Jean Dubuffet et sa presse lithographique à Vence, 1959. © JOHN CRAVEN ARCHIVES FONDATION DUBUFFET

Dubuffet à la trace

De 1958 à 1962, Jean Dubuffet ose une oeuvre prélevée à même les surfaces du monde. Exposés à La Louvière, ces Phénomènes constituent un cycle unique dans l’histoire de l’art du xxe siècle.

Une fois n’est pas coutume : dans la famille des artistes, nous demandons les éternels insatisfaits, les coupeurs de cheveux en quatre, ceux qui toujours vont chercher ailleurs. Bien sûr, ceux-là déroutent, irritent même et font tache à côté de leurs respectables confrères creusant toujours le même sillon.

C’est un Gustave Flaubert, par exemple, qui déclare dans une lettre de 1852 :  » Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible.  » Remarquable confession que celle-là, qui oblige le romancier à renier les tours et les tournures, à se réinventer en s’interdisant les effets de manche faciles, à tirer un trait sur l’écriture qui se donne en spectacle. On le sait, un tel manifeste est coura- geux, qui expose son auteur à ne pas être compris de ses contemporains. Car c’est souvent la postérité qui se charge de tresser une couronne de laurier aux empêcheurs de créer en rond.

S’il est bien une figure des arts plastiques qui peut se ranger du côté de ces explorateurs de la création, c’est celle de Jean Dubuffet (1901 – 1985). L’homme, à lui seul, a lancé plusieurs révolutions formelles, marquant son siècle de sa patte. Initié à l’estampe aux débuts des années 1940, le natif du Havre va ouvrir le champ des possibles de cette pratique. Plutôt que de la mener vers sa pente naturelle, celle de la figuration et de la virtuosité manuelle, Dubuffet va rêver la lithographie, jusqu’au délire. Son programme :  » Révéler tous les phénomènes naturels du monde.  » Pour ce faire, l’artiste va s’improviser  » preneur d’empreintes  » et capter sur papier les textures et les surfaces intimes du réel, en prenant soin de ne pas glisser d’ego entre la chose et son image. Tout y passe, il entend constituer un atlas du réel à partir de traces de sols, de murs, de pierres, de paille, de plastique, jusqu’à la peau du dos d’un proche.

Effigie profilée,  assemblage lithographique, 1958.
Effigie profilée, assemblage lithographique, 1958.© ADAGP-PARIS SABAM-BELGIUM2020

Plus fluide encore, Dubuffet imagine rendre compte de  » l’eau, du vent, du ciel, des foliations et des germinations « . Ce projet fou – peut-être l’est-il encore davantage pour cette raison -, l’intéressé ne l’a mené que quatre ans… pour ne plus jamais y revenir par la suite. Tout ça pour ça ? Oui mais peu importe : en collectant 324 lithographies, réunies en 22 albums, 13 en noir et blanc et 9 en couleur, le plasticien a ouvert une brèche inédite dans l’histoire de la représentation.  » Il s’agit de haute cuisine, cet ensemble se découvre comme le témoignage exceptionnel d’une recherche qui, non seulement, a remis en question les techniques de la lithographie mais aussi jeté les bases d’une démarche artistique nouvelle « , explique Catherine de Braekeleer dont Jean Dubuffet, le preneur d’empreintes (1) est la dernière exposition en tant que directrice du Centre de la gravure et de l’image imprimée, à La Louvière.

Conscience aiguë

Déclinée sur deux niveaux, le rez-de-chaussée et le premier étage, cette proposition épouse l’esprit de Dubuffet au plus proche de ses intentions en ce qu’elle donne à voir tout autant qu’elle explique. Passé un beau portrait noir et blanc de l’artiste debout sur une arête rocheuse à Vence, la grande salle du bas aligne 130 planches extraites du corpus évoqué. Celles-ci s’articulent en respectant la lettre des différents albums conçus par celui qui fut le premier théoricien de l’art brut. Il est possible de se perdre dans cette contemplation qui dit une attention inouïe à la terre et aux phénomènes naturels – il n’est, à ce titre, pas interdit de subodorer en Jean Dubuffet un précurseur du land art. Pas étonnant, dans ce contexte, qu’une critique d’art comme l’Italienne Lorenza Trucchi voit dans celui qu’elle désigne comme  » le plus futur des artistes contemporains « , une sorte de  » Noé moderne ayant enfermé dans l’Arche les images d’une réalité périssable « .

L'Ecume des roches, lithographie, 1959. Coll. Fondation Dubuffet, Paris.
L’Ecume des roches, lithographie, 1959. Coll. Fondation Dubuffet, Paris.© ADAGP-PARIS SABAM-BELGIUM2020

Outre le vaste panorama des empreintes et des textures, la centaine de lithographies révèle aussi la dimension poétique de cette entreprise menée loin du conformisme. Des désignations comme Aires et lieux, L’anarchitecte, Cadastre, Théâtre du sol, Eaux, Pierres, Sable caractérisent les différents albums, alors que Pavage de peau, Flétrissure allègre ou encore Chaussée terreuse racontent des planches dans leurs expressions particulières. Le tout témoigne de l’usage avisé que l’artiste fait des mots. Effet démultiplicateur garanti. Reste que l’oeil s’appuie sur les différentes compositions pour entreprendre des voyages merveilleux dans ces nébulosités, dans ces météorologies précieuses. On songe à un aller-retour de la terre au ciel, à une odyssée sans échelle dont on ne sait jamais si elle évoque l’infiniment grand ou l’infiniment petit. On pourrait très bien s’en aller sur ces impressions majeures, sans rejoindre le premier étage. Il convient de respecter les joies anté- prédicatives dans un monde qui a érigé le commentaire, l’information, au sommet de son mode de son fonctionnement. Partir sur la pointe des pieds ? On ne vous en voudra pas. Toutefois, il faut reconnaître que l’étage qui entend restituer la genèse de l’oeuvre n’est en rien une trahison. A grand renfort de notes ultradétaillées, Dubuffet n’a eu de cesse de préciser la portée de sa démarche. Et il est vrai que mesurer l’apport d’un outil comme le papier report permet de comprendre comment la technique, même la plus simple, peut épouser une intention – il est évident qu’une pierre lithographique, support classique de l’estampe, se vit comme un obstacle quand on choisit de cerner les phénomènes du monde naturel sans qu’intervienne la main.

Dans la foulée, notons que l’intention didactique sera poussée plus loin. Au-delà de la description circonstanciée, Dubuffet rend le processus visible en le déconstruisant par le biais d’albums complémentaires qui matérialisent les superpositions  » des couleurs et gammes montantes  » pour chacune des estampes aux contours chromatiques. On s’émeut de cette magie visionnaire qui opère devant nos yeux éblouis.

(1) Jean Dubuffet, le preneur d’empreintes : au Centre de la gravure et de l’image imprimée, à La Louvière. Jusqu’au 24 janvier 2021.

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