Personnalité phare des lettres israéliennes, David Grossman s’est imposé sur la scène internationale avec des romans forts, des essais audacieux et des articles engagés. L’homme de paix a vécu la guerre dans sa chair, en perdant son plus jeune fils au front. L’élan de la vie se heurtant à la mort inéluctable constitue un des thèmes majeurs de son oeuvre. Sublime, Une femme fuyant l’annonce a séduit en 2011 le jury du Prix Médicis. Cet homme doux et discret change radicalement de ton avec Un cheval entre dans un bar (Seuil). Un titre intrigant pour un livre qui traite de » l’absurdie » de l’existence à travers Dovale, comique cynique adepte de la provocation pour mieux cacher des blessures d’enfant. » A 61 ans, j’espère encore grandir tous les jours « , affirme David Grossman dont les personnages sont rattrapés par l’implacable réalité de la vie qui les accable. Celle-ci est immanquablement influencée par Israël, cette terre en perpétuelle tension et pour laquelle David Grossman ne se montre pas très optimiste : » Pas sûr qu’il y ait un futur pour nous et nos enfants en Israël. »
Le Vif/L’Express : Lorsque vous prenez la plume, quelle » partie d’échecs jouez-vous contre vous-même » ?
David Grossman : Disons que je tente constamment de me surprendre en changeant de style. Tantôt je me mets en danger, tantôt je me sens plus vivant, tant j’ai l’impression d’être différent en écrivant. Si l’on se laisse envahir par d’autres personnages, on découvre la réalité avec des yeux, des oreilles et un ressenti inédits. Quel que soit l’être humain qu’on scrute, on perçoit un mystère. Y compris quand il s’agit de se regarder soi-même, avec ses souvenirs, ses joies et ses peines. Qu’est-ce qui unit deux êtres qui s’aiment ? Comment être parent ? Ces relations complexes se composent de multiples couches et dimensions. L’écrivain ne peut pas saisir ces mystères, mais il tente d’approcher le » raz » des gens. En hébreu, ce mot désigne nos plus profonds secrets intérieurs.
Roland Barthes estime que » l’écriture est une façon de décrire l’intériorité, pas d’exposer sa vie privée « . Or, dans ce roman, votre héros divulgue son existence sur scène. Où se situe la frontière entre la sphère intime et artistique ?
Beaucoup d’artistes ou d’écrivains séparent les deux, mais Dovale est un personnage extrême qui aime flirter avec la curiosité du public. Même s’il semble exposer son intimité, il garde certaines parts pour lui. Rustre, voire vulgaire, Dovale dévoile beaucoup de choses, mais il s’abrite derrière ses blagues. Il a besoin d’une armure pour protéger l’être fragile en lui et survivre à sa vie. En cela, il rejoint l’écrivain qui se cache derrière ses personnages. Mon héros nous renvoie à la tentation du voyeurisme, puisqu’il divulgue l’enfer des autres êtres humains. La société d’aujourd’hui nous encourage à tout déballer. La moindre pensée est exprimée sur Internet. Les sphères publique et privée s’entremêlent. Or, le public de mon héros se sent menacé. Il y a ceux qui sont prêts à tout écouter, d’autres qui préfèrent ne pas être témoins de ses blessures.
Celles-ci sont adoucies par l’humour. Comment décririez-vous l’humour juif et israélien ? En quoi est-il indispensable dans votre pays ?
Dovale s’inscrit dans une longue lignée d’humoristes juifs, mais son humour s’adresse avant tout contre lui-même. Alors que l’humour juif est doux, sa version israélienne s’avère crue, directe, voire agressive. Sa place paraît indispensable dans un pays si gelé et désespéré. L’humour représente ici un organe métaphysique de survie. Il est véritablement symbole de liberté.
Si Dovale transforme son public en » otage de son âme « , diriez-vous qu’il en va de même du peuple israélien, otage de son Histoire, ses tourments et ses guerres ?
Alors que mon héros prend les autres en otages, en Israël, nous sommes otages de nous-mêmes, à cause de notre histoire si tragique et de notre présent si douloureux. Nous avons des raisons concrètes d’avoir peur, vu le nombre d’ennemis dans la région, mais tout cela nous paralyse. Il est difficile d’être victime ou otage d’une situation car on ne peut pas se sauver. D’autant que certains, comme le Premier ministre Benjamin Netanyahou, instrumentalisent ces craintes en les mélangeant aux traumatismes passés. De par la Shoah et les multiples guerres, nous renfermons une violence en nous. Cela nous rend incapables de faire face à nos peurs ou d’apaiser la situation.
Le regard de Dovale sur son père est ambigu, fait de crainte et de tendresse. Cette vision est-elle emblématique de la place du père dans la société israélienne ?
Je refuse de voir des symboles dans mes romans ! Dovale a sa vie. Cela dit, les pères israéliens sont des guerriers. Le pays a beau le nier, il envoie chaque année une génération à la guerre. Je ne suis pas sûr qu’il existe un futur pour nous et nos enfants, en Israël. Même si je crois à la vie, cette situation de peur extrême risque de nous plomber ou nous dépasser. Voilà pourquoi je me bats pour la paix. Cela ne résoudra pas les problèmes de territoire, de sécurité ou d’eau, mais au moins on serait libéré du joug de cet état guerrier permanent. La paix constituerait une autre manière d’être.
Vous citez Pessoa : » Il suffit d’exister pour être parfait « . Est-ce également valable pour votre terre natale ?
J’aimerais qu’Israël puisse exister. En dépit des critiques, de sa politique et de l’occupation, ce pays reste ma maison. C’est le seul lieu où le peuple juif se sent chez lui, mais l’envie d’exister est entravée par le conflit, l’angoisse et la guerre. La » vraie vie » serait tellement meilleure… Dire que les juifs n’ont cessé de survivre à travers l’Histoire. Aujourd’hui encore, c’est comme s’ils ne parvenaient pas à vivre. La paix pourrait apporter tant de choses bénéfiques, dont nous avons besoin…
La récente proposition de Benjamin Netanyahou de raviver les négociations de paix avec les Palestiniens, sans condition, n’a pas suscité beaucoup d’espoirs. Pensez-vous qu’un nouveau leadership s’impose, des deux côtés, pour concrétiser le dialogue ?
Il est vrai qu’il n’y a ni progrès ni dialogue réel depuis six ans. Nous avons perdu tant de temps… Je n’imagine pas Netanyahou parvenir à un accord de paix, d’autant que la construction des colonies rend les choses irréversibles. Mais les Palestiniens ne font rien non plus, si ce n’est mettre la pression en appelant le monde entier à un boycott d’Israël. Il faut donc d’autres forces pour réunir ces deux entités et leur offrir un » parapluie protecteur « . Mon pays doit rester le foyer du peuple juif, mais l’idée d’une solution à deux Etats devient de moins en moins populaire, y compris côté palestinien. On a pourtant besoin d’un accord maintenant, sinon ce sera la réalité qui résoudra le problème. Je reste convaincu qu’on peut partager cette terre, tout en garantissant la sécurité nécessaire. Ce qui se déroule dans les pays environnants correspond à l’enfer. Face à eux, nous incarnons un îlot de tranquillité. Or, on ne saisit pas la chance de consolider la paix. On doit empêcher Al-Qaeda et Daech de prendre le pouvoir partout. Aussi faut-il créer une coalition d’états modérés. Freiner l’Iran dans sa course à la bombe nucléaire semble une bonne idée, mais notre Premier ministre doit également concentrer ses efforts sur la paix avec les Palestiniens.
Une autre actualité occupe les devants de la scène, celle des migrants. Quel est votre regard sur cette question ?
Il s’agit d’un phénomène majeur dans le monde entier. N’est-ce pas terrible de voir ces émigrés frapper aux portes de nombreux pays ? Etant donné que j’appartiens à un peuple de migrants, j’en ai le coeur brisé. Mais je suis également conscient qu’on ne peut pas absorber tous les nouveaux venus. L’équilibre paraît délicat : comment en accepter certains et en refuser d’autres ? Tout cela éveille une peur de l’autre, sans parler de l’islamophobie. Ne nous y trompons pas, la plupart des migrants aspirent à une vie normale, un travail et une meilleure éducation pour leurs enfants. D’ailleurs, n’oublions pas que l’Europe s’est modifiée, au fil des siècles, grâce aux flux migratoires. Cette réalité, de l’Histoire et de la vie, semble avoir été oubliée par les Européens. Ceux qui vivent tranquillement dans leur maison ont peur de ceux qui se trouvent à l’extérieur. Il est grand temps d’aborder tout cela de façon humaniste. Je reste convaincu qu’on doit changer les choses, tout en préservant les valeurs européennes, afin que les pays demeurent ouverts, pluralistes et libres.
L’envie de liberté est aussi ce qui caractérise Dovale. Que symbolise ce personnage marchant sur ses mains ? Et pourquoi le thème de la chute est-il omniprésent dans vos romans ?
Il est difficile et précaire d’avancer dans cette position. Pourtant, elle confère à Dovale une place unique. Outre l’envie d’attirer l’attention de sa mère, le garçonnet brise ainsi l’ennui. Ses petits camarades le battent, alors il choisit de devenir inaccessible, invincible. Refusant d’être une victime, il se réinvente. Le thème de la chute me semble intéressant car il fait partie de la condition humaine. Dans notre quotidien, nous sommes tous au bord des abysses individuels ou nationaux, mais nous préférons l’oublier. L’industrie du divertissement fait dévier cette réalité, en nous encourageant à avoir une vie heureuse. L’écrivain aime les situations extrêmes, parce qu’elles lui permettent de mieux saisir les êtres. Ils se révèlent de la sorte, surtout dans leur tentative de remonter la pente. L’auteur ne se sent pas en sécurité, en les approchant de si près. Ecrire constitue un bon exercice pour ne pas se fossiliser (rires) !
Si » être représente une idée géniale et subversive « , qu’est-ce que ça implique pour vous ?
Vaste question (soupir)… Etre avec ceux que j’aime et qui m’aiment, ma femme, mes enfants, mes petits-enfants et mes parents, que j’ai la chance d’avoir encore avec moi. Cela implique aussi d’être créatif, afin de générer constamment quelque chose de neuf dans mon travail, mon existence et la réalité. Quand j’écris, je suis pleinement conscient de la vie car je me sens sur les brèches. Bien que ce ne soit pas toujours évident, ça me donne vraiment l’impression d’être vivant.
Un cheval entre dans un bar, par David Grossman, éd. Seuil, 228 p.
Propos recueillis par Kerenn Elkaïm et Gérald Papy
» La plupart des migrants aspirent à une vie normale, un travail et une meilleure éducation pour leurs enfants »