Après quinze ans de dirupisme, place à… quatre ans de dirupisme. Cette hégémonie longue durée suscite étonnamment peu de vagues au PS. Preuve d’un parti apaisé, réconcilié, cohérent ? Ou signe d’un débat interne anesthésié ?
Entre les figures de proue du Parti socialiste, la répartition des rôles est bien rodée. Quand tel député cogne, tel autre passe la pommade. Chaque leader possède son registre, son mode d’expression bien à lui. Paul Magnette ? On le croirait sorti d’une série télé. Avec sa belle gueule, son sens de la repartie affûté, son peps, son charisme, le ministre-président wallon ne dépareillerait pas dans The Wire ou House of Cards. Laurette Onkelinx ? Une tragédienne. Pour briller sur les planches d’un théâtre, il ne lui manque ni l’intensité dramatique, ni la puissance vocale, ni même une certaine propension à surjouer. Philippe Moureaux ? Un pur personnage de roman. L’ex-sénateur molenbeekois, pétri de contradictions, capable d’une générosité débordante comme d’une férocité confinant parfois à l’absence totale d’empathie, ferait un protagoniste plus vrai que nature dans l’univers de Balzac ou de Simenon.
Où situer Elio Di Rupo dans cette galerie ? Le Montois est une créature de bande dessinée. Ou un héros de Walt Disney, au choix. Il ressort en tout cas de la ligne claire. Son portrait se brosse en deux, trois traits : noeud papillon rouge, mèche corbeau, chemise blanche. Son discours se résume à quelques vérités simples, qui tournent en boucle dans sa bouche. Quant aux expressions de son visage, elles apparaissent à ce point stéréotypées qu’elles rappellent les smileys d’Internet : Elio enthousiaste, Elio combatif, Elio indigné, Elio en colère, Elio ému… Au gré des circonstances, l’ex-Premier ministre passe de l’une à l’autre attitude, mais jamais son masque de Sphinx, toujours lisse, ne révèle le fond de sa pensée.
Conseiller communal depuis 1982, député depuis 1988, ministre depuis 1992, président du Parti socialiste depuis 1999… Presque trente-cinq ans qu’il sillonne le monde politique belge. Et pourtant, de lui, on sait finalement très peu de choses, hormis une poignée d’anecdotes récitées jusqu’à plus soif. A l’image de Tintin, Spirou, Bambi ou Peter Pan, la trame narrative de sa vie apparaît extrêmement mince – et c’est peut-être pour cette raison qu’autant de citoyens y adhèrent.
Un style de pouvoir à réinventer
Le rapport avec le moment crucial auquel est aujourd’hui confronté le PS ? Celui-ci : en quinze ans de présidence, Elio Di Rupo a imprimé un style fort, d’une efficacité redoutable. Bon an, mal an, alors que les tuiles tombaient en rafale, son parti a continué à séduire un électeur sur trois en Belgique francophone. La performance tient presque de l’anomalie si l’on considère le contexte international. Pendant que le PS caracolait en tête, la gauche sociale-démocrate s’effondrait partout ailleurs en Europe.
Mais il y a un hic. Le style Di Rupo est un style de pouvoir. Par le passé, certains présidents socialistes (Léo Collard en 1965, André Cools en 1974) ont parfois opté pour une cure d’opposition ou, du moins, ne se sont pas accrochés au gouvernement. La doctrine Di Rupo est tout autre : aux yeux du Montois, l’opposition est par nature une catastrophe. » Quand on est dehors, on n’a plus rien à dire, et on ne sait jamais quand on pourra à nouveau rentrer « , a-t-il déjà confié à son entourage proche.
Or, voilà qu’après un quart de siècle au pouvoir, le PS vient de basculer dans l’opposition au fédéral. Le style Di Rupo et l’identité du parti sont donc largement à réinventer. Dans ce nouveau schéma, l’ex-locataire du 16, rue de la Loi sera-t-il encore l’homme de la situation ? La question ne sera pas posée. Elio Di Rupo est en effet le seul candidat à l’élection présidentielle qui se tiendra ces 21 et 22 novembre. L’ampleur du plébiscite sera toutefois intéressante à observer. Car ici et là, des réticences se font jour. » Depuis 1999, j’ai à chaque fois voté pour Di Rupo, avoue cet influent élu de la province de Liège. Il a rénové le parti de fond en comble. Mais là, c’est le mandat de trop, je voterai contre, peu importe qu’il soit seul candidat. » Un jeune mandataire abonde : » Elio a figé le parti, comme son visage. Pendant la présidence intérimaire de Paul Magnette, on a senti un vent de dynamisme. Je regrette qu’il n’ait pas engagé un bras de fer pour garder la présidence. » Un début de fronde ? Pas vraiment. Ces voix-là sont isolées, et aucun fou ne se hasarderait à exprimer publiquement ses doutes. » Le fait marquant depuis les élections du 25 mai, c’est une énorme reprise en main du boulevard de l’Empereur par Elio Di Rupo, constate un socialiste bruxellois de premier plan. Regardez la nomination des ministres : Christophe Lacroix, Fadila Laanan, André Flahaut… Tout porte la marque d’Elio. »
En quinze ans de règne, Elio Di Rupo a façonné un PS centralisé, homogène, soudé. Apaisé, sans doute. Le temps paraît bien loin où le parti était strié de coteries, morcelé en diverses chapelles géographiques ou idéologiques. Qu’on se remémore : en 1996, la grogne interne obligeait Philippe Busquin à organiser en hâte un congrès d’évaluation à Sambreville. En 1988, les fédérations de Liège et de Charleroi se dressaient contre l’accord de gouvernement. En 1981, lors du match pour la présidence, l’outsider Ernest Glinne raflait 48 % des voix face au candidat de l’appareil, Guy Spitaels. En 1979, un ministre des Affaires étrangères PS, Henri Simonet, était désavoué par le bureau du parti sur la question des missiles de l’Otan. Chacun de ces épisodes paraît aujourd’hui impensable. » L’aspect négatif, c’est que le débat interne est totalement anesthésié, décode un cabinettard. C’est un rouleau compresseur qui consiste à dire que, de toute façon, il n’y a pas d’alternative aux compromis noués en gouvernement. Le point positif, c’est que le PS est devenu une formidable machine de guerre. » En un sens, Bart De Wever a lui-même salué la vigueur du rempart PS, en déclarant que le nouveau gouvernement fédéral correspondait pour lui à un rêve et qu’il espérait » ne plus jamais revoir » les socialistes. C’est donc bien que ceux-ci gênent la droite.
Réactualiser le projet de société
Relégué dans l’opposition au fédéral, contraint d’assainir les finances publiques régionales, le PS jouera gros dans les mois à venir. » Mon analyse, avance cet intellectuel socialiste, c’est qu’on a été longtemps surcotés. Alors que les idées de droite progressaient dans la société, le génie d’Elio Di Rupo a été de maintenir malgré tout le PS à un niveau très haut. Mais on pourrait maintenant subir un effet de rattrapage. Je n’exclus pas qu’on soit au début d’une longue phase de déclin. » Pour éviter le scénario du pire, un travail de repositionnement idéologique paraît inévitable. » Il va falloir d’une certaine manière reconstituer le PS, affirme l’ancien bourgmestre de Bruxelles, Freddy Thielemans. L’opposition fait qu’on augmente la dimension idéologique du parti. A trop mettre en avant les individualités, on a peut-être affaibli l’identité générale, ce qui fait la consistance d’un parti. » Avec d’autres mots, Kenza Yacoubi, conseillère CPAS à Molenbeek, défend un raisonnement semblable. » On assiste en Europe à un glissement vers le centre des partis sociaux-démocrates, et en même temps à un regain de la gauche radicale, dit-elle. Ces deux mouvements traversent le PS. Quel discours va-t-on porter dans l’opposition ? On ne va pas pouvoir se contenter de calculs électoraux pour plaire à la fois à l’aile gauche et aux centristes. Car si le gouvernement tombe et qu’on revient au pouvoir, on sera rattrapés par nos contradictions. Il y a un choix à faire en termes de positionnement idéologique. Et cette fois-ci, il ne peut pas en ressortir que du bla-bla. » Le ministre wallon Jean-Claude Marcourt appelle lui aussi à une forme de clarification. » Quel est aujourd’hui le discours de gauche ? On voit bien qu’il y a des nuances très fortes entre Matteo Renzi, Manuel Valls et d’autres. Il faut redéfinir notre vision. »
» On a voté en 2003, en 2004, en 2006, en 2007, en 2009, en 2012 et en 2014, énumère le député fédéral Eric Thiébaut. C’est trop ! Quand on est en campagne, on n’est pas dans le projet. Cela ne permet jamais au parti d’avoir une réflexion sereine sur le modèle de société. Maintenant, on va avoir quatre ans pour réfléchir posément. » Le député wallon Pierre-Yves Dermagne l’admet : » Au gouvernement fédéral, on a actionné tous les freins qu’on pouvait par rapport à ce qu’on considère comme des dérives de droite. Par contre, on n’a peut-être pas assez réfléchi à des alternatives globales sur le financement de la sécurité sociale, la réforme des pensions ou une grande refonte de la fiscalité. »
Jean-Pascal Labille, secrétaire général des Mutualités socialistes, estime lui aussi que le PS doit réactualiser son projet de société. » Le fait est que cette réflexion a été délaissée, dit-il. Cela ne concerne pas que le PS. La classe politique dans son ensemble a été mangée par le court-termisme. » L’ancien ministre des Entreprises publiques identifie un chantier prioritaire : répondre aux » populismes identitaires « . » Le vrai clivage aujourd’hui, c’est le choix entre une société ouverte et une société fermée. Ce clivage-là transcende tous les autres. »
Elio Di Rupo sera-t-il à même de mener ce travail de réflexion, lui qui, à la différence d’un Magnette, a toujours fui les grands questionnements idéologiques ? » Elio Di Rupo est un homme étonnant, capable de se régénérer « , assure le député wallon Christophe Collignon. Le Montois n’a jamais caché sa fascination pour Mitterrand. Or l’ancien président français a eu plusieurs vies : ministre de la Justice pendant la guerre d’Algérie, artisan d’un programme commun avec les communistes, pilote du » tournant de la rigueur « , tour à tour républicain chauvin et Européen fervent. Cette plasticité qui a pu inspirer Elio Di Rupo, sera-t-elle un atout ou un handicap ? » En 2007, on a perdu les élections, rappelle Marc Bolland, bourgmestre de Blegny et ex-député. Malgré la défaite, Elio est resté président, et je ne le soutenais pas. Mais j’ai vu que cet homme-là a été capable de modifier complètement son entourage et de revoir tout le fonctionnement du parti. Dans la situation actuelle, on a besoin de quelqu’un comme lui, qui a de l’expérience tout en n’ayant plus rien à démontrer. Le PS doit rompre avec une certaine bureaucratie interne ronronnante. Vu que c’est sans doute son dernier mandat, Elio pourra se montrer audacieux. »
» Si le PS occupe une place extraordinaire dans le paysage européen, c’est en partie grâce à Elio, appuie Fabian Martin, président de la fédération namuroise du PS. Je ne suis pas totalement acquis à sa cause. Ce n’est pas un gourou. Mais force est de reconnaître que c’est lui qui a amené le rajeunissement des cadres. L’ouverture, ça a permis d’enlever des oeillères, d’oxygéner le parti. Voir arriver chez nous des personnalités du Mouvement ouvrier chrétien, comme François Martou ou Christiane Vienne, ça a été une bulle d’air. Et cette ouverture-là, c’est Elio ! Il incarne ce qu’est aujourd’hui le PS. » Moins enthousiaste, un autre mandataire regrette le » présidentialisme » qui affecte le parti. » Cela suscite des cours et des courtisans. Une grande partie des décisions sont tranchées par un cercle très restreint. C’était moins le cas pendant l’intérim de Magnette, peut-être parce qu’il avait besoin de légitimité. Il devait s’appuyer sur plus de gens, et donc ouvrir le cercle de décision. »
Des officiers taillés pour le pouvoir
Depuis la retraite de Philippe Moureaux et Claude Eerdekens, derniers parlementaires à avoir connu l’opposition, il ne reste plus au PS que des députés formés sur les bancs de la majorité. Et manifestement, ceux-ci peinent à trouver leurs marques dans leurs nouveaux habits d’opposants. Laurette Onkelinx, cheffe de groupe à la Chambre, a débuté tambour battant, flinguant à tout-va le gouvernement Michel. Une stratégie ultra-offensive, au sujet de laquelle Paul Magnette a émis des réserves, dans une interview au Soir. » Cela me fait un peu rire de voir Elio Di Rupo manifester contre des mesures qui ont été en partie décidées sous son gouvernement, ironise un élu. Le changement de rôle, du jour au lendemain, sonne un peu faux. On dénonce les exclusions du chômage, alors qu’hier on nous sommait de voter la mesure le doigt sur la couture du pantalon : c’était ça ou la crise de régime… Dans le cas d’Elio comme de Laurette, le peu de temps entre la sortie de charge et la montée aux barricades crée un effet bizarre. »
Un ancien gradé de l’armada PS dresse une analogie avec les campagnes de Napoléon. Le natif d’Ajaccio a gagné ses batailles grâce à la qualité de ses officiers de rang, bien plus que grâce à ses généraux. Ce sont eux qui transmettaient aux fantassins l’ardeur au combat et les ordres venus d’en haut. » Ces officiers formaient le coeur même de l’armée napoléonienne, ajoute ce passionné d’histoire. Et le PS fonctionne lui aussi, en partie, grâce à des officiers qui portent le titre de conseillers ou de chefs de cabinet adjoints. Le problème, c’est que depuis vingt ans, le salariat PS a été composé pour occuper l’appareil d’Etat, et non pour le contester. Je connais la plupart de ces cadres, je ne les vois pas du tout dans une structure d’opposition. L’opposition requiert un certain état d’esprit, elle pousse à l’incantation, au discours. Cela nécessiterait de sélectionner d’autres profils, plus idéologiques, plus littéraires que les techniciens très pragmatiques dont on a besoin quand on est au gouvernement. »
Tout indique que la direction du PS fait aujourd’hui le pari que la coalition suédoise n’arrivera pas au bout de la législature, qu’elle implosera dans sa seconde année. D’où la virulence de l’opposition, le démarrage en trombe et le choix de laisser le tandem Di Rupo-Onkelinx en première ligne. » Si le gouvernement craque dans dix-huit mois, alors cette stratégie s’avèrera payante, observe un cadre bien informé. Par contre, si on va vers dix ans d’opposition, on vient de rater l’occasion d’amorcer un vrai changement de génération. J’ai l’impression qu’on est partis comme pour un 400 mètres, alors qu’on est peut-être au départ d’un semi-marathon… »
Contacté par Le Vif/L’Express, Elio Di Rupo promet que le PS adaptera d’ici peu ses propositions aux défis actuels. » Dans sa démarche, Elio Di Rupo ne veut pas que l’on définisse le projet du haut vers le bas, insiste sa porte-parole. C’est dans une dynamique d’ensemble qu’il entend continuer à développer, dans les mois à venir, le projet PS. » Des coopérations sont annoncées avec le monde associatif et intellectuel, pour » gagner la bataille des idées « . Quant aux militants, ils seront mobilisés autour de deux thèmes : l’alternative par rapport à un gouvernement de droite et le changement de cap de l’Europe. Quoi qu’il ressorte de cette opération, les socialistes n’auront d’autre choix que d’opérer une vraie révolution culturelle. Parce que la donne politique actuelle est inédite. Et parce que le monde change.
Par François Brabant
Le PS fait le pari que la coalition suédoise n’arrivera pas au bout de la législature