Dix ans au placard
Dans un livre percutant qui sort de presse le 15 janvier, un ex-taulard raconte son expérience carcérale : Mes Prisons. Dix années derrière les barreaux, dix années de vide, de ruminations, d’humiliations, de survie… En primeur, extraits choisis
Extraits de Mes Prisons, de Boris Dumont, préface d’Albert Jacquard, éditions Labor.
I l y a une vingtaine d’années, Boris Dumont a agressé un homme à coups de couteau, pour se payer sa dose de drogue quotidienne. Sa victime est restée partiellement paralysée suite à ses blessures. Condamné, en 1985, à dix-huit ans de prison, Boris Dumont en a purgé dix, dont vingt-huit mois de détention préventive à Forest. Dans un livre captivant et poignant, malgré quelques longueurs et répétitions – sans doute inévitables, à l’image de sa détention -, il offre un témoignage rare, authentique, sur le monde carcéral. Enfermé, après Forest, à Gand, Lantin, Namur, Huy, Mons et finalement Verviers, il en connaît un bout sur les taules belges.
Il ne cherche certainement pas, par ce bouquin, à s’absoudre de son crime dont il parle avec une pudeur qui dissimule à peine de très lourds remords. » Je m’en veux autant à moi-même d’avoir ôfranchi la limite » qu’au milieu carcéral d’avoir pourri à ce point un quart de mon existence « , confie-t-il. Mais, pour lui, la prison, même si elle a quelque peu évolué depuis deux décennies, dépasse largement sa mission de privation de liberté. Elle est destructrice et aliénante, alors qu’elle devrait chercher à réhabiliter ceux qui y sont enfermés.
Son récit, bourré de détails, de sensations et d’anecdotes (il a même fait une tentative d’évasion), se double d’une réflexion forcément subjective et néanmoins nécessaire sur la vie en prison. Finalement, qui mieux qu’un détenu peut évoquer cet univers-là ? Ce témoignage constitue, involontairement ou non, un plaidoyer efficace pour une réforme en profondeur du système pénitentiaire, telle que le suggère le rapport de la commission Dupont (du nom du pénaliste de la KULeuven), qui s’est longuement penchée sur la question, et dont on attend les suites parlementaires depuis trois ans…
Premiers pas
« J’avais vraiment peur. J’avais 20 ans. C’était le mois de septembre – le 4, pour être précis – et il faisait déjà sombre quand je suis arrivé. La pénombre rendait la cour aux pavés luisants de pluie encore plus sinistre. En débarquant du fourgon cellulaire, j’ai eu, pour la première fois de ma vie, la sensation très désagréable d’être seul ; vraiment seul et paumé face à un monde dont je ne connaissais rien si ce n’est ce que la télé et le cinéma nous montrent. L’évadé d’ Alcatraz, Brubaker et autres Hollywooderies ne sont pourtant que des images d’Epinal aseptisées qui sentent bon le frais alors qu’une prison ça pue ; ça pue la mort, la rage et le désespoir.
Je n’étais encore que dans la cour mais je me rendais déjà compte que je pouvais ranger au placard – c’est le cas de le dire – tout ce que je savais sur la prison. Le miroir se fissurait sérieusement. J’étais en train de me décaler par rapport à la réalité que l’on m’avait inculquée par médias interposés. J’étais médusé ; bloqué dans la cour humide et ruisselante sans trop savoir que faire, alors j’ai suivi les autres, vu qu’eux, ils semblaient savoir où aller. J’ai gravi à leur suite les quelques marches menant au couloir du greffe. Une porte, une sorte de vestibule, une autre porte et nous y étions.
Une fois dans le couloir, j’ai été frappé par la saleté ambiante ; ça ressemblait à un fumoir de gare tellement l’air était vicié. J’ai sursauté en entendant la première grille claquer dans mon dos et j’ai oublié de répondre à l’appel de mon nom par l’employé du greffe… Quoi de plus normal ? Se faire appeler ôDurant » ou ôDupont », sans un ômonsieur » ou un ôjeune homme » préalable, il faut un certain temps pour s’y faire.
Vers 11 heures 30, j’entends beaucoup de bruit dans le couloir et je me demande ce qui se passe. Pas de chance : je n’ai pas la clé pour aller voir. C’est très dur d’entendre et de ne pas savoir ce qui se passe, d’autant plus que je suis curieux de nature. Je colle donc mon oreille à la porte, j’ai vu faire ça dans des films… mais je n’identifie rien. A la longue, au fil des ans, ça viendra et je parviendrai à reconnaître le moindre grincement dans un couloir. Je saurai même identifier les matons rien qu’au bruit de leurs pas. Certains sens se développent de façon étonnante à mesure que le temps passe.
Les bruits se rapprochent, ce sont des bruits métalliques. J’entends parler mais c’est trop faible pour que je comprenne. La porte finit par s’ouvrir et je vois deux matons et les deux servants : c’est la distribution du repas. Bonne idée, manger ça occupe. Je tends la gamelle cabossée au servant qui, d’autorité, la remplit d’une soupe inodore et presque transparente. Je tends ensuite mon plateau métallique à l’autre servant qui, à l’aide d’une louche démesurée, le remplit à ras bord d’un truc blanc et orangé. Normalement on reçoit un peu d’eau chaude pour faire la vaisselle mais, comme je n’avais pas sorti la cruche préalablement, je n’aurai pas d’eau cette fois-ci. (…)
Survie
Le courrier, en prison, c’est capital. C’est un bol d’air frais qui vient de l’extérieur, c’est une pensée de l’être aimé, c’est son parfum imprégné dans le papier, c’est la vie dans la survie. Il faut en effet savoir que ce n’est que depuis la fin des années 1980 que les téléphones ont fait leur apparition dans les prisons et qu’avant il n’y avait que le courrier pour servir de lien régulier entre le détenu et sa famille. Encore fallait-il savoir lire et écrire, ce qui n’était pas le cas de tout le monde, tant s’en faut, car on estime à plus de 10 % le nombre d’illettrés complets derrière les hauts murs.
Derrière les barreaux, les médicaments constituent la deuxième source d’alimentation des trois quarts des détenus. La consommation quotidienne de pilules et de comprimés au sein d’une prison ne se compte d’ailleurs pas en unités, ni en plaquettes ni même en boîtes mais bien en nombre de cartons à boîtes (!) consommés… Il y a bien évidemment ceux qui doivent prendre des cachets pour raison de santé (médicaments pour le c£ur, par exemple) mais il y a les autres, tous les autres, ceux qui prennent des calmants, des antidépresseurs, des somnifères, des hypnotiques, des neuroleptiques et des barbituriques. Je sais de quoi je parle : j’en ai moi-même pris durant toute une partie de ma détention et parfois à un rythme soutenu. A la prison de Namur, par exemple, j’ai reçu jusqu’à quatorze médicaments par jour et j’étais pourtant loin d’être celui qui en prenait le plus.
L’adaptation, en prison, c’est se rendre insensible aux humiliations quotidiennes en tout genre, c’est réaliser que tout ce qu’on a connu avant est resté devant la porte d’entrée. S’adapter c’est prendre conscience que la vie s’arrête dehors, que dedans c’est la survie, la ônon-vie ». (…) J’ai remarqué que, après quelques mois d’incarcération à peine, j’avais tendance à sombrer dans une sorte de mutisme volontaire. Je ne recherchais plus ou presque le contact des autres et m’enfermais des heures durant dans la lecture et le courrier. En fin de compte, ça a fini par me poser un problème relationnel parce que, maintenant que j’ai été libéré, il me faut toujours du temps pour dépasser la superficialité dans les rapports humains. Il y a aujourd’hui plusieurs années que je suis sorti et, même si cela se passe un peu mieux qu’au cours des premiers mois, je suis encore très loin du compte si je compare à ôavant ». Je peux également rester cloîtré des jours chez moi sans éprouver le besoin de sortir. (…)
L’enfer
Transféré à la prison de Gand, quelques temps avant son procès, Boris Dumont demande qu’on le ramène à Forest. Face au refus de la direction, il entame une grève de la faim. Réaction des surveillants gantois : ils l’enferment au cachot.
Le cachot, généralement, c’est une cellule vide, sans meuble ni fenêtres. Celui-ci ne faisait pas exception à la règle, si ce n’est qu’un des murs était remplacé par une vitre – visiblement blindée – et des barreaux. Par contre, si à Forest il m’était déjà arrivé d’être envoyé au mitard, je n’y avais encore jamais été ni entravé ni tabassé. En fait d’entraves, il s’agissait d’une paire de menottes reliées entre elles par une longue chaîne et de deux sangles similaires à celles utilisées en psychiatrie. Je fus donc attaché par les quatre membres à une sorte de lit de camp placé dans le cachot à cette intention.
Au début, le fait d’être attaché rend n’importe qui enragé ; pourtant, on a beau tenter de se débattre en tous sens pour essayer de se détacher, après quelques dizaines de minutes on se rend compte que c’est inutile et on arrête de lutter contre des liens qui, de toute façon, ne casseront jamais. Une nuit attaché, c’est vraiment l’enfer : pas moyen de dormir, de se retourner, de se gratter. Une nuit attaché. Comme une bête sauvage. Attaché.
Je n’étais pas frais quand, le lendemain, les matons sont venus me demander si j’étais décidé à manger ; pas frais du tout et je les avais tous pris en grippe. La haine s’était installée au plus profond de moi, du bout des doigts à la pointe des cheveux. Non, je ne mangerais pas ; plutôt crever. Une nuit avait suffi pour que, d’un coup, j’exècre ces gens, leur uniforme et l’autorité toute relative qu’il leur confère. Oui, une nuit. Une seule. Je les vomissais tous, ces connards avinés aux méthodes gestapistes. ôPortées de putains et engeances de sorcières », eut sans doute écrit Shakespeare en pensant à eux, avant de les incorporer, hachés menu-menu, dans le chaudron des sorcières de Macbeth. Pour sûr qu’avec pareil ingrédient, la soupe en devint encore plus toxique !
(…) Le deuxième jour de cachot, lorsque j’ai demandé, lors d’un appel, au maton de service qu’il me détache pour que j’aille aux toilettes, je fus sidéré par son refus. Au début, j’ai même cru qu’il voulait me faire marcher ; ce n’est pas possible, pensais-je, que de tels salauds puissent exister. J’avais tort. Complètement tort. Je fus laissé six jours et demi dans cette situation, à baigner dans mon jus, et dans le reste aussi d’ailleurs. C’est humide, ça colle, ça pue. Je suis humide, je colle, je pue. C’est dégueulasse. Ignoble. Je n’ai pas de mots assez forts ni assez justes pour décrire une telle situation et tout ce que l’on peut ressentir. Ça dépasse l’entendement. (…)
La came
Une certaine toxicomanie n’est pas pour déplaire à la matonnerie. En effet, c’est notoire que celui qui fume du hasch a un comportement plutôt ôbaba cool » et que, dès lors, il laisse les autres – matons compris – tranquilles. (…) Ce ôlaxisme matonnal » ne s’étend bien sûr pas aux drogues dures créant une dépendance, car ils n’ont pas envie – et ça se comprend ! – de se retrouver avec des détenus en manque prêts à tout ou presque pour avoir leur dose. L’augmentation croissante, surtout depuis le début des années 1990, de l’usage de l’héroïne intra-muros est d’ailleurs pour beaucoup dans le climat détestable qui règne aujourd’hui dans la plupart des prisons. Bagarres, rackets, vols, menaces sont quotidiens. Les problèmes liés à l’usage de ce type de drogue ont pris une telle ampleur que la matonnerie, ni formée ni informée sur le sujet, est complètement dépassée.
Brigitte m’amenait le shit emballé par petites boulettes de trois ou quatre grammes dans des capotes ou dans des ballons gonflables pour enfants. (…) Je pris donc la dizaine de boulettes qu’elle me remit et les avalai une à une, discrètement, en terminant mon énième café. Je n’avais pas envie d’être pris en ôflag » au retour de la visite et je préférais me forcer à vomir une fois de retour en cellule pour les récupérer. (…) Je dus m’y reprendre à trois fois avant de parvenir à régurgiter toutes les boulettes dans l’évier. (…) Dès que je les eus toutes en main, je m’empressai de les débarrasser de leur enveloppe externe empreinte d’une odeur de vomi qui me soulevait le c£ur. Je regroupai tous les emballages déchirés dans le cendrier et j’y mis le feu afin de ne pas laisser de traces dans le vase hygiénique ou la poubelle. (…)
» Rétablis ou enragés ? »
A force de discuter avec (les matons), je constatai à mon corps défendant que certains étaient de braves types. Certains étaient même, quoique d’une autre manière, plus paumés que moi. Un grand nombre d’entre eux avaient cette prison en horreur et ils étaient aussi en attente de leur transfert vers des lieux moins hostiles. Lantin était bien souvent leur première affectation après une formation éclair de deux semaines et ils étaient nombreux à devoir passer plusieurs jours sur place d’affilée, nuit comprise, car ils habitaient trop loin pour rentrer. Je comprenais dès lors un peu mieux les fréquentes sautes d’humeur de certains. Comment, en effet, ne pas devenir irascible avec de telles conditions de travail.
Il est grand temps que tout le monde réalise que, à part de (très) rares cas ne dépassant pas 1 ou 2 % de la population détenue, tout détenu finit par sortir un jour. La question essentielle est donc : dans quel état voulons-nous qu’ils sortent ? ôRétablis » ou ôenragés » ? Car à quoi peut bien servir une sanction si elle détruit plus qu’elle ne soigne ? A moins que ce ne soit là le but ?
Hormis les détenus affectés, comme partout ailleurs, aux cuisines et aux tâches domestiques, on ne peut pas dire qu’il y avait beaucoup de choix quant au travail. C’était soit le travail en cellule, soit l’atelier. Le travail en cellule consistait à conditionner des savonnettes par 3 ou 4, sous cellophane, pour des offres promotionnelles. Celui qui acceptait voyait dès lors sa cellule envahie par le contenu entier d’une palette chargée de caisses de savons. Des centaines de savons ! Autant dire que, dans une si petite pièce, l’odeur devenait vite entêtante pour ne pas dire éc£urante.(…)
Le temps
Dans quelques mois ça ferait pile cinq ans que j’étais enfermé. Cinq ans ! J’entrerais alors dans ma sixième année. J’en avais le vertige ! Cinq ans de ôrien ». Cinq ans de vide, d’absence et d’inutilité. Soixante mois, dont les seuls souvenirs sont juste une succession d’anecdotes futiles. Soixante mois de ônon-vie », de temps suspendu et de stagnation. S’il y avait eu, à l’époque, la possibilité de suivre une formation ou de réelles études, j’aurais mis tout ce temps à profit, mais ce n’était alors pas le cas. Celui qui effectuait une longue peine en ressortait avec exactement le même bagage que celui avec lequel il était entré.
A force de montrer de la bonne volonté et, surtout, parce que j’étais dans les temps, comme on dit, je fus proposé, pour la toute première fois, à la commission du personnel pour un congé. Il y eut, pour cela, une enquête sociale sommaire qui fut faite au préalable, histoire de voir si j’avais quelqu’un qui puisse répondre de moi durant une éventuelle sortie. L’assistant social extérieur qui fit cette enquête avait aussi demandé à rencontrer les gens chez qui je serais supposé me rendre ; comme si un mec en congé, il allait rester trente-six heures sur place, sans bouger. C’était du n’importe quoi leur enquête. C’était loufoque aussi, car c’est l’épouse de Jimmy elle-même qui se porta garante pour moi (!). Heureusement que l’AS ( NDLR : assistant social) n’a pas vérifié son état civil. En tant que femme mariée, à un ex-détenu de surcroît, elle aurait eu beaucoup de mal à fournir une explication. Moi aussi. (…) Cette première demande de congé fut refusée, bien évidemment. Je crois même qu’elle le fut à l’unanimité. Les premières demandes, elles le sont toutes, refusées. C’est ainsi.
8 h 03, enfin dans la rue. (…) Je regarde autour de moi, m’assure qu’il n’y a personne qui puisse me voir et je pousse un grand cri. Un hurlement. De joie, de rage, de stress, de délivrance. Un cri presque animal. Un cri primal ! Il fait encore noir à cette heure, les phares des voitures sont tous allumés. Ça me fait tout drôle. J’ai l’impression que les conducteurs roulent à une vitesse folle, mais je sais que ce n’est qu’une impression. On m’avait prévenu. (…) 8 h 12, j’entre dans un bureau de tabac et demande deux paquets de Gitanes et le Guardian. Ce journal, c’est surtout pour me donner une contenance, comme ça, si j’ai l’air déphasé, ça fait touriste en goguette et pas mec qui sort de taule. »
Thierry Denoël
» A quoi peut bien servir une sanction si elle détruit plus qu’elle ne soigne ? «
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