DUEL dans le GAZ

Qui succédera à Gérard Mestrallet, PDG du poids lourd mondial de l’énergie, en 2016 ? Son second, Jean-François Cirelli, s’y voyait déjà. Sauf que… Après des mois d’une lutte sans merci, le poste semble promis à Isabelle Kocher, actuelle directrice financière. Coulisses d’un conflit révélateur des moeurs du capitalisme français.

C’est une de ces histoires dont raffole le microcosme parisien des affaires. Des rivalités sourdes, des coups tordus en pagaille, des rumeurs qui bruissent, des réseaux qui s’agitent. Sans oublier, bien sûr, l’Etat, dont tous les protagonistes attendent qu’il vienne, in fine, trancher leur querelle. C’est l’histoire, donc, d’une lutte intestine pour le pouvoir entre Gérard Mestrallet, 65 ans, PDG de GDF Suez, propriétaire d’Electrabel, dont le mandat s’achève au printemps 2016, et son second, Jean-François Cirelli, 56 ans, qui espérait bien lui succéder. Sauf que Mestrallet en a décidé autrement : il a mis sur orbite Isabelle Kocher, brillante directrice financière, diplômée de l’Ecole normale supérieure de 48 ans, au CV sans tache. Objectif : tenter d’obtenir de l’Etat, actionnaire à 33 % du groupe, une prolongation de son propre mandat, en arguant de la nécessité de coacher Kocher quelques années encore. Avant qu’elle ne soit en mesure de prendre, seule, les rênes du groupe. A l’issue d’un combat âpre et feutré, c’est bien elle qui devrait finalement être désignée, après avoir été adoubée, la semaine dernière, par le cabinet de recrutement Egon Zehnder, chargé d’évaluer les différentes candidatures. L’épilogue – provisoire ? – de près de six mois de lutte sans merci.

Cette fois, ce sera différent, pense Cirelli

Tout commence au printemps 2014. Les temps sont difficiles pour GDF Suez, qui doit faire face à la baisse de la demande de gaz en Europe, et à la concurrence du charbon américain, dont les prix se sont effondrés aux Etats-Unis, du fait du développement de la production des gaz de schiste. Pour autant, le groupe a les reins solides, et la perte record de 2013 – près de 10 milliards d’euros ! – est passée comme une lettre à la poste auprès des marchés et des médias. L’échéance de la succession est encore lointaine, et Cirelli croit dur comme fer qu’à l’issue de son mandat, Mestrallet lui passera naturellement le relais. Certes, les relations n’ont pas toujours été au beau fixe entre les deux hommes, que tout oppose. Ancien membre du cabinet de Jacques Delors, ministre français de l’Economie et des Finances au début des années 1980, Mestrallet est un travailleur acharné, sec et sportif. L’homme est avenant, mais mieux vaut ne pas se fier à ses airs de chanoine serein et détaché. A force de volonté farouche et de rachats successifs, il a transformé Suez, en deux décennies passées à sa tête, en multinationale tentaculaire de plus de 130 000 salariés, géant mondial de l’énergie. Sans craindre d’évincer au passage quelques lieutenants, comme François Jaclot ou Patrick Buffet, immolés du jour au lendemain.

Le PDG aurait eu la bénédiction du secrétaire général de l’Elysée, Jean-Pierre Jouyet

Cette fois, ce sera différent, pense Cirelli. Ancien directeur adjoint du cabinet du Premier ministre français Jean-Pierre Raffarin à Matignon, cet énarque est aussi rond que Mestrallet est sec, aussi épicurien que son PDG – dont on ne connaît guère d’autres passions, à part le travail, que ses chevaux normands – est ascétique, passant ses samedis matin à bûcher ses dossiers, au 35e étage de la tour désertée du groupe, à la Défense. Certes, les relations ont parfois été difficiles entre les deux hommes : ce n’est pas sans une certaine réticence que Cirelli, patron de GDF depuis 2004, a accepté, avec la fusion de 2007, de devenir le second du nouvel ensemble.  » Mais, depuis, les relations ont toujours été cordiales, voire chaleureuses parfois, entre les deux hommes « , témoigne un haut cadre du groupe.

Pas de raison, donc, de s’inquiéter outre mesure. Si ce n’est qu’à partir du mois de mai des signaux inquiétants commencent à remonter à la surface. Des bruits de couloir annonçant la possibilité d’une accélération de la succession de Mestrallet. Des appels de journalistes que reçoit Cirelli, et qui lui demandent s’il est bien, comme on l’entend dans Paris, candidat à la présidence d’EDF, qui doit se jouer à l’automne. Peu à peu, le directeur général comprend qu’il se trame effectivement quelque chose. Mais il est déjà bien tard.

Mestrallet, il est vrai, dispose de puissants moyens pour avancer ses pions. La banque Rothschild, qui conseille GDF Suez notamment pour les opérations de fusions et acquisitions ; le cabinet de conseil en communication DGM, chargé de distiller des messages aux médias. René Ricol, ancien commissaire général du gouvernement français sous Nicolas Sarkozy, et figure de l’establishment, est également conseil de GDF Suez.

De son côté, Cirelli n’est pas sans armes : il est épaulé par le banquier Philippe Villin, conseiller du Tout-Paris des affaires, en contrat avec le groupe depuis 2004. Il s’adjoint aussi les services de l’ancien journaliste Philippe Manière, qui a fondé, en 2009, son cabinet de conseil en communication. Des antennes qui lui confirment la rumeur à laquelle il refusait de donner foi : Mestrallet est bel et bien en train de préparer la suite des événements, sans le consulter. Et pour cause : il n’y a pas de place pour lui dans le nouvel organigramme. Afin d’en avoir le coeur net, Cirelli sollicite donc Mestrallet pour lui demander ce qu’il en est exactement. Ce dernier s’emploie alors à le rassurer. Deux jours plus tôt, le 18 juin, le patron du groupe avait pourtant dîné avec les administrateurs, membres du conseil des nominations et rémunérations, que préside l’ex-patron de Saint-Gobain, Jean-Louis Beffa. Et leur avait tenu à peu près ce langage :  » Je vais mettre en place une nouvelle gouvernance : je serai président, et Isabelle Kocher, directrice générale. J’ai l’accord de l’Elysée.  » Il voit ensuite les administrateurs salariés, pour leur dire à peu près la même chose. Une solution qui implique, de facto, une prolongation de son propre mandat. Selon plusieurs sources, le PDG aurait eu la bénédiction du secrétaire général de l’Elysée, Jean-Pierre Jouyet.

Le 23 juin, Mestrallet convoque à nouveau Cirelli dans son bureau du 35e étage. L’ambiance est glaciale. Cirelli, qui a compris quel serait son sort, note chaque mot prononcé par son président sur un petit cahier à spirale.  » J’ai choisi Isabelle Kocher pour le poste de directrice générale, dit Mestrallet, toujours totalement maître de lui-même. J’ai l’accord du président de la République. Je n’ai rien pour toi.  »  » Pourquoi avoir choisi la fille et pas le garçon ?  » réplique Cirelli.  » Tu n’as pas de chance « , lâche finalement Mestrallet en guise d’explication.

C’est alors qu’un imprévu s’invite dans ce scénario de liquidation programmée : Cirelli refuse de mourir sans combattre. Avec Philippe Villin, il organise une riposte immédiate. Le premier actionne ses réseaux politiques chiraquiens, qui eux-mêmes alertent la hollandie sur la mauvaise manière faite à leur ami. Quant au second, il appelle un à un les administrateurs du groupe (Jean-Louis Beffa, Edmond Alphandéry, Aldo Cardoso), ainsi que des représentants de l’Etat français (Jean-Pierre Jouyet, David Azéma, alors patron de l’agence de participation de l’Etat), pour savonner la planche de Mestrallet. Et Villin n’y va pas avec le dos de la cuillère, expliquant en substance qu’il s’agit là du fait du prince, sans considération pour le groupe et ses actionnaires.

Une réplique violente qui suscite à son tour une contre-attaque du camp adverse : à la fin de juin, Mestrallet appelle Cirelli pour lui demander l’interruption immédiate du contrat de Philippe Villin avec le groupe. Quelques jours plus tard, un article paraît dans Le Canard enchaîné, racontant par le menu comment Jean-François Cirelli utilise les fonds du groupe (90 000 euros au total selon le palmipède) pour organiser, via Villin, sa défense personnelle.

Kocher  » coche toutes les cases « , selon la rhétorique managériale en vigueur

Un partout, balle au centre ? Sans doute, sauf que toute cette agitation déplaît à l’Etat, qui rend, à l’été, un jugement de Salomon : un processus ouvert devra être mis en place par le groupe pour désigner le futur successeur de Mestrallet, qui, quoi qu’il en soit, ne pourra être reconduit au-delà de 2016. C’est le cabinet de recrutement Egon Zehnder qui est choisi pour effectuer ce travail, sous l’égide du comité des nominations et de son président, Jean-Louis Beffa. Mais ce dernier s’est déjà fait son opinion. Vers la même période, il rencontre Cirelli, à la demande de celui-ci. Les deux hommes se connaissent bien, et depuis longtemps, puisque c’est Cirelli qui a fait venir Beffa comme administrateur, lorsqu’il présidait GDF. Pour Beffa, la candidature d’Isabelle Kocher est pourtant la plus appropriée. Difficile, en effet, de trouver un défaut à l’ancienne patronne de la Lyonnaise, elle aussi passée par un cabinet de gauche (celui de l’ancien Premier ministre français Lionel Jospin), et dont la progression linéaire n’a connu aucun à-coup. Kocher a, en plus, l’avantage d’être une ancienne de l’Ecole normale supérieure, un grand corps dont Beffa se trouve justement présider l’amicale. Et puis, explique finalement Beffa à Cirelli, lorsqu’un président a décidé, on ne peut pas aller à l’encontre de son choix. Commentaire d’un proche de Cirelli :  » Avec ce type d’arguments, il n’y aurait pas eu grand-monde à Londres en 1940.  » Ambiance.

La partie, dès lors, paraît jouée. A la fin de septembre, quelques-uns des protagonistes se retrouvent au siège de Saint-Gobain, à Paris, pour la remise de la Légion d’honneur par son ancien PDG Jean-Louis Beffa à l’actuel, Pierre-André de Chalendar. Mestrallet est présent, de même que Cirelli et Villin.  » L’atmosphère était globalement sympathique, témoigne un participant, mais, un peu comme dans Le Parrain, on se demandait si, à un moment, quelqu’un n’allait pas vider inopinément le chargeur de son fusil.  »

Cette fois-ci, les canons sciés resteront dans les complets à fines rayures. Car les dés sont en partie jetés. Le 2 octobre, le cabinet Egon Zehnder – qui a effectué plus de 100 entretiens concernant les six candidats en interne, mais n’a retenu aucun profil hors de l’entreprise – aboutit à une conclusion attendue. La directrice financière est bien la meilleure : Kocher  » coche toutes les cases « , selon la rhétorique managériale en vigueur, répétée à l’envi dans l’entourage du PDG. Mais elle n’est pas encore prête à être totalement autonome. Une solution en accord avec la stratégie de Mestrallet, qui pourrait la faire nommer rapidement directrice déléguée, si l’Etat français – c’est-à-dire, aujourd’hui, le ministre de l’Economie Emmanuel Macron, à la manoeuvre sur ce dossier – accepte ; il reviendrait ensuite à la charge en 2015 en arguant que Kocher a encore besoin d’un mentor pour quelques années. En pariant que l’Etat, qui a bien d’autres chats à fouetter, finira par le laisser rempiler. De guerre lasse.

Par Benjamin Masse-Stamberger

A force de volonté farouche et de rachats successifs, Mestrallet a transformé Suez en multinationale tentaculaire

Toute cette agitation déplaît à l’Etat, qui rend, à l’été, un jugement de Salomon

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