Et avec ça, un peu de pouvoirs spéciaux ?

Frapper vite et fort en mettant le Parlement hors-jeu. Trente ans plus tard, la suédoise ne songe pas à emboîter le pas de la coalition Martens-Gol. Erreur de ne pas y avoir pensé, estime Mark Eyskens, ex-ministre CVP sous Martens V.

Toujours bon à savoir : il y a bien plus malheureux que nous.  » Nous vivons dans un pays qui est l’un des plus prospères du monde. Si l’on nous compare avec d’autres pays riches, il apparaît que notre bien-être est mieux réparti entre toutes les couches de la population, grâce à notre sécurité sociale et aux avantages collectifs institués dans l’après-guerre.  »

Mais il y a un os : si la Belgique se porte bien, en réalité elle va mal.  » Ce bien-être est aujourd’hui très gravement menacé.  » Car nous ne sommes plus seuls au monde :  » Sur le plan mondial, des mutations se produisent, en raison des hausses répétées des prix pétroliers et de la nouvelle répartition internationale de la technologie, du travail et de la croissance entre pays riches, pays d’ancienne industrialisation, et pays en voie de développement.  »

Au lieu de nous mettre en danger, il serait urgent de se montrer raisonnable, de penser à nos enfants.  » Une conséquence de l’avènement de la société de bien-être a été une certaine augmentation des égoïsmes individuels et de groupe. Chacun tente de préserver ses acquis et de conserver ce qu’il risque de perdre : une telle réaction, bien normale, conduit à l’incapacité de décider et à l’impuissance. Elle met en danger notre prospérité et compromet notre avenir et celui des générations futures.  »

Assez joué à l’enfant gâté.  » Le gouvernement fait appel à l’effort solidaire de tous dans le but d’arrêter le processus d’appauvrissement collectif qui nous menace et qui touche surtout les chômeurs et les moins favorisés. Cet effort temporaire est indispensable.  » Temporaire…

33 ans de galère

Ces propos ont 33 ans. L’homme qui les prononce le 18 décembre 1981 à la tribune de la Chambre s’appelle Wilfried Martens. Il étrenne son cinquième attelage gouvernemental, au sein duquel son parti, le CVP, et son petit frère, le PSC, ont choisi de chevaucher aux côtés des libéraux. Le message délivré en guise de déclaration gouvernementale a plutôt bien résisté à l’usure du temps. Trente-trois ans de galère. Et toujours de la sueur, du sang et des larmes à offrir en partage.

Promis, les sacrifices imposés ne seront pas vains. Ils ne laisseront personne sur le bord de la route. Martens V en faisait le serment :  » Devant la montée des périls, c’est le devoir du gouvernement de sortir des sentiers battus et de mener une nouvelle politique. De porter une particulière attention à ceux qui sont les plus menacés par la crise.  »

Sortir des sentiers battus, c’est-à-dire comprimer tous les coûts de production, seule recette susceptible de  » profiter au maximum à la restauration de la compétitivité, de l’emploi et des investissements « . Tous au boulot !  » Pour construire un nouvel avenir, il nous faut conjuguer toutes nos forces, stimuler toutes nos capacités d’innovation et de production, et rendre au pays la confiance en son ardeur au travail, son savoir-faire et sa productivité.  »

Chers, très chers investisseurs, n’ayez plus peur :  » Le capital à risque sera stimulé « , tandis que le déficit budgétaire, porté à des  » proportions insupportables « , sera garrotté. Et le train de vie de sévèrement se discipliner. Car  » la crise financière et économique exige une plus grande efficacité dans l’affectation des moyens.  »

Pas touche à l’index ! Enfin, pas vraiment :  » Le gouvernement estime que dans le cadre d’une politique globale qui vise à promouvoir l’emploi, une modification temporaire des modalités actuelles de la liaison à l’index est inévitable.  » Pas touche à la sécu ! Ou si peu… :  » Le gouvernement affirme sa volonté formelle de sauvegarder l’essentiel de notre système de Sécurité sociale.  »

Rigueur, austérité.  » There is no alternative « , clamait Maggie Thatcher, alors au pouvoir au Royaume-Uni depuis deux ans. L’Europe ne laissait d’ailleurs plus le choix, elle qui était alors déjà si mal en point. Wilfried Martens s’en alarmait :  » En ce moment, la Communauté européenne est confrontée à de délicats problèmes. Son avenir et son existence même sont en jeu.  »

Se résigner à se faire mal, et pour longtemps :  » Nous devrons subir une longue période d’adaptation marquée de surplus par l’angoisse croissante de la population face à un avenir incertain.  » Ainsi parlait Wilfried Martens au nom de son équipe, en 1981.

Trente ans plus tard, les fondamentaux sont toujours là. Ils placent Michel Ier, première coalition fédérale de centre-droit depuis Martens VII, au pied du même mur : un budget à assainir, une Europe à satisfaire, une compétitivité des entreprises à choyer, des salaires à modérer, la remise au travail à doper. Et des pensions à réformer. Car le défi du vieillissement charge un peu plus la barque de la suédoise.

Martens-Gol n’avait reculé devant rien pour relever ses défis. Il avait obtenu des pouvoirs spéciaux, avec pour objectif avoué de  » restaurer le cadre économique et financier indispensable pour endiguer le désinvestissement industriel et la destruction de l’emploi et rendre espoir à nos concitoyens « . Martens V avait ainsi mis hors-jeu le Parlement. Trois cents arrêtés de pouvoirs spéciaux adoptés, sous un régime d’exception démocratiquement douteux, mais techniquement efficace.

Certains n’ont pas oublié. Et ne regrettent rien. C’est le cas de Louis Michel, à l’époque président du PRL :  » La Belgique était l’homme malade de l’Europe, confrontée à une situation économique et budgétaire catastrophique qui nous obligeait à agir dans l’urgence.  » Et à assumer, avec un effet de surprise total, une dévaluation du franc belge.  » En 1981, le recours aux pouvoirs spéciaux s’inscrit dans une logique de fuite en avant et de volonté d’insuffler une thérapie de choc dans un contexte social tendu, où le poids des syndicats était plus fort qu’aujourd’hui « , rappelle Pascal Delwit, politologue à l’ULB.

Il fallait frapper vite et fort. Eviter les états d’âme de l’un ou l’autre élu de la majorité, susceptible de flancher. En 1981, la puissante famille sociale-chrétienne de la coalition pouvait donner des signes d’inquiétude sur son flanc gauche.

Cette fois, la droite est en force dans la suédoise, et son maillon potentiellement faible ne fait plus guère le poids : le CD&V, combien de divisions ? 18 élus sur 85 de la majorité. Louis Michel décode :  » La majorité actuelle est bien plus cohérente que celle de 1981. Elle a la capacité politique de prendre des réformes réelles.  » En se passant de la manière forte, façon pouvoirs spéciaux.

Les négociateurs de la suédoise n’y auraient même pas songé.  » C’est étonnant. Le procédé est tombé en désuétude « , avance Herman De Croo, qui en a usé pour restructurer le rail dans les années 1980. L’histoire est ancienne : Charles Michel était à peine né. Personne ne pousse encore à la consommation. Pour une question de principe, d’opportunité, d’image de marque.

Mark Eyskens, ex-Premier ministre CVP et titulaire des Affaires économiques sous Martens V, n’est pas convaincu par ces raisonnements :  » La suédoise aurait dû se ménager la possibilité d’agir par pouvoirs spéciaux, en cas d’échec du dialogue social. Au lieu de cela, les mesures gouvernementales sont à prendre ou à laisser.  » Dégainer pour passer en force en cas d’ébullition sociale serait à présent contre-indiqué :  » Ce serait le pas de trop.  » Le pont trop loin.

Par Pierre Havaux

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire