Dans l’étonnant The Taste of Tea (Cha No Aji), le Japonais Katsuhito Ishii mêle de manière originale humour et surnaturel, tendresse et étrangeté
Depuis les années 1930 et les débuts (tardifs) du parlant, le cinéma japonais a fait de la famille un de ses thèmes de prédilection. Un cinéaste comme Yasujiro Ozu, le troisième géant du septième art nippon, avec Kurosawa et Mizoguchi, en a même fait le sujet presque exclusif de ses films, décrivant, avec une mélancolie poignante et un style épuré, l’évolution des rapports entre parents et enfants. Plus récemment, et après que Nagisa Oshima, le réalisateur de L’Empire des sens, eut lui aussi creusé la question dans des £uvres majeures comme La Cérémonie et Le Petit Garçon, les nouvelles générations de réalisateurs japonais ont poursuivi dans cette veine, avec émotion et sens critique comme Hirokazu Kore-Eda dans son admirable Nobody Knows.
S’il souffre évidemment de la comparaison avec ses glorieux prédécesseurs, Katsuhito Ishii n’en offre pas moins un regard original et captivant sur la famille nipponne avec son étrange, un peu trop étiré mais tout de même remarquable The Taste of Tea. Le film a pour décor principal une maison située dans une verte campagne, et qu’on découvre du ciel, comme ce fut le cas pour celle des parents des fillettes de Mon Voisin Totoro, chef-d’£uvre d’animation de Hayao Miyazaki. C’est là que vivent Sachiko et les siens. La cadette de la famille Haruno est une petite fille rêveuse, qui reçoit régulièrement la visite de son » double « , une version gigantesque d’elle-même, dont elle aimerait bien être débarrassée. Les Haruno ne sont pas à une bizarrerie près, à commencer par Akima, le grand-père, un créateur génial de bandes dessinées qui a pris sa retraite professionnelle, mais dont l’excentricité continue à s’exprimer dans la vie quotidienne. Yoshiko, la mère, elle aussi dessinatrice de mangas, prépare un dessin animé qui marquera son retour après quelques années consacrées à ses enfants. Nobuo, le père, exerce le métier d’hypnotiseur, et l’oncle Ikki (frère de Nobuo), lui aussi dans la BD, bat des records de kitsch dans ses costumes comme dans ses ambitions musicales. L’autre oncle, Ayano (joué par la star Tadanobu Asano), frère de Yoshiko, est ingénieur du son et s’avère aussi cool que Ikki est nerveux. Enfin, Hajime, le fils adolescent, frère de Sachiko, tente de surmonter sa timidité pour oser approcher la belle camarade de classe dont il est amoureux…
Réalisme magique
Vous vous êtes un peu perdu dans la généalogie Haruno ? Ne vous inquiétez pas : le film de Katsuhito Ishii est bien plus clair que les explications qui précèdent. Et il a les atouts d’un divertissement loufoque, mâtiné d’émotions et d’échappées surnaturelles plutôt bien tournées par un cinéaste amateur de réalisme magique. De manière intelligente et sans souligner le trait (quoique parfois…), Ishii montre comment les interrogations de la société japonaise, ses dérives aussi, atteignent la famille sans lui faire perdre sa bizarre harmonie.
» Je ne suis pas un cinéphile acharné, explique le jeune réalisateur, mais j’ai bien sûr vu certains classiques d’Ozu que j’aime beaucoup. Le thème de la famille est aussi au centre de nombreuses séries télévisées, et c’est une de ces séries, Le Pays du Nord, qui m’a le plus frappé à cet égard. Tournée à Hokkaïdo par un réalisateur nommé Kuramoto, elle a pour particularité d’avoir suivi, durant deux décennies, les mêmes personnages joués par les mêmes acteurs qu’on voit vieillir d’épisode en épisode devant la caméra… » Katsuhito Ishii ne peut manquer de citer aussi, parmi ses influences, une autre série, celle de Tora-san, signée Yoji Yamada et ayant fait courir le public nippon dans les salles de cinéma pour plus d’une vingtaine de films comiques aux gags ébouriffants. Les sources d’inspiration du réalisateur de The Taste of Tea appartiennent presque toutes à la culture populaire, comme le manga et les films de monstres géants genre Godzilla, dont il avoue qu’ils ont probablement un rôle dans l’idée de donner un double énorme à la petite Sachiko…
Ishii explique en souriant qu’il a mis de lui-même dans chacun des personnages de son film, mais que le grand-père a ses préférences. » Je rêve de devenir un jour un papy comme lui ! » s’exclame le sympathique réalisateur dont le film fut sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, en 2004, avant de triompher chez nous cette année aux festivals de Bruges et au » Fantastique » de Bruxelles. Il était frappant de voir simultanément, dans deux sections cannoises, The Taste of Tea et Nobody Knows (en compétition officielle), le film de Kore-Eda se situant au terme ultime de la dissolution de la famille traditionnelle avec ses enfants tous de pères différents et abandonnés à leur sort par une mère inconsciente, alors que celui de Katsuhito Ishii adopte un point de vue nettement plus positif. » Même quand ma famille connut des problèmes, avec, notamment, plein de déménagements, l’enfant que j’étais regardait toujours les choses de manière optimiste, commente le cinéaste. J’accueillais chaque nouveau changement comme une occasion de découvrir des choses propres à m’émerveiller plutôt que de pleurer ce que nous laissions derrière. J’imagine que ce trait de ma personnalité me pousse à voir la famille sous un jour plus confiant et souriant. »
L’instant et l’éternité
Ishii a lui-même dû assister à la séparation de ses parents, mais il s’empresse de dire que » ce sont des choses qui arrivent, et auxquelles il faut s’adapter le mieux possible « , ne se départant pas d’une attitude positive qui lui fait même envisager sans crainte les changements (mineurs à ses yeux) de la société japonaise. » Certaines choses peuvent changer, mais les fondations restent, qui relient la japonité au contact avec la nature (dans la tradition du shintoïsme), avec les forêts, les montagnes. Chaque Japonais, quelles que soient par ailleurs ses convictions, ressent ce lien et ce qu’il nous souffle pour peu qu’on y soit attentif : que l’instant et l’éternité tiennent un dialogue passionnant, que notre rapport au temps est une chose essentielle que la famille et la cohabitation des générations successives permettent de comprendre un peu mieux. »
Le jeune réalisateur a choisi le titre de son film, littéralement » le goût du thé « , un peu par hommage au Goût du saké, le chef-d’£uvre d’Ozu, mais surtout » parce que le thé et sa consommation quotidienne, abondante, sont comme inhérents au mode de vie de mes compatriotes. On boit du thé à tout moment, à toute occasion, sans forcément prêter attention à son goût (il y a tant de variétés !). Il nous désaltère, il nous réchauffe, mais il nous offre aussi l’occasion d’une pause, avant de retourner affronter les petits et grands problèmes qui nous touchent tous, et que le temps finira bien par résoudre… »
Louis Danvers