Adulé pour Un monde sans pitié, discrédité après l’échec des Patriotes, le réalisateur français a connu le meilleur et le pire. Son dernier film, le somptueux Möbius, avec Jean Dujardin et Cécile de France, pourrait le réhabiliter définitivement auprès du public et de la critique. Zoom sur un parcours chaotique.
Sept fois à terre, huit fois debout. Au moins. Eric Rochant, 51 ans, est le champion toutes catégories des échecs publics et des projets avortés. L’homme est doué mais sa carrière se perd dans le flou artistique. Pourtant, Möbius, son nouveau long-métrage, histoire d’amour torturée en milieu espion avec casting 3 étoiles, Jean Dujardin, Cécile de France et Tim Roth, c’est à la fois son va-tout, son retour en fanfare, son meilleur film. L’événement sonne comme une revanche. D’où la mine sereine et le sourire avenant du cinéaste au moment de se livrer à l’exercice de l’entretien dans le salon d’un confortable hôtel parisien.
Il y a presque un quart de siècle, il donnait ses interviews dans des cafés pour Un monde sans pitié, premier long-métrage sacré phénomène de société à la suite de son triomphe inattendu. A l’époque, Eric Rochant partait avec dix longueurs d’avance sur ses camarades d’école : Arnaud Desplechin, Pascale Ferran, Philippe Le Guay ou Noémie Lvovsky. Mais, tandis que cette bande-là s’attirait, au fil des années, les faveurs de la critique, des festivals et d’un public de fidèles, Rochant, lui, passait de premier de la classe à vilain petit canard, sous prétexte qu’il s’aventurait dans le cinéma de genre, l’onirisme ou la comédie. Insaisissable. Indomptable. Haché menu surtout, quand Les Patriotes se prirent une tôle monumentale au box-office. C’est aujourd’hui un film culte et respecté.
Depuis, quelques hauts, beaucoup de bas, et un peu de fébrilité chez le garçon. La preuve sur Twitter, où il déclarait, le 12 février 2013 : » On attend de moi un nouveau Monde sans pitié, ou de nouveaux Patriotes… alors qu’ils ont été l’objet de malentendus en leur temps. » Möbius marque le retour d’un enfant prodigue que beaucoup déclaraient fini. Qu’importe si ces cassandres ne croyaient plus en lui. Rochant a le cinéma inscrit dans l’ADN. Ce qui lui suffit pour avancer et rebondir.
Un battant, donc. Et un romantique. Depuis toujours, Rochant carbure aux sentiments. Un de ses proches raconte que, sur le formulaire d’inscription à l’Idhec [école de cinéma], à la question du métier envisagé, il avait écrit : » Réaliser de grands films qui sauront émouvoir. » Et il confirme aujourd’hui : » Je veux retrouver les émotions fortes éprouvées sur des films comme Le Romande Marguerite Gautier, de George Cukor, ou Les Enchaînés, d’Alfred Hitchcock… » Enchaînés auxquels se réfère joliment Möbius, soit dit en passant. Prétentieux, le garçon ? S’il était mauvais, oui. Comme ce n’est pas le cas, disons qu’il est ambitieux. Et déterminé.
Une conviction déjà présente lors de la préparation d’Un monde sans pitié. » Tout le monde nous a jeté le scénario à la figure, se souvient son producteur, Alain Rocca. Le président de la commission de l’avance sur recettes m’avait même dit : »On est là pour empêcher les gens comme vous de faire du cinéma ! » » Parce qu’il adopte un ton à la fois amusé et désabusé pour raconter une société alors en perte d’idéaux, Rochant est donc considéré comme un paria. C’est lui faire trop d’honneur. Et c’est surtout l’encourager. Un monde sans pitié se fera avec des bouts de ficelle, l’équipe travaillant gratuitement pendant quatre semaines, s’arrêtant trois mois le temps qu’Alain Rocca trouve un peu d’argent. » On a que dalle ! On n’a plus qu’à être amoureux ! Comme des cons ! » lançait Hippo, le héros, en guise de premier dialogue. Signé Eric Rochant. Un romantique, on vous dit. Devenu, malgré lui mais grâce au succès, le fer de lance d’une génération de jeunes cinéastes. » La suite est moins heureuse, tempère-t-il. Les échecs de mes films seront liés à l’attente née du premier. »
11 millions d’euros pour 400 000 entrées : le bouillon
Il ne faut rien exagérer. Certes, après un tel triomphe, confirmé par le César du meilleur premier film, Rochant est attendu au tournant. Mais, du propre aveu d’Alain Rocca, le couple qu’il forme avec le cinéaste chope » un melon énorme » ! Du coup, pour Aux yeux du monde, leur deuxième collaboration, ils méprisent avec un sourire insolent tous les conseils qu’on leur donne. » Je voulais m’approcher du cinéma des années 1970, comme Un après-midi de chien, de Sidney Lumet… « , se souvient Eric Rochant. Le bide au box-office le ramène à la réalité et à plus d’humilité. Avec cette phrase » rassurante » du producteur Daniel Toscan du Plantier : » Ne vous inquiétez pas. Dans ce métier, l’accident, c’est le succès. » Hélas pour lui, Rochant ne va cesser de vérifier cet adage.
» Quand il raconte une histoire, Eric a besoin de sens, explique Alain Rocca. Et quand il filme, il devient une caméra pourvue d’un gros cerveau. » D’où la qualité des Patriotes, parcours d’un agent du Mossad, film culte aujourd’hui, maudit hier. » Je me suis fait descendre par la critique, se souvient le cinéaste. Ceux qui m’avaient adulé comme le leader de la génération bof me retrouvaient à la tête d’un énorme chantier autour du Mossad. » La mémoire est capricieuse. Il y a bien eu quelques fâcheux (voir ci-contre), mais il y a eu également beaucoup de louanges. Le souci est surtout d’ordre financier. 11 millions d’euros pour 400 000 entrées… Le bouillon. Rochant aurait dû se noyer. Mais sa maestria a été remarquée par les professionnels. Ça lui fait une belle jambe. Lui ne pense qu’à une chose : continuer avec Alain Rocca. » Après Les Patriotes, j’ai refusé la proposition d’un responsable de chez Gaumont qui voulait me débaucher, raconte-t-il. Le type m’en a voulu à mort. Ma traversée du désert est peut-être liée à ça… »
Mais quelle traversée du désert ?! Au box-office, oui. Mais pas sur les écrans. Anna Oz, Vive la République !, Total Western… Toujours produit par Alain Rocca, qui a tout de même de plus en plus de mal à convaincre les financiers. A force d’échecs, les investisseurs finissent par manger leur chapeau et arrêtent les frais. Les projets avortés s’enchaînent : Vae Victis !, avec Fabrice Luchini en Jules César qui ramène à Rome un Guillaume Depardieu en Vercingétorix vaincu ; Cendrillon, avec Catherine Deneuve en marâtre, Valeria Bruni-Tedeschi et Sandrine Kiberlain en vilaines soeurs, et Vincent Lindon en demi-frère handicapé…
Rocca et Rochant se séparent d’un commun accord. Et, là, oui, le réalisateur se retrouve au bord du gouffre. Surtout après deux années passées sur Résistantes, autre projet tombé à l’eau. Leçon à retenir : ne jamais être en demande, toujours en situation d’offre. » J’ai décidé d’écrire L’Ecole pour tous, une petite comédie, simple, pas bête, afin de me remettre en selle. Et de choisir le producteur. » Deux, en l’occurrence : Eric Juhérian et Mathias Rubin, jeunes premiers dans leur domaine. » Nous sommes des enfants d’Un monde sans pitié, explique Mathias Rubin. Et nous voulions travailler avec Eric sur des films dans la veine des Patriotes. » Möbius n’est pas loin. D’autant que L’Ecole pour tous est un succès. C’est reparti ! Mais chat échaudé craint le miroir aux alouettes.
Rongé par le doute et porté par l’enthousiasme
Quand on lui propose de prendre les rênes de la série Mafiosa, Rochant mêle l’utile à l’agréable : un emploi sûr et un vieux désir de faire de la télé, lui qui est fan d’A la Maison-Blanche, de The Wire, The Shield ou Mad Men. Son travail est plébiscité. La suite, c’est l’écriture de Möbius, l’accord de Dujardin ( » avant la présentation de The Artist à Cannes « , précise Rochant), le tournage… Et Rochant, égal à lui-même, qui raconte l’aventure par le menu sur Twitter. 1 429 tweets en deux ans ! Qui en disent long sur la sincérité de l’artiste, adepte de l’autocritique, rongé par le doute et porté par l’enthousiasme. Pour l’heure, il prévient le public que Möbius n’est pas un film d’action : » Il est à l’intime ce que Les Patriotes sont à l’espionnage. » Reste le trauma lié à ce film, toujours lui, qui a, comme le fût du canon, mis un certain temps à être (re)considéré. Et dans le domaine artistique, qui touche à l’ego autant qu’à l’éco, le temps peut être long. Eric Rochant est aujourd’hui ambitieux mais débarrassé de quelques illusions. Il sait que le cinéma est un monde sans pitié.
En salles.
CHRISTOPHE CARRIÈRE