En Colombie, le vélo donne aux plus pauvres des rêves d’Europe et de gloire. C’est la rage de s’en sortir qui écrit l’histoire des escarabajos, les scarabées du peloton. Voyage au pays de Nairo Quintana, l’un des favoris de ce Tour de France 2015.
Il est partout. Derrière ce minibus fatigué qui crache une fumée noire opaque, entre des taxis à l’arrêt devant un feu rouge, en file indienne sur les bas-côtés où débordent des poubelles. Le vélo est chez lui, ici. En Colombie. Et dans la capitale, Bogotá, il n’hésite pas à jouer des coudes avec les autos à l’étroit sur ses 376 kilomètres de pistes cyclables (contre plus de 700 à Paris et 186 à Bruxelles). » Le cyclisme n’est pas le sport le plus populaire, ici. C’est le foot. Mais c’est le plus important, celui qui nous fait remporter des titres « , résume Hector Urrego, journaliste et encyclopédie du cyclisme colombien, baptisé El profesor, par ses collègues de la radio RCN. Depuis 1975 et la première participation au Tour de France d’un escarabajo, le surnom donné aux grimpeurs colombiens (littéralement : » scarabée « ) – c’était Martín Emilio Cochise Rodríguez -, la Colombie a fait du chemin, pointant à la troisième place au classement UCI World Tour 2015 des nations. Une anomalie géographique à l’échelle d’une Amérique du Sud où le pays est le seul à s’être amouraché de la petite reine. Au sud, le Brésil vénère le ballon rond, à l’est les Vénézuéliens tremblent pour le baseball et l’Argentine, elle, adore le rugby, derrière le foot.
Alors pourquoi le vélo, ici, dans un pays qui connaît la guerre depuis 1948 ? Peut-être parce qu’avant d’être un sport, il reste un moyen de transport par nécessité, une solution aux embouteillages en ville. A la campagne, il serait plutôt un ersatz de voiture, ou de moto de petit gabarit. Dans les Andes, les lacets de montagne dévoilent au dernier moment des ouvriers agricoles pédalant péniblement sur l’asphalte brûlant de la route en direction d’une finca (une ferme). Les autos passent à côté à toute allure sans prêter attention, des sportifs casqués les dépassent sur des bicyclettes neuves. Tout juste tiennent-ils tête à quelques hommes à cheval. Bienvenue dans la Boyacá, département rural au nord-est de Bogotá et terre promise du cyclisme colombien. L’endroit a déjà donné au pays Nairo Quintana, vainqueur du Tour d’Italie 2014, son petit frère Dayer, et Fabio Parra, troisième du Tour de France 1988.
Pour El profesor, le cyclisme professionnel d’ici tire sa richesse de la transpiration de ces hommes-là, les plus humbles. La légende nationale, Luis Herrera, dit Lucho, était surnommé le » petit jardinier de Fusagasugá » en référence à son premier emploi. » De nombreux champions colombiens étaient des coursiers d’entreprises privées de pharmacie avant de devenir professionnels « , raconte Hector Urrego depuis son bureau de Bogotá aux allures de musée, avec ses clichés d’Eddy Merckx dédicacés et ses maillots jaunes soigneusement pliés. Cochise n’a pas échappé à la règle : celui qui a remporté quatre Tour de Colombie dans les années 1960 et perdu son père alors qu’il avait deux semaines, a été employé dès 14 ans comme messager d’une pharmacie.
Deuxième du Tour de France 2013, Nairo Quintana perpétue ce roman national. La maison familiale surplombe Cómbita, petite ville de l’altiplano cundiboyacense de presque 13 000 habitants et qui en paraît dix fois moins. A l’entrée d’une boutique de vélo, une caricature de Nairo accueille le visiteur. Paré du maillot rose de leader du Tour d’Italie, l’idole épluche des pommes de terre, la spécialité locale, dans un grand sourire Colgate. Ses jambes sont de métal rouge, celles d’Iron Man. A l’intérieur du magasin, le gérant, Tito Aguilar, n’a pas oublié la première monture du futur champion. » Il avait 15 ans quand il a eu son premier vélo. C’était un VTT ordinaire, lourd, dans les 20 kilos. » Le VTT est ici le vélo du pauvre. Dans la bouche de Tito, le même mot revient comme une évidence pour qualifier la famille Quintana (des paysans andins, avec cinq enfants) : » Modeste « .
Ce VTT était un cadeau de son père, acheté parce qu’il ne pouvait payer le transport à tous ses enfants. Il lui a permis de rejoindre tous les jours l’école technique Alejandro Humboldt d’Arcabuco, une ville voisine. L’établissement scolaire commémore encore son passage. Des affiches géantes à sa gloire flottent à l’entrée, avec en dessous une citation d’Einstein : » Le génie, c’est 1 % d’inspiration et 99 % de transpiration. » Le trajet quotidien avait de quoi faire transpirer et muscler les cuisses du futur grimpeur. L’ado avalait un trajet de 17 kilomètres pour rejoindre l’école, un passage du retour sur une pente à 8 %, 500 mètres de dénivelé positif sur des routes sinueuses et bordées de champs de pommes de terre. Parfois – comme pour ajouter une difficulté – le jeune Nairo tractait une de ses soeurs à l’aide d’une corde.
A 2 950 mètres d’altitude, la ferme des Quintana se découvre. Le rez- de-chaussée a été reconverti en épicerie-bar-étal de souvenirs. Sous un parasol, des porte-clés à l’effigie de Dayer et Nairo au blanc passé attendent de potentiels acheteurs qui, s’ils ne sont pas fans de cyclisme, pourront se rabattre sur un porte-clés de la Vierge Marie. Sûrement une touche personnelle d’une mère à la piété reconnue. Les visiteurs peuvent aussi acheter des tasses marron » faites main « , sur lesquelles figurent l’inscription » Depuis la maison de Nairo, je te rapporte cette petite attention « . Pas de maillots, pas d’affiches officielles à vendre : » Movistar (sponsor de l’équipe de Quintana) interdit qu’on utilise l’image de Nairo « , renseigne une jeune fille, amie des parents, qui les remplace au magasin. Les acheteurs peuvent ensuite poser en photo sous les posters géants de l’idole.
Vélo à crédit mais investissement pour demain
» Les fils à papa ne servent à rien dans le cyclisme. C’est trop dur. C’est pour les plus pauvres. » Rafael Acevedo, directeur de l’équipe Lotería de Boyacá-Razade Campeoneset ancien compagnon de Lucho Herrera chez Café de Colombia, livre l’analyse facile et définitive. » Il vaut mieux avoir dans les mains un vélo qu’un fusil. Le vélo, c’est un mode de vie, ça apprend la discipline. » L’an passé, l’un de ses poulains, Miguel Ángel López, alias » Supermán « , remportait le Tour de l’Avenir et rejoignait l’équipe kazakhe Astana. De quoi motiver encore plus ses camarades de promo. » On a besoin d’argent. On va le chercher avec les dents « , jure Wilson Rodriguez, 21 ans. Sa première bicyclette, Wilson l’a obtenue » en pleurant « , pour que son père » en paie finalement la moitié « . Dans la Loteria, certains ont vu leurs parents l’acheter à crédit, d’autres ont travaillé en plus des cours pour l’acquérir, parfois un ami généreux l’a offerte. Chacun en parle comme d’une étape décisive, un achat obligatoire avant l’éventuel gros retour sur investissement tant attendu. Les cyclistes colombiens se hissent d’abord aux sommets par l’entraide. A ses débuts, Nairo Quintana a reçu un pédalier en cadeau de sa soeur Esperanza, son père lui a acheté un vélo plus compétitif et un vendeur de glaces d’Arcabuco a même investi dans son casque.
En mai, à Paipa, c’est le Festival départemental des écoles de cyclisme. Près de 480 cyclistes de 5 à 23 ans représentent toutes les équipes du département. Rafael Acevedo a remporté sa première victoire ici. Ses frères l’avaient inscrit de force et il avait gagné, en jeans et chaussures de ville. Des années plus tard, il raconte presque en temps réel l’ascension de l’Alpe d’Huez en 1984, au Tour de France, et sa 4e place. Les événements comme Paipa sont les castings géants du cyclisme colombien. Acevedo les écume à la recherche de la perle rare. Il rencontre ensuite les familles » pour les convaincre d’engager leur fils dans le cyclisme car souvent ces jeunes sont des aides à la maison « .
A Paipa, le choix des parents est déjà fait. L’important n’est pas seulement de participer. Après deux heures de route, José Saturnino Gomez dépose ses deux petits-fils. Le grand-père égrène les palmarès. » Le plus petit, Julian, 7 ans, vient de gagner la catégorie enfant, je suis très fier. Les vélos de course des petits m’ont coûté 350 euros chacun, c’est beaucoup, ça nous coûte, et tous les déplacements pour les courses… Mais c’est un investissement, je suis sûr qu’ils seront professionnels plus tard. » Si les Quintana y sont arrivés, pourquoi pas eux ?
Une course enfant se prépare. Une vingtaine de gosses attendent le départ en pleine montée. Un gamin, en tête, passe par-dessus son guidon et amène avec lui cinq de ses copains. Il se relève, se fait bousculer par les derniers partis, tombe de nouveau. Il repart, dents serrées, toujours décidé à gagner. Javier Gómez, 23 ans, a été repéré par Acevedo, lors d’une course comme celle-ci, qu’il avait remportée. Gomez s’est illustré en février avec sa victoire sur la classique de Combita. Passé pro à 18 ans, il a abandonné les chantiers et gagne dans les 2 000 euros par mois quand les émoluments de ses équipiers plafonnent autour du salaire minimum (230 euros). » Avec la Loteria, j’ai appris à analyser la route, les adversaires, à gérer mes efforts. Avant, j’allais le plus vite possible du début à la fin sans me poser de questions. » La Loteria s’entraîne six jours par semaine durant lesquels son équipe élite parcourt environ 650 kilomètres. Rien à envier aux canons des équipes européennes.
Cette professionnalisation remonte aux années 1980. Les pionniers colombiens investissent un peloton alors surtout européen et qui prend de haut ces frêles grimpeurs susceptibles de s’envoler au premier coup de vent. Mais sous les ordres de Rafael Niño, directeur sportif de la mythique équipe Café de Colombia, les scarabées gagnent très vite le respect de leurs adversaires. D’abord, ils parviennent à remporter les étapes de montagne, mais lâchent des minutes par dizaines en plaine et dans les chronos. Alors, en 1987, au Tour d’Espagne, Niño intime à ses hommes de dynamiter la course dès que la route s’élève. Un train infernal qui coûte l’abandon et la mise hors-délais de 35 coureurs lors d’une 7e étape d’anthologie. Et qui assure Lucho Herrera de la victoire finale.
C’est de ces folles échappées que les jeunes de La Loteria-Raza de Campeones se nourrissent. Tous parlent de Giro, de Vuelta, de Tour de France, de l’Alpe d’Huez ou du Zoncolan. Et ces victoires s’arracheront en montagne. Logique, pour Rafael Acevedo : » Ici, ce sont les grimpeurs qui gagnent de l’argent et vont en Europe. » Les courses locales sont des toboggans avec des pentes à gravir et dévaler d’une vingtaine de kilomètres où le sprinteur n’est pas invité à la fête. Rafael Niño tempère les enthousiasmes. » Beaucoup veulent aller en Europe. Peu y arrivent. La Colombie manque de structures de formation. »
Mais elle veut rêver en grand. A Bogotá, la ciclovia s’achève. Les voitures reprennent tant bien que mal leurs droits et, dans un taxi, la discussion dévie sur le cyclisme. L’histoire des grands noms déroule sans surprise : Cochise, Herrera, Quintana… Et le chauffeur à la conclusion : » La Coupe du monde de foot, on peut se l’accrocher ! Mais le maillot jaune, ça, c’est pour bientôt ! » De quoi booster encore la vente des tasses marron des parents Quintana.
Par Jean-Baptiste Mouttet / © Pédale !
Les fils à papa ne servent à rien dans le cyclisme. C’est trop dur. C’est pour les plus pauvres