Erdogan

Le président turc a réussi son pari de gagner les élections. Pour le reste, l’année 2015 traînera à ses pieds comme une vilaine casserole, où sont inscrits les mots  » répression  » et  » Daech « .

Rarement une visite d’Etat n’a paru aussi froide que celle du président turc Recep Erdogan en Belgique, début octobre. Sourires crispés, programme minimum, retards en cascade, bagarres entre services de sécurité belges et turcs, presse confinée au silence… C’est dans ce contexte tendu que le  » calife d’Ankara  » a ouvert avec le roi Philippe le 25e festival Europalia consacré à la Turquie et sponsorisé par les pouvoirs publics des deux pays. Organiser l’événement l’année même du centenaire du génocide arménien a suscité la controverse.  » Est-il digne que la Belgique et les organisateurs d’Europalia se fassent le relais d’un gouvernement autocrate et négationniste ? « , pouvait-on lire dans un communiqué signé par les Arméniens de Belgique. Du côté belge, on assume le choix : la Turquie est un allié dans l’Otan, un partenaire économique de choix et un candidat à l’adhésion à l’Union européenne.

Au passage, Erdogan en aura profité pour s’offrir un petit bain de foule – place Louise, à Bruxelles – et saluer ses fans turco-belges. Et cela lui a bien réussi. En perte de vitesse lors des législatives de juin au profit du parti prokurde HDP (Parti démocratique des peuples), son parti AKP (Parti de la justice et du développement) a réussi à retrouver la majorité absolue lors du nouveau scrutin du 1er novembre. Le président se trouve désormais face à un pays coupé en deux, avec la moitié des Turcs qui le vénèrent, et se retrouvent dans ses valeurs religieuses, et l’autre moitié dispersée entre trois partis incapables de former une coalition. Pris d’une folie des grandeurs, comme en témoigne son palais de 1 000 chambres, l’homme se verrait bien en hyperprésident à la tête de ce que certains appellent déjà une  » dictature constitutionnelle « . C’est oublier que l’AKP n’a pas le nombre suffisant de sièges pour y parvenir, et qu’au sein du parti, tout le monde ne l’entend pas de cette oreille.

Sa victoire, si elle est incontestable (317 sièges sur 550), laissera toutefois un arrière-goût amer aux démocrates. En cinq mois, Erdogan a réussi à redresser la barre, mais à quel prix : espace public confisqué, presse muselée, menaces brandies. Le chef de l’Etat avait prévenu que ce serait le chaos s’il n’avait pas les coudées franches. Et le chaos est arrivé : attentats, reprise des hostilités entre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et les forces de l’ordre turques sur fond de guerre en Syrie, impossibilité de trouver une coalition gouvernementale… Entre les élections de juin et le dernier scrutin, près de 2 000 personnes auront perdu la vie. La Turquie a même connu le pire attentat de son histoire le 10 octobre dernier, quand deux kamikazes se sont fait exploser à Ankara, causant la mort de 102 militants de gauche et de la cause kurde.

Les opposants ont aussitôt accusé le pouvoir de jouer en sous-main avec Daech, ennemi à la fois du PKK kurde et du régime syrien dirigé par Bachar al-Assad, ses deux  » bêtes noires « . Erdogan pensait qu’il suffisait d’appeler au renversement du leader syrien pour que son souhait se réalise. Mauvais calcul : Bachar reste le maître à Damas, les Kurdes ont mis le grappin sur des territoires tout au long des 900 km de la frontière turque, tandis qu’Ankara est désormais aux prises avec 2,3 millions de réfugiés. En misant délibérément sur les factions les plus extrémistes de la rébellion syrienne, Erdogan a engagé sa propre responsabilité dans le bilan effroyable du conflit mais aussi dans les flots de réfugiés qui ont débarqué en Turquie, et de là en Europe. Il aura fallu attendre le second semestre 2015 pour que le chef de l’Etat, qui s’est entre-temps brouillé avec Moscou, découvre la menace que fait peser la nébuleuse djihadiste sur la sécurité intérieure, et se décide à fermer l' » autoroute du jihad  » qu’ont empruntée de nombreux terroristes entre l’Europe et la Syrie.

L’Europe, elle, n’a cessé d’amadouer Erdogan pour qu’elle garde les réfugiés sur son territoire et a longtemps fermé les yeux sur ses liens avec Daech. La publication d’un document très critique de la Commission européenne a même été retardée jusqu’au lendemain des élections. Dans ce rapport, en fait l’évaluation annuelle du processus d’adhésion de la Turquie à l’UE, on y fustige  » l’adoption de lois contraires aux normes européennes regardant l’Etat de droit, la liberté d’expression et la liberté de réunion  » mais aussi  » le rétrécissement du principe de séparation des pouvoirs  » et  » le pouvoir discrétionnaire accru  » des services de sécurité. Début octobre, donc, Recep Erdogan était reçu avec tous les honneurs à Bruxelles. Et même décoré.

François Janne d’Othée

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