Espagne Le retour de Napoléon
Le pays célèbre le bicentenaire de sa résistance à l’invasion française. Acte patriotique fondateur ou rendez-vous manqué avec l’esprit de 1789 et l’Etat-nation ? Les historiens débattent, la gauche et la droite aussi.
De notre correspondante
Quand est née la nation espagnole ? Existe-t-elle encore aujourd’hui ? Et, si oui, à quoi ressemblera- t-elle demain ? C’est autour de ces questions existentielles que se prépare l’investiture de José Luis Rodriguez Zapatero (Parti socialiste, PSOE). Alors que le nouveau Parlement, sorti des urnes le 9 mars dernier, s’apprête à reconduire le socialiste à la présidence du gouvernement, un hôte de marque fait irruption dans les débats, prêt à lui voler la vedette : Napoléon et ses mamelouks s’invitent à la fête.
Le début du deuxième mandat de Zapatero coïncide, en effet, avec la célébration du bicentenaire du soulèvement contre l’occupation napoléonienne et le début de la guerre d’indépendance espagnole (1808-1814), l’un des épisodes cristallisateurs de la naissance du sentiment national. A travers le pays vont se dérouler une série de congrès, tables rondes, expositions et conférences autour des conséquences de la politique d’expansion de l’Empire. Ces manifestations auront pour objet de tenter de démêler l’histoire d’amour déçu entre Napoléon et les libéraux espagnols. Ces afrancesados – littéralement les » francisés » – imprégnés de l’esprit des Lumières, admirateurs de la Révolution de 1789, espéraient se débarrasser grâce à l’Empereur d’une monarchie obscurantiste et déliquescente. Au lieu de cela, ils se sont retrouvés sous la férule de Joseph Bonaparte, roi occupant, passé à la postérité sous le surnom de Pepe Botella (Jojo la Bouteille) en raison de ses sévères penchants alcooliques.
L’opportunisme des partis politiques
Débat d’historiens, expositions d’érudits, oui, mais pas seulement. Car les partis politiques en profitent pour assaisonner, au passage, le ragoût de la question du modèle territorial et de la nation, qui mijote à petit feu depuis des années. L’Espagne doit-elle, comme le soutient le Parti populaire (PP, conservateur), renforcer l’Etat central face à la pression des nationalismes régionaux – basque et catalan, surtout – de plus en plus revendicatifs ? Ou bien doit-elle, au contraire, laisser plus de champ aux régions et tendre vers un quasi-fédéralisme, comme l’a laissé entendre à plusieurs reprises Zapatero ?
Le moment est propice pour réactiver le débat. Car le 2 mai 1808, date de la rébellion populaire à Madrid contre l’occupation française, est l’un des grands mythes fondateurs de la nation espagnole. En ce jour » jour de colère « , selon le titre de la fresque (Un día de colera, Alfaguara, 2008) que vient de publier l’écrivain Arturo Perez-Reverte, le petit peuple de Madrid descend dans la rue. Exaspéré à la fois par les exactions de l’envahisseur français et par la passivité d’une monarchie espagnole en pleine décomposition, il dresse des barricades et se bat au corps à corps contre les hommes de l’armée de Murat, qui occupe la ville. » Mais les Madrilènes luttent du mauvais côté ce jour-là, dit Perez-Reverte. Ils sont dans le camp de ceux qui veulent restaurer le vieil ordre poussiéreux. Le drame du 2 mai, c’est celui des esprits lucides, ceux qui savent que combattre les Français, c’est défendre des rois incapables et des curés fanatiques. » La révolte est écrasée dès le lendemain, et les mutins sont fusillés, comme en témoigne l’un des plus célèbres tableaux de Goya, qui donne corps au mythe. Sans le pinceau fiévreux du peintre, libéral tourmenté par ses propres contradictions d’afrancesado, ce 2 mai héroïque, suivi de ce 3 mai sanglant, aurait pu n’être que l’une des innombrables émeutes antifrançaises. Il est aujourd’hui l’icône du sentiment patriotique populaire.
» Ces commémorations ressuscitent l’un des vieux problèmes historiques du pays et la question de la conscience identitaire espagnole, constate l’historien Ricardo Garcia Carcel, auteur de El sueño de la nación indomable (Temas de hoy, 2007). Plusieurs modèles politiques ont été testés, depuis le système Bourbon centraliste jusqu’au fédéralisme de la Ire République (1873-1874). Sans succès. Le modèle très décentralisé dit de l’Espagne des régions, mis en place au sortir du franquisme, en 1978, avait semblé fonctionner jusqu’ici. Mais il paraît désormais remis en question. Il n’existe pas de vrai consensus autour de ce qu’on entend par nation. «
Entre » nationalisme » et républicanisme
Ravie de l’aubaine, Esperanza Aguirre, étoile de l’aile dure du Parti populaire et surtout présidente de la région de Madrid, tire la couverture commémorative à elle. Elle proclame sa volonté de » renforcer le sentiment que l’Espagne est une grande nation « . De l’autre côté, Zapatero, qui, il y a quelques années, appelait à l’épanouissement d’une » Espagne plurielle « , ou bien parlait de l’Espagne comme d' » un projet commun, au sein duquel ses peuples et singularités se sentent à l’aise et reconnus « , a jusqu’ici évité d’entrer dans le débat. Dans la lignée du républicanisme professé par l’essayiste irlandais Philip Pettit, il prétend bâtir un modèle de gouvernement qui met au centre le citoyen et non plus l’Etat – ce qui l’a exposé aux critiques de l’Eglise, laquelle condamne ses réformes libérales (progrès de la laïcité, mariage homosexuel, etc.) – affirmant même que les termes de nation et de nationalité sont » des concepts discutés et discutables « .
Il n’en faut pas plus pour mettre la droite sur les nerfs. » L’Espagne se rompt « , a martelé, ces quatre dernières années, le PP, arc-bouté contre les concessions socialistes aux nationalistes régionaux, alliés indispensables du PSOE pour former une majorité parlementaire. » Le PP joue en terrain facile, en insistant sur la question identitaire, jamais résolue, estime Francesc de Carreras, professeur de droit constitutionnel à l’Université autonome de Barcelone. Au xixe siècle, alors que la France renforçait son Etat-nation, l’Espagne subissait la perte de ses colonies et une série de revers chaotiques qui ont affaibli l’idée de centralisme, favorisant l’éclosion des nationalismes basques et catalans. Or, sans réel Etat-nation, on n’a ni l’élan ni les moyens de créer des outils d’intégration forts, comme l’école, l’armée et l’administration. «
Pour José Alvarez Junco, directeur du Centre d’études politiques et constitutionnelles, placé sous l’égide de la présidence du gouvernement, le problème, c’est que les mots sont piégés. » Le franquisme s’est trop longtemps accaparé l’idée nationale, estime-t-il. Et la Constitution démocratique de 1978, au sortir de la dictature, a laissé la question ouverte, avec une Espagne des régions, en évolution, où chacun doit trouver sa place. » C’est ambigu ? Peut-être, concède-t-il. » Mais nous reconnaissons que rien n’est éternel. Au fond, nous sommes les plus sincères. Qui sait ? Peut-être sommes-nous un exemple pour le reste de l’Europe. » l
Cécile Thibaud
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