Manoeuvres aux suspicions de relents communautaires, diminution de son autonomie, tendance à la privatisation, management affaibli et disette budgétaire, le Musée royal de l’Armée vit des événements troublants. Enquête au sein de ce bastion de l’unitarisme.
D’étranges manoeuvres ont lieu au Musée royal de l’Armée (MRA), à Bruxelles. A la veille de Noël 2013, plusieurs nuits d’affilée, dans des convois sécurisés et discrets, une dizaine d’hommes du Service d’enlèvement et de destruction des engins explosifs de l’armée belge, le SEDEE, ont emporté plus de 3 000 munitions stockées dans les réserves du musée. » Et pourtant, ils savaient bien qu’elles étaient pratiquement toutes inoffensives ! » fulminent des responsables de l’institution. Et pour cause : » C’est le SEDEE lui-même qui les a neutralisées dans le passé… Il n’y a que quelques munitions pouvant encore contenir quelques traces d’explosifs… » D’où vient dès lors cet apparent excès de zèle ? Retour sur une saga qui agite le musée depuis deux ans. Une saga aux relents politico-communautaires.
Juillet 2012. Un militaire, employé au département des armes à feu portatives du musée, dénonce à la police la disparition de 76 armes de la réserve. Cette réserve, de grande valeur historique, en contient environ 11 000, tandis que 3 600 sont en vitrine ou chez des emprunteurs. Une grande partie d’entre elles ont été neutralisées (pour des raisons de conservation du patrimoine en l’état, des raisons didactiques ou de prêts à l’armée ou aux forces de police à des fins de démonstration, certaines ne le sont pas). La réserve est sécurisée par plusieurs dispositifs. Et tout est répertorié et inventorié.
» Il arrive que des armes soient volées, témoigne Paul Dubrunfaut, conservateur responsable du département. Ce sont souvent des vols internes d’armes de collection : il y a eu quelques cas célèbres, comme celui des pistolets offerts par le consul Napoléon au général Vandamme. Il y en a eu d’autres, plus discrets. Généralement, les vols sont motivés par le gain que l’on peut retirer d’une vente à un collectionneur privé. Presque toujours, on a résolu l’affaire… » Dans ce cas-ci, les déclarations du dénonciateur semblent inspirées par un règlement de compte personnel, affirment ses ex-collègues : l’homme avait été déplacé en raison de ses mauvais rapports avec eux.
Le parquet enquête
L’enquête ouverte au parquet (en mars 2013 seulement) est diligentée par Eddy Vos, commissaire principal à la police judiciaire fédérale en milieu militaire. C’est aussi un ancien de la » cellule Tueries du Brabant « , qu’il a quittée en 2011 dans des conditions controversées. D’enquête, il n’y aurait guère dû y en avoir dans l’affaire du vol des 76 armes car elle était finalement assez simple. » Nous avons évidemment été étonnés par ces « disparitions » d’armes, indique-t-on au musée, et toute l’équipe du département a travaillé à les retrouver. Et on les a retrouvées… dans la réserve même ! » Explication : les armes avaient été déplacées et pas toujours remises à leur place, mais certaines avaient été » intentionnellement dissimulées pour brouiller les pistes et nuire à l’institution « , écrit un rapport interne au MRA, qui met en cause le dénonciateur et ses raisons personnelles. Lors de rencontres avec le commissaire Vos, les responsables du département avaient déjà assez aisément démonté l’inconsistance de la dénonciation. Bref, l’enquête aurait pu s’arrêter là. Porte-parole au parquet de Bruxelles, le substitut Laurens Dumont confirme : » L’enquête est alors proche de la clôture, il n’y plus qu’une vérification à faire sur l’une ou l’autre arme de collection. »
Mais la police et le parquet ont saisi l’opportunité pour s’intéresser à la gestion des collections du Musée, en invoquant des risques pour l’ordre public. C’est là qu’entre en scène Valérie Neimetz, commissaire principale au service armes de la direction de la lutte contre la criminalité de la police judiciaire fédérale. Au terme de cette première phase de l’enquête et après l’audition de Paul Dubrunfaut, elle rédige une synthèse fouillée sur la collection d’armes du MRA. Elle admet que les musées ne sont pas soumis aux obligations de la loi 2006 sur les armes : par dérogation, ils ne doivent pas demander l’agrément de collectionneur et n’ont pas les mêmes obligations que tous les autres collectionneurs et détenteurs d’armes.
Mais Valérie Neimetz préconise qu’ils demandent volontairement cet agrément. Ainsi, même les musées seraient soumis à ces obligations, l’enregistrement des armes serait complet et centralisé pour tout le pays et les autorités de tutelle (gouverneur de province et ministère de la Justice) totalement compétentes. Comme Eddy Vos, Valérie Neimetz invoque notamment des raisons de sécurité publique et laisse entendre que des milieux criminels pourraient être intéressés par ces collections. D’ailleurs, dans le PV de l’audition de Dubrunfaut, n’est-il pas écrit que celui-ci pense aussi que les recherches d’armes volées pourraient s’orienter vers le milieu criminel ? » Je n’ai jamais dit ça, s’étonne le conservateur. J’ai d’ailleurs demandé qu’on rectifie ce PV d’audition ! » Cette enquête, accuse-t-il, est orientée pour prouver le danger de la conservation d’armes » potentiellement criminogène « . Il y a des précédents : en s’appuyant sur des motifs semblables, la commissaire avait tenté d’imposer l’agrément de collectionneur au Grand Curtius à Liège, qui dispose d’une collection d’armes. Mais les services juridiques de la Province ont stoppé cette tentative.
Les soupçons du musée
Pour autant, toutes les suggestions de la commissaire ne sont pas rejetées. Comme celle prônant que les collections d’armes des musées soient aussi recensées dans le registre central des armements. » Mais nous ne pouvons qu’être d’accord, répond Paul Dubrunfaut. D’autant que c’est moi-même qui, avec trois autres personnes, suis à la base de la création de ce registre, en 1991 ! »
Au musée, on accepte mal les critiques de la police, et on a des soupçons. Dans l’affaire du soi-disant vol d’armes, le commissaire Vos a auditionné le conservateur en lui posant une série de questions précises sur la gestion de la réserve d’armes. Chose curieuse, les mêmes questions avaient été posées deux semainesauparavant à la Chambre par le député N-VA Ben Weyts dans une question parlementaire écrite adressée à Pieter De Crem, ministre de la Défense nationale ayant tutelle sur le musée. Or, l’enquête n’était pas connue à l’extérieur du musée et de la police fédérale. Plus récemment, en janvier 2014, Karolien Grosemans, députée N-VA, a aussi posé des questions parlementaires sur la collection d’armes légères au MRA. L’affaire des munitions accrédite aussi, aux yeux d’une partie du personnel du musée, l’idée qu’on les » cherche « …
Revenons à Noël 2013. Lors de sa première visite, le commissaire Vos n’avait donc pu établir qu’il y avait un problème d’armes volées. Voilà qu’il s’intéresse aux munitions qu’il aperçoit dans la réserve. Il fixe rendez-vous pour une visite plus approfondie le 29 août 2013. Le chef de la section au MRA accepte de revenir de congé pour la circonstance. Mais Eddy Vos se présente la veille du jour annoncé, avec un officier du SEDEE. Devant l’absence des responsables, et sans mandat, ils demandent qu’on force le cadenas d’une armoire – un acte sur la qualité juridique duquel on s’interroge au musée… Puis, plus rien pendant quatre mois. Selon les responsables de la réserve, ces munitions sont inoffensives. Même le SEDEE va dans ce sens, admet le parquet : selon son rapport, la grande partie des munitions ne pose aucun problème, Et si dans 10 % d’entre elles – estimation du SEDEE – il subsiste quelques faibles traces d’explosifs, il n’y a aucun danger d’explosion, même en cas de manipulation.
Pour autant, Eddy Vos alerte en sens contraire le patron de la sécurité militaire de l’armée et obtient du cabinet du ministre de la Défense une autorisation d’enlèvement avec le SEDEE. Les munitions sont alors enlevées dans les conditions qu’on sait la semaine précédant Noël. Un transport qui sera facturé d’ailleurs au Musée de l’Armée : » Des recettes bienvenues pour le SEDEE, dit-on au musée. Pour un travail inutile… »
Au MRA, on a l’impression que le dossier, qui s’était dégonflé, est maintenu ouvert, prétexte à pouvoir poursuivre des investigations s’éloignant de leur objet d’origine. A quelles fins ? Au parquet, on veut évidemment calmer le jeu. » Le commissaire Vos a toute notre confiance, souligne Laurens Dumont. Au-delà du judiciaire, il a – avec nous – une mission d’ordre public. Mission que nous assumons entièrement en alertant les autorités ministérielles si des problèmes nous semblent se poser. Les fuites, à l’extérieur et au Parlement, peuvent aussi bien être orchestrées depuis l’intérieur du musée. Il y a un débat politique qui n’est pas de notre ressort. »
Diminuer l’autonomie du MRA ?
Selon certains, il y a aussi une tentative de diminuer l’autonomie de gestion du MRA, au sein duquel la section armes est évidemment très importante, et de le soustraire à la Défense nationale pour l’aligner sur des normes finalement arrêtées au ministère de la Justice. Des normes qui évoluent sous la houlette du responsable de la section armes du ministère de la Justice, Filip Ide, un des principaux artisans des durcissements successifs de la législation sur les armes en Belgique : comme en atteste le rapport de la commissaire Neimetz, rédigé en concertation avec lui, il serait l’inspirateur des propositions d’imposer l’agrément de collectionneur à tous les musées.
Il pourrait donc y avoir une sorte de convergence de différents acteurs, au ministère de la Justice, à la police fédérale et au Parlement. Une convergence à laquelle participe la N-VA, qui sous des dehors de rationalisation, souhaiterait en fait affaiblir l’autonomie d’une institution perçue comme l’un des symboles forts de la nation belge ou comme un bastion de l’unitarisme.
Ces dernières années d’ailleurs, de façon larvée, des armes sont parties vers les dépôts régionaux, en Flandre notamment (Brasschaat, Landen, Grobbendonk) ; des blindés et des avions évacués vers le dépôt de Visnaken dans le Limbourg pourraient se retrouver finalement à la casse alors que pour le MRA, dont les budgets sont étriqués, ils seraient utiles comme monnaie d’échange dans des conventions avec les musées étrangers.
Tout cela a rendu le Musée de l’Armée vulnérable. Notamment face à des partenaires privés, comme les sociétés qui y organisent la grande expo 14-18. Le personnel du musée se plaint d’y avoir été très peu associé et déplore que des salles de la Grande Guerre, comme celle des trophées, sont fermées alors que l’exposition se déroule juste à côté… Selon ses organisateurs et le ministre de la Défense, celle-ci assurerait à terme des retombées positives en matière d’images, de fréquentation et de recettes pour le musée. En outre, argumentent-ils, l’institution ne serait pas outillée pour des activités de cette nature (grand public et pédagogique). L’argument ne passe pas bien auprès d’une partie du personnel. Parce que les retombées financières de l’événement seront limitées pour le MRA et parce que » nous avons plein de ressources, en termes de collections comme de possibilités de projets. Mais elles sont sous-exploitées « . Un autre exemple ? » Il y a ici une collection unique au monde d’uniformes des différentes armées de l’époque napoléonienne ainsi que de cartes géographiques de ces armées. Or, jusqu’il y a peu, nous n’étions guère associés au 200e anniversaire de la bataille de Waterloo, en juin 2015 ! Il a fallu des interventions extérieures pour que ça bouge. »
Manoeuvres aux suspicions de relents communautaires, diminution de son autonomie, tendance à la privatisation, management affaibli et disette budgétaire, le Musée royal de l’Armée n’est pas à la fête. Ces questions ont d’ailleurs fait l’objet d’échanges assez animés en commission parlementaire, l’hiver dernier. Certains, comme le député PS Christophe Lacroix, qui a travaillé au MRA, se demandant » si on ne laisse pas pourrir à dessein la situation pour, finalement, ne laisser qu’un cadavre à se partager au niveau communautaire. Ce musée reflète des combats menés par des troupes belges unies dans la souffrance. » Pas sûr que tout le monde le voie encore ainsi.
Par Marc Molitor