Dans le passé, les chevaux de trait étaient des acteurs importants de l’économie bruxelloise. Aujourd’hui, ils ne sont plus utilisés, et très chichement, que dans les forêts d’Ardennes. Mais un nouvel avenir citadin s’ouvre à eux
Harr ! « , » Hiieu ! « , » Aye ! » Bart, un cheval de près d’une tonne, aussi brave qu’imposant, exécute les ordres de Bruno Vermeiren sans se faire prier. Souple malgré son grand corps, l’animal vire à gauche, à droite, s’arrête et repart, le tout sur de très courtes distances, guidé au cordeau et à la voix par son maître. Le vieux patois wallon des environs de Libramont n’a pas de secret pour le colosse. Pourtant, ce cheval de trait belge (que l’on appelle aussi » brabançon « ) est installé à Bruxelles depuis cinq ans déjà. Il a élu domicile dans les magnifiques écuries du Rouge-Cloître, à Auderghem, où il fait le bonheur des gamins fréquentant les classes vertes de la commune. Avec Jef, son compère un brin plus léger, et Hilda, une nouvelle venue plus imposante (un » alezan grande taille « , dans le jargon des spécialistes), ils sont les membres les plus importants de » Cheval et Forêt « , une ASBL créée en 2000 par Bruno Vermeiren, un passionné qui a juré de réhabiliter le cheval de trait en ville. » Si on n’utilise pas la race, elle meurt « , tonne-t-il. L’histoire lui donne raison : on dénombre aujourd’hui quelque 15 000 chevaux de trait en Belgique, pour 250 000 durant l’entre-deux-guerres. Et, s’il en naît chaque année un bon millier, la plupart terminent prématurément leur vie sur les étals des bouchers. Au point que les chevaux de trait ardennais, par exemple, les cousins plus légers du » Trait belge « , souffrent aujourd’hui de tares diverses aux membres. A force de ne plus les exploiter que pour leur viande, on les a rendus impotents ! Une triste déchéance pour ces généreux Hercule qui, il n’y a pas si longtemps encore, abattaient de lourds travaux dans les champs et les forêts du sud du pays, et dont la réputation dépassait largement nos frontières…
Une place, en ville, pour le cheval de trait ? » Bien sûr ! » clame Bruno Vermeiren (38 ans), qui a hérité de son long passé dans le scoutisme un enthousiasme propre à soulever des montagnes et un sens aigu de l’organisation. Et de citer l’exemple de certaines villes allemandes et françaises, où ce quadrupède est devenu un véritable agent territorial, accomplissant différentes missions de service public, tels l’arrosage des plantations, le ramassage des feuilles, le débardage dans les bois communaux, le transport des personnes par navette hippomobile et les animations pédagogiques dans les écoles. Jusqu’à présent, à Bruxelles, les quelques rares chevaux de trait qui y logent encore ont une vocation presque exclusivement » folklorique » : ils ravissent le chaland, pendant les fêtes de quartier et autres animations, font la joie des gamins qu’ils transportent sur leur dos aussi large qu’une péniche. Et, lorsqu’ils se prêtent à des démonstrations de débourrage, d’attelage et de débardage, ou au jeu du ferrage » live « , ils permettent aux curieux de reprendre contact avec des métiers quelque peu oubliés. Mais Bruno, lui, nourrit davantage d’ambition pour ses canassons : il rêve d’en faire des partenaires crédibles dans le cadre d’une politique urbaine de développement durable. Bruxelles ne manque pas d’espaces verts : la forêt de Soignes, certes, et le domaine du Rouge-Cloître (Auderghem), mais aussi le bois du Buysdelle (Uccle), le marais de Jette et le parc Roi Baudouin (Jette), le Scheutbos (Molenbeek), le bois du Wilder et le Zavelenberg (Berchem-Sainte-Agathe), pour ne citer qu’eux. En tout, la capitale compte plus de 8 000 hectares de parcs, bois, zones humides et reliques de zones agricoles, soit la moitié de la surface de la Région. Autant d’espaces qui, individuellement, affichent une taille relativement modeste et requièrent donc un entretien particulier et un débardage – c’est-à-dire l’enlèvement des troncs d’arbre élagués à l’aide de chevaux de trait – tout en finesse. » L’utilisation du tracteur s’impose dans les mises à blanc, lorsque des parcelles entières d’arbres sont abattues, mais, dans des chantiers à taille plus réduite ou au relief accidenté, les machines sont parfois inadaptées, souligne Vermeiren. Lourdes et bruyantes, elles provoquent en outre d’importants dégâts aux arbres sains et aux chemins. Le cheval, lui, ne tasse pas le sol, se faufile aisément entre les arbres et s’intègre parfaitement à l’écosystème forestier. » Bart et Jef ont déjà prouvé leurs aptitudes au débardage à Bruxelles (bois du Wilder) et à Waterloo (bois des Bruyères) : leur » patron » espère en faire de vrais pros. » Il est certain que le débardage abîme moins les forêts que l’enlèvement motorisé des grumes, confirme Serge Kempeneers, directeur de la division Espaces verts de l’Institut bruxellois de la gestion de l’environnement (IBGE). Mais ne rêvons pas : pour que l’utilisation du cheval soit financièrement intéressante, il faudrait qu’il travaille quotidiennement. Or le »marché » de Bruxelles et de ses environs est trop étroit pour fournir du boulot à temps plein aux candidats débardeurs. » A distance égale, le débardage à cheval coûte, en effet, environ 10 fois plus cher que le débardage au tracteur : la machine peut tirer un volume de bois bien supérieur à celui de l’animal et travaille plus longtemps sans se fatiguer. Résultat ? Même si l’équipement mécanisé coûte, à l’achat, bien plus cher qu’un cheval, son rendement, lui, reste incomparable.
Passé glorieux
Qu’à cela ne tienne : à l’IBGE, on croit aussi, dur comme fer, à l’avenir du cheval de trait en ville. » Bruxelles se caractérise par la subsistance d’un paysage rural authentique, qui se gère à l’aide de techniques ancestrales tel le pâturage, souligne Kempeneers. Or je préfère trouver des chevaux de trait dans une prairie plutôt que d’y voir paître des lamas ! » Ainsi Bart et ses congénères travaillent-ils, sans le savoir, à la gestion du patrimoine vert, simplement en mâchouillant l’herbe grasse des prairies du Rouge-Cloître… » Le patrimoine naturel et historique d’une commune ne se limite pas aux espaces verts et aux bâtiments, ajoute-t-on à l’IBGE : les races locales d’animaux en font partie intégrante. Il faut sauver ce patrimoine génétique. » Ainsi, à côté des vaches Galloway importées d’Irlande qui paissent dans les prés du Scheutbos à Molenbeek, les ruminants blanc-bleu (vaches brabançonnes), les moutons de Laeken, les chevaux de trait brabançons et les Barbue d’Uccle (des poules bien de chez nous) devraient retrouver une place de choix dans les espaces verts de la capitale.
Le cheval de trait, il est vrai, dispose d’atouts supplémentaires sur les autres animaux du pays : Bruxelles, dans le temps, lui devait une bonne partie de son dynamisme économique. L’entreprise de déménagement Vandergoten, par exemple, lui a longtemps dû sa prospérité. La forge de Jette (en cours de réhabilitation) et l’Ecole de maréchalerie d’Anderlecht, elle encore bien vivante et à la réputation internationale, sont autant de traces de ce glorieux passé. Quelques passionnés sont bien décidés de conjuguer leur acharnement aux intérêts des gestionnaires de l’environnement pour faire fructifier ce terreau fertile…
Isabelle Philippon