Réduit à son célèbre Cri, Edvard Munch a néanmoins représenté – jusqu’à l’obsession – les angoisses existentielles et autres aliénations de l’homme moderne. Autant de témoignages d’un malaise universel réunis à Madrid dans une exposition d’envergure exceptionnelle.
La mélancolie, la maladie, la mort, la panique… Edvard Munch (1863 – 1944) n’a cessé d’interpréter, avec une récurrence systématique, les mêmes thématiques. Souvent douloureuses. Organisé par » archétypes » (dont la répétition est l’une des premières caractéristiques), le parcours présente de manière assez inattendue la longue et prolifique carrière de cet artiste finalement peu connu.
Les drames de la vie…
Placée sous le signe de la mélancolie, l’entrée nous apprend d’emblée pourquoi le peintre a développé un tel attrait pour le morbide. Dès sa plus tendre enfance, Edvard Munch est confronté à la mort et à la maladie. Le jeune garçon perd sa maman, emportée par la tuberculose, quand il n’a que 5 ans. Quelques années plus tard, le cauchemar se reproduit : l’adolescent suit – en pleine conscience – l’évolution et l’agonie de sa soeur Sophie qui s’éteint de la même pathologie. Une autre de ses soeurs sera quant à elle diagnostiquée comme souffrant de » mélancolie » (ce qu’on appelle aujourd’hui » dépression « ). Des expériences déterminantes qui constituent les ingrédients récurrents de ce mal-être universel qu’il n’a cessé de représenter.
Cette section de l’exposition montre que le jeune artiste s’écarte des tendances naturalistes pour s’engager dans une production à contre-courant des conventions. Le tableau » Mère et fille » (1897) présage sans ambages ses futurs choix esthétiques : les visages perdent progressivement leur caractéristiques pour apparaître comme des présences fantomatiques.
Intitulé » La mort « , le chapitre suivant montre à quel point les épreuves de la vie constituent d’importants » ressorts » dans son évolution artistique. » Sans la peur et sans la maladie, ma vie serait comme un bateau sans rames « , disait-il. Et pour cause : ses expériences personnelles les plus traumatiques encouragent sa recherche d’expression. Un tableau décisif ouvre la brèche dans laquelle s’engouffre celui qui fera du deuil et de la tristesse son malheureux fonds de commerce. Dans L’enfant malade (1885), Munch représente sa soeur Sophie dans son lit. A son chevet, une femme à la tête inclinée qu’il est impossible d’identifier. Ni le thème ni la composition ne pouvaient heurter. Pourtant, ce tableau déclencha une vague d’hostilité… La critique est indignée. La presse parle de ses toiles en termes de » barbouillages bâclés « . Une question est posée : » Comment l’artiste a-t-il osé présenter un tableau qui ressemblait plus à une esquisse mal ordonnée qu’à une oeuvre terminée ? » A l’époque, Edvard Munch compte parmi les peintres les plus novateurs de son temps. Forcément… Ça a quelque chose de dérangeant. Mort dans la chambre de la malade (1896) ou L’agonie, près du lit de mort (1915) confirment la tendance. Coup de blues garanti !
Nouvelle salle, nouvelle thématique… non moins dramatique : » La panique « . Aux cimaises, des oeuvres qui présentent la ville – bondée – comme source d’angoisse et d’anxiété. L’artiste admettait être terrifié par les foules. Nous reconnaissons ici son motif le plus célèbre : Le Cri (dans sa version lithographique de 1895). Invariablement, nous ressentons un sentiment de malaise devant les distorsions expressives de ce visage cadavérique à la bouche hurlante et muette à la fois. L’horreur d’un homme perdu dans un environnement qui ne le console pas mais qui, au contraire, capte, répercute et accentue – à travers toutes ces lignes sinueuses – l’angoisse de ce cri de détresse. Un tableau réceptionné à une époque fascinée par l’exploration des tréfonds de la conscience, qui apparaît comme la personnification – très efficace- de la souffrance et de la douleur existentielles.
… et de l’amour !
La démonstration se poursuit avec une sélection de tableaux dans lesquels Munch a placé la femme au centre de ses préoccupations picturales. Vers le tournant du siècle, le thème des différents âges de la vie acquiert une importance accrue. Munch aime représenter la femme dans les grandes étapes de son existence… mais toujours avec ce côté sombre. Deux tableaux méritent ici d’être éclairés. La puberté (1914-1916) incarne à merveille cette liaison qu’entretiennent la sexualité et l’angoisse. Assise à l’intérieur d’un espace artificiel, une jeune fille pubère pose, peut-être pour la première fois. Ses yeux écarquillés, ses bras croisés dans un ultime geste de pudeur, sa position manquant cruellement de naturel… Tout laisse penser qu’elle se sent livrée. Sans défense.
Autre pièce phare de l’accrochage : Femme (1925) dont le titre au singulier laisse penser qu’il s’agit de la même à chaque fois représentée. Pleine de rêve, la demoiselle vêtue de blanc incarne une jeunesse qui échappe à toute séduction masculine. Au centre, une femme nue débordant de joie. Avec ses jambes écartées, son visage lourdement fardé et son sourire quasi démoniaque, elle inspire quelques frayeurs. En retrait, vers la forêt obscure, une vieille dame en deuil dont les cernes ne sont pas sans évoquer la mort. La quatrième silhouette – complétement détachée – est masculine. De toute façon, même l’amour ne peut se vivre dans la légèreté. Edvard Munch y voit un sentiment qui s’accompagne – trop facilement – de jalousie, d’angoisse, d’incertitude, de désespoir. Le Baiser (1902) qu’il livre ici présente un couple enlacé si étroitement qu’il est à peine possible de distinguer l’homme et la femme. Les deux visages se fondent… En totale symbiose, le couple ne forme qu’une masse abstraite. Mais Munch va encore plus loin. Parfois, la sensualité s’affiche carrément perverse : l’artiste a réalisé quelques représentations de vampires où la femme sape littéralement l’énergie vitale de l’homme. Le baiser se transforme en bouchée !
Absolument convaincante, l’exposition insiste sur la cohérence du personnage. Dans un langage frontal, Edvard Munch convoque une quantité de personnages en proie à la solitude et prisonniers d’une forme d’incommunicabilité (même quand ils sont en groupe). Coincés dans une tension statique, ils transpirent le malaise, transmettent un sentiment d’inconfort. Des sujets le plus souvent dramatiques, régulièrement traités dans une gamme chromatique lumineuse et pourtant pleine de vie !
Edvard Munch, Archétypes, au Museo Thyssen-Bornemisza, à Madrid. Jusqu’au 17 janvier 2016. www.museothyssen.org
Par Gwennaëlle Gribaumont