’accoucher. Son bébé, tout visqueux encore, lui a été déposé sur le ventre. Le cordon ombilical maintient un ultime lien. La sueur perle au front de la mère marquée par l’effort, ses cheveux sont luisants. Une fois encore, l’artiste matérialise un de ces instants de la vie où tout bascule. Une autre fois, il sculptera une adolescente mal dans son corps. On trouve aussi des bébés, des sans-abri, nus, parfois recroquevillés sous une couverture.

Depuis toujours, Ron Mueck (né en 1958, à Melbourne, en Australie) fabrique des personnages. C’était même son unique passion d’enfant, une passion qui le mena tôt à en faire son métier : créateur de marionnettes. Il faut dire qu’il était un peu tombé dans la marmite : son père confectionnait des jouets en bois et sa mère, des poupées de chiffon. Ron commencera à fabriquer des personnages pour des séries télévisées pour enfants. Il rejoint ensuite les studios de cinéma américains puis britanniques, et produit les célèbres personnages de Sesame Street et, surtout, les inénarrables héros du Muppet Show. Un jour, il crée pour sa belle-mère artiste un Pinocchio. Impressionnée, elle présente Ron au collectionneur d’art Charles Saatchi, qui est subjugué et l’expose, voyant en lui un véritable et immense artiste actuel. Quelques mois plus tard, Mueck apprend l’agonie et la mort, en Australie, de son père. Dans son atelier, il dessine, imagine quelques esquisses en plâtre. Avec de la terre glaise d’abord, puis par toute une série d’opérations de moulage au silicone, de ponçage et de peinture, il entame son travail de deuil : son père, réduit à un mètre de longueur, sera allongé sur le dos, le sexe flasque, le visage desséché. Puis il perce la peau à la main afin d’y fixer chaque cheveu, chaque poil. Lorsque, quelques mois plus tard, l’£uvre Dead Dad ( » Papa mort « ) est présentée à la Royal Academy de Londres, le nom de Ron Mueck rejoint, d’un seul coup, celui des plus grands artistes du moment.

Guy Gilsoul

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