Enfants martyrs : le procès d’Angers

66 accusés, 45 victimes âgées de 6 mois à 12 ans au moment des faits : le plus grand procès de l’histoire criminelle française s’est ouvert devant la cour d’assises de Maine-et-Loire. Viols, proxénétisme aggravé, agressions sexuelles… Quatre mois pour juger l’inconcevable

Un schéma, versé au dossier d’instruction, en dit plus long que les 430 pages de l’acte d’accusation, la brutalité des chefs d’inculpation, les cris d’enfants qu’on croit entendre. Au centre d’une feuille A 3 est dessinée une petite silhouette noire d’où partent des dizaines et des dizaines de flèches, entrelacées en un maillage serré, compact. Cette silhouette, c’est Marine, une petite fille blonde, aujourd’hui âgée de 9 ans et demi. Sur les flèches, on lit,  » Agression  » ou  » Viol « . Et, tout au bout des flèches, il y a une enfilade de silhouettes noires. Des adultes. 35 au total, dont les propres parents de Marine, qui ont fait d’elle, dès l’âge de 3 ans, la cible d’un jeu fléché des plus obscènes. Un jeu de grands, qui ont pris des enfants pour des objets sexuels et les ont monnayés, entre famille et voisins, contre des colis alimentaires, des places de foire et quelques billets de banque.

Durant quatre mois, la cour d’assises de Maine-et-Loire, à Angers, devra débattre de ces actes û  » proprement répugnants, s’ils sont avérés « , précise le vice-procureur Hervé Lollic û et se plonger dans l’intimité de ce cloaque. Le procès de tous les superlatifs, le plus important de l’histoire criminelle en France : 66 personnes sont renvoyées devant la cour. 39 û dont 13 femmes û pour des crimes : viol, proxénétisme aggravé. 27 û dont 14 femmes û pour des délits : agressions sexuelles, corruption de mineurs ou non-dénonciation. Leurs victimes : 45 enfants, âgés de 6 mois à 12 ans au moment des faits, recensés par l’accusation entre janvier 1999 et février 2002.

Sale coup de pub au pays de la douceur angevine, qui s’est réveillé, à l’aube de l’année 2002, en état de sidération. Les vagues d’interpellations se succèdent. En 2001, la brigade des mineurs avait acquis la conviction qu’Eric J., un pédophile connu de la justice, condamné en 1997 à cinq ans pour atteintes sexuelles, pouvait avoir récidivé. Sorti de prison en mars 1999, il fréquente assidûment le couple V., dont l’homme est mis en examen, en juillet 2001, pour violences sur ses enfants et agressions sexuelles sur sa nièce. Au fil des investigations, l’étau se resserre.  » Quand, en février 2002, Patricia V., l’épouse, lâche les noms d’autres enfants et d’autres couples, on est tombés de l’armoire « , explique Hervé Lollic. Elle-même est aujourd’hui accusée d’être la trésorière et la rabatteuse en chef de la bande.

Sont alors identifiés trois clans d’organisateurs présumés : le couple V. et des pédophiles notoires, le fameux Eric et son frère, et deux autres frères, Didier et Philippe R. La moitié d’entre eux nient tout.  » C’est ce noyau de pervers qui entraînent, tout autour, une masse de partouzards, souvent unis par des liens familiaux et une culture incestueuse, transmise de génération en génération « , souligne Me Alain Fouquet, l’un des défenseurs des enfants. Car beaucoup d’accusés ont eux-mêmes été, petits, victimes d’abus sexuels. Souvent commis par des adultes de leur famille. Ils se sont connus à l’école, ont fréquenté les mêmes établissements spécialisés pour ados en difficulté. Le logement social des V. est devenu leur QG.

Les V. ont quatre enfants. Lui, Franck, est un gars un peu déficient, illettré, alcoolique, violé à 16 ans par son propre père, lui aussi accusé dans l’affaire. Elle, Patricia, est une petite boulotte, immature, fruste, abusée à 6 ans par son beau-père, qui, plus tard, s’en est pris à Marine. Selon Franck, c’est Patricia qui tenait les comptes, gérant les transactions entre demandeurs d’enfants et couples pourvoyeurs. Elle affirme qu’il la cognait et la forçait. A part un journaliste et une assistante sociale, tous les agresseurs présumés vivent d’allocations sociales ou d’emplois précaires. Une toile de fond tissée de misère sociale et intellectuelle. Devant la juge, une femme qui se rétracte après des aveux lâche, ahurie :  » C’est le policier qui m’a obligée à dire la vérité !  »

Dans le désordre indescriptible du logement des V., dont le salon, coupé en deux par un rideau, servait aussi de chambre, les enfants pleuraient chaque fois, hurlaient même. Personne n’a entendu. Des voisins ont bien noté, en bas, surtout le week-end, le bal des Mini-Comtesse, ces voiturettes pour chauffeurs sans permis û la plupart des adultes impliqués ne pouvaient pas le passerà  » Ils s’entassaient avec les enfants là-dedans, évoque timidement une voisine. Ils étaient magnifiques, les petits V. Toujours avec les parents. On entendait qu’ils faisaient la fête, des fois. Mais jamais on n’aurait cru.  » Un silence.  » Adèle, la deuxième fille, ne souriait jamais. Un jour, Kevin a fait une fugue. Il avait 2 ans. Il est venu me voir. Sur le coup, je n’ai pas compris ce qu’il a dità  » Elle baisse la tête.  » Veux plus écarter mes fesses « , murmure-t-elle finalement, le regard au sol.

Aux beaux jours, parents et amis se délocalisaient dans des cabanes des jardins ouvriers des Ponts-de-Cé, en périphérie. Pas seulement pour l’amour des laitues. Outre les domiciles des V., des J. et des R., une quinzaine de lieux ont été répertoriés par l’instruction.  » C’était le dérapage incontrôlé permanent, admet Me Pascal Rouiller, l’avocat de Franck V. Si les faits sont avérés, on est dans une ambiance de délire sexuel, d’abolition de la barrière des âges, des liens du sang.  » L’ombre d’Outreau plane : les prévenus se sont-ils acoquinés avec des  » notables  » ? Des accusés et des enfants décrivent des scènes avec des inconnus cagoulés, identifiés pour certains. Mais pas tous : nul ne sait qui sont les  » costards-cravate  » ni la  » femme tatouée  » dont parlent des accusés. Tiraient-ils les ficelles ?  » Franck V. avait un répertoire énorme et on recense des contacts dans toute la France « , observe Me Rouiller.  » Nous n’avons pas tout identifié, des victimes ou des agresseurs, explique Hervé Lollic. Cela fait aujourd’hui l’objet d’autres investigations.  »

Comme à Outreau, les preuves matérielles manquent. Accusés et enfants évoquent des photos. On n’en retrouve pas trace.  » Des prévenus ont dit les avoir détruites après la lecture d’un article dans Détective « , poursuit le vice-procureur. Comme à Outreau, les experts ont jugé les enfants crédibles. Et très perturbés. Les expertises médico-légales n’ont pas décelé de rupture de l’hymen, pour les filles, mais elles attestent de lésions anales dans au moins trois cas, compatibles avec des pénétrations. Alors doit-on redouter un naufrage, un Outreau bis ? La plupart des avocats jugent l’instruction solide, bien ficelée.  » Ce dossier est très différent, estime Hervé Lollic. Il ne repose pas sur la parole de l’enfant : c’est Patricia V. qui a parlé, au départ, pas les petits. Et il y a nombre d’aveux et de dénonciations.  »

Si Outreau est apparu comme le procès de l’instruction solitaire et à charge, celui d’Angers révélera probablement d’autres carences. Un comble : beaucoup d’adultes étaient sous tutelle ou curatelle. Et la plupart des enfants étaient suivis par le biais d’une assistance éducative. Certains, placés, auraient même été prostitués par leurs parents quand ces derniers exerçaient leur droit de visite et d’hébergementà  » Avant d’être placés, en juillet 2001, les enfants V. ont fait l’objet d’une mesure de protection dès mars 2000, relève Me Monique Vimont, l’avocate de Patricia V. Donc, ils étaient censés voir des psychologues, des assistantes sociales. Des éducateurs devaient se rendre à leur domicile. Sont-ils venus assez souvent ? Y a-t-il eu une bonne communication entre les services ? Les époux V. étaient-ils assez malins pour tout dissimuler ? Ce procès sera aussi celui des services sociaux.  »

C’est d’abord le procès des pédophiles, rétorque le Dr Christian Gillet, vice-président du conseil général chargé des affaires sociales :  » Les travailleurs sociaux ne sont ni des juges ni des policiers : ils ont fait leur travail. Dans la majorité des cas, il y a eu des signalements pour carences éducatives. Et quelques-uns pour suspicion d’abus sexuels.  » Martine D., la voisine des V., reconnaît, elle, avoir prostitué ses deux filles contre des pâtes et de l’argent, et participé aux orgies.

Autre point noir du dossier : dans le nombre surnagent des pédophiles déjà condamnés et  » sous main  » de justice. Eric J. était alors sous sursis avec mise à l’épreuve (SME).  » Ces gens avaient donc des comptes à rendre à des juges d’application des peines [JAP], à des éducateurs, à des psychiatres. Mais, en 1999, le JAP d’Angers û il n’y en avait qu’un û et les services d’insertion et de probation suivaient 2 087 personnes.

 » Pas plus que les éducateurs ne sont en permanence dans les familles, le SME ne constitue une tutelle avec un travailleur social vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ni une assurance tous risques contre la récidive, réplique Hervé Lollic. Contre celle-ci, il n’y a que l’incarcération définitiveà  »

 » Plus largement, ce procès pose le problème du suivi des délinquants sexuels « , observe Me Meriem Baba-Roncière, autre défenseur des enfants. Récemment, le conseil général a créé un comité vigilance pédophilie, qui permettra d’échanger, entre justice et aide sociale à l’enfance, des données confidentielles sur des personnes déjà condamnéesà Les débats donneront sans doute lieu à des passes d’armes et à des rebondissements. Surtout si le virus du déni gagne les 66 accusésà En attendant, les enfants, dont certains iront au procès, sont placés. Avec, en guise de balluchon, les séquelles psychologiques que l’on devine. Paula, 4 ans, elle ne parle pas, vomit ses repas :  » Elle a été contrainte à tellement de fellations que tout ce qui lui passe par la bouche est insupportable « , dit Me Meriem Baba-Roncière. Une autre enfant, de 2 ans et demi, a dû subir les contrôles médicaux d’usage. Le dentiste était un homme. Quand il a voulu mettre ses doigts dans la bouche de la petite, elle a hurlé :  » Pas zizi dans la bouche !  » Il paraît que c’étaient les premiers mots qu’elle ait jamais prononcés.

Delphine Saubaber

ôAdèle ne souriait jamais. Un jour, Kevin a fait une fugue. Il avait 2 ans »

ôCette affaire pose aussi le problème du suivi des délinquants sexuels »

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