Il émane de Mo Yan une force procédant d’une grande rigueur et d’un sens des valeurs. Le prix Nobel de littérature 2012 a un parcours atypique. Issu d’une famille de paysans chinois analphabètes, il brave la faim, la misère et l’exclusion pour faire des études universitaires. A cette terre qui a vu naître les siens, il rend un bel hommage dans Le clan du sorgho rouge. Son écriture lyrique nous renvoie à la violence de l’existence sur fond de luttes idéologiques. Mo Yan a pourtant été critiqué pour son manque d’engagement public. A l’heure de la contestation démocratique à Hong Kong, il exhorte les Occidentaux à ne pas se focaliser sur les seuls aspects négatifs de la gouvernance chinoise. Car, selon lui, Pékin a montré au monde comment surmonter le défi de la pauvreté avec une population de 1,3 milliard d’habitants…
Le Vif/L’Express : Lors de la remise du prix Nobel de littérature 2012, vous avez affirmé que » pour un écrivain, la meilleure façon de parler c’est d’écrire « . Est-ce pour cette raison que vous avez choisi comme pseudonyme Mo Yan, » celui qui ne parle pas » ?
Mo Yan : J’ai opté pour ce nom de plume il y a trente ans car si l’on divise mon véritable nom – Guan Moye – on obtient celui-ci. Il est aussi lié à mes parents qui me demandaient de moins parler, mais d’agir. La meilleure façon de le faire étant d’écrire.
Vous estimez n’être » le porte-parole de personne, mais un écrivain doit exprimer ses critiques et son indignation à propos de la face sombre de la société et la laideur humaine « . En quoi le faites-vous à travers vos romans ?
Il est vrai que je parle uniquement en mon nom propre. Lorsque j’exprime une opinion ou un jugement, je me penche sur ce qui est bon ou mauvais, parce que c’est essentiel d’être le plus objectif possible. Je trouve qu’il en va de même dans mon travail d’écriture. L’écrivain a pour devoir de révéler la société dans ce qu’elle a de corrompu ou d’injuste. Mais la littérature se distingue du journalisme. Alors que celui-ci s’intéresse aux événements, la littérature se penche sur les acteurs qui les font. Le roman a les yeux rivés sur les êtres humains et les sentiments qui les animent. L’écriture ne doit jamais dire à quoi elle s’oppose ou comment résister, si ce n’est à travers ses personnages. Je suis contre toute forme de corruption, mais cela passe par la description de mes héros. Voilà pourquoi je décris avant tout l’homme, sans chercher à l’enlaidir ou le juger. A ce prix, la littérature peut faire mieux que la politique.
Vous vous définissez comme » un homme qui conte des histoires « . Alors que vous venez d’une famille analphabète, comment cultivez-vous cet amour des contes ?
A la base de toute civilisation humaine, il y a la parole orale, qui lui permet de prospérer et d’assurer un rôle fondamental dans l’éducation des masses. Ce folklore est d’autant plus important qu’il comporte des jugements moraux. Quand j’étais un petit garçon de la campagne, je n’imaginais pas que ces histoires deviendraient la matière première de mon écriture. Cette source, incroyablement riche en informations, me permet de développer un travail conscient de la mémoire, par le biais des récits populaires. Jadis, je trouvais mon village natal pauvre et laid. Ce n’est qu’après l’avoir quitté que j’ai pu jeter un autre regard sur lui. A l’instar de mes protagonistes, il se compose de gens simples, travailleurs et bons.
Votre roman dépeint des violences de manière très crue. Est-ce important de décrire la réalité dans toute sa brutalité ?
Ces descriptions de violences sont artistiques. C’est pour l’art que je les écris. Car, sans cette violence, on ne comprendrait pas l’opposition de ces paysans chinois illettrés aux Japonais. Je montre la violence pour l’annihiler. C’est un moyen, pour moi, de dénoncer les faiblesses des êtres humains et de critiquer la guerre.
L’un de vos héros aspire à » être un homme, un vrai, de ceux qui se battent au couteau ou qui sautent à cheval « . Qu’est-ce qu’un » vrai homme » ?
Un vrai héros est celui qui résiste à toutes les humiliations et les pressions. Celui qui accomplit ses objectifs sans se battre à couteaux tirés, pour un oui ou pour un non. Loin d’être dans la vengeance, il ne vise pas à écraser son prochain. Et puis, un vrai homme se doit de bien se comporter avec les femmes.
Les femmes détiennent justement un rôle central dans ce roman. Quelle est leur force ?
Elle découle de l’amour maternel, qui définit l’ordre établi. Les femmes sont signe de stabilité. Toutes les guerres sont provoquées par des hommes. Pour bâtir le monde, on a besoin que les femmes réparent celui qui a été mis sens dessus dessous par ces derniers. Parfois, je me prends à rêver… Et si tous les chefs d’Etat de la planète étaient féminins, le monde serait-il plus beau, plus parfait ?
Vous écrivez que » ce que l’homme avait bâti, l’homme l’a détruit « . Croyez-vous encore en lui ?
Dans l’ensemble, je suis un pessimiste. La Terre suit un cycle de construction et de destruction. Il en va de même pour la vie, qui représente un cycle nettement plus court, puisqu’on mourra tous. L’ensemble des bâtisses, y compris les plus solides, deviendront des ruines. Enfin, l’être humain disparaîtra un jour… A ce titre, je suis clairement pessimiste. Cependant, tout l’intérêt de la vie consiste justement à la vivre simplement et à respecter les valeurs humaines. Chacun ayant ses objectifs à atteindre, malgré les épreuves et les difficultés. Tout finit par s’arranger, même les douleurs les plus profondes. Je suis persuadé que le temps vient à bout de tout. A cet égard, je suis donc un optimiste (rires).
Les critiques dont vous avez été la cible de la part d’écrivains chinois dissidents lorsque vous avez été honoré du prix Nobel vous ont-elles affecté et ont-elles changé votre vision de la Chine ?
Je sais que j’ai été critiqué. Mais je ne me suis pas intéressé au contenu de ces critiques. Car elles n’ont rien à voir avec des considérations littéraires. Elles reposaient sur des conceptions politiques que ces écrivains chinois estiment exactes. Et ils voudraient tout simplement que je pense comme eux.
Que peut apporter la Chine au monde en dehors de son essor économique ?
D’abord, la Chine a montré au monde comment résoudre le problème de la pauvreté avec une population de 1,3 milliard de personnes. Elle a aussi montré comment, avec un système politique différent de celui du monde occidental, une société pouvait évoluer pas à pas. S’il n’existait qu’un seul système de gouvernance politique dans le monde, il serait tristement uniforme. Quand l’Occident voit les aspects négatifs de la Chine, il devrait aussi se pencher sur les aspects positifs.
Existe-t-il une vision chinoise des droits de l’homme ou les droits de l’homme sont-ils universels ?
En théorie, il devrait y avoir une conception unique des droits de l’homme. Mais malheureusement, à l’heure actuelle, les dirigeants politiques occidentaux et chinois n’en ont pas la même idée. Le droit de l’homme le plus important est de garantir à chacun de manger à sa faim, d’être vêtu dignement et de pouvoir travailler. C’est aussi ne pas imposer ses valeurs aux autres. Je pense que les discussions sur les droits de l’homme finiront par aboutir à une uniformisation des points de vue. Comme écrivain, ce qui m’intéresse avant tout, ce sont les faiblesses intrinsèques de l’homme et comment elles affectent et finissent pas blesser les autres. Et comment les faiblesses des systèmes entraînent des souffrances parmi les populations, y compris dans d’autres pays. C’est un point de vue plus vaste sur les droits de l’homme.
Dans votre roman Wa (Grenouilles), vous remettez en cause la politique chinoise de l’enfant unique. Le gouvernement a décidé de l’assouplir. Cela va-t-il dans le bon sens ou est-ce insuffisant ?
Je voudrais d’abord dire que certains croient que ces assouplissements sont liés à mon roman ; ce qui donne l’impression que la littérature a une force incroyable (rires). Que l’on puisse avoir deux enfants est effectivement un changement énorme (NDLR : l’autorisation d’avoir un second enfant est étendue aux couples dont un seul des membres est enfant unique alors qu’auparavant, elle ne valait que lorsque les deux parents étaient enfants uniques. Une avancée contestée pour sa frilosité par certains, lire l’interview de l’écrivain Ma Jian dans Le Vif/L’Express du 12 septembre dernier). C’est une transition révolutionnaire. Faudrait-il de nouveaux assouplissements ? Une liberté totale ? Le moment n’est peut-être pas encore venu. Le plus important n’est pas de pouvoir avoir plus ou moins d’enfants mais de s’assurer que les parents comprennent la relation qu’ils doivent entretenir avec eux. Traditionnellement, les parents considéraient les enfants comme leur propriété privée et comme des outils pour prolonger la lignée. Le vrai progrès serait de considérer les enfants comme des individus. Il faut les aider à grandir et les accompagner, pas faire les choses à leur place. Il vaut mieux progresser à petits pas en Chine parce qu’avec 1,3 milliard d’habitants, rien que l’autorisation d’un second enfant pourrait en voir naître des millions chaque année.
Estimez-vous aujourd’hui être votre propre maître ?
A l’époque de mes grands- parents, les femmes n’étaient maîtresses de rien, même pas de leur corps. Cela a nettement progressé depuis. Que ce soit en Europe ou en Chine, les hommes et les femmes sont plus libres, mais nul ne peut jouir d’une liberté totale, puisque nos relations sont faites de contraintes réciproques. Toutes les libertés sont relatives… A bientôt 60 ans, j’ai enfin trouvé comment profiter de la mienne sans blesser les autres.
L’écriture incarne-t-elle votre plus grande liberté ?
Oui, étant donné que je peux m’exprimer dans cet espace privilégié, mais je me sens également de plus en plus libre dans ma vie. L’important ? Le sentiment que j’éprouve sur le plan spirituel, non pas au sens étroit du terme – que puis-je écrire ou pas ? – mais celui qui anime ma liberté de créer. Une liberté susceptible de soulever de nouvelles questions ou de créer des oeuvres inédites. Il faut une liberté profonde pour pouvoir écrire des livres de qualité. J’entends souvent des écrivains se lamenter qu’ils ne parviennent pas à écrire en raison d’éléments ou de contraintes extérieurs. Or, les obstacles se posent d’eux-mêmes, c’est-à-dire de l’intérieur. Hemingway soutenait qu’un grand écrivain doit pouvoir prendre la plume dans n’importe quelle circonstance. Si l’on est dépourvu de talent, on ne parvient pas à écrire, même dans des conditions idéales. Mais j’en ai déjà trop dit pour quelqu’un qui se fait appeler » celui qui ne parle pas » (rires) !
Le clan du sorgho rouge, par Mo Yan, éd. Seuil, 443 p.
Propos recueillis par Kerenn Elkaïm et Gérald Papy, à Paris
» J’ai trouvé comment profiter de ma liberté sans blesser les autres »
» Mes parents m’ont demandé de moins parler, mais d’agir »