Des décideurs belges acceptent de nous parler de leur pratique de la méditation. Une méthode qui fait son chemin dans l’entreprise, à une époque où un cadre sur cinq se dit au bord du burn-out.
En Belgique, de plus en plus de grands patrons pratiquent la méditation dans leur vie privée. Plusieurs d’entre eux sont même convaincus que la mindfulness (pleine conscience) a sa place au sein de leur entreprise. Jusqu’ici, ils sont restés discrets sur le sujet. Aux Etats-Unis, bon nombre de CEO affichent ouvertement leur engagement ( » They came out of the closet « , proclame Arianna Huffington, la fondatrice du Huffington Post, reprenant une expression utilisée jusqu’ici pour ceux qui révélaient leur homosexualité) et ont fait des techniques contemplatives l’un des traits essentiels de leurs sociétés. Rien de tel chez nous. Les mindful managers belges craindraient-ils qu’on les considère comme des mystiques, déconnectés des réalités du monde ? Ou ont-ils peur qu’on voie dans leur projet de former leurs équipes à la méditation un moyen paternaliste de s’assurer que ces collaborateurs » tiennent le coup » face à un rythme de travail accru ? Quelques-uns de ces décideurs ont néanmoins accepté de témoigner.
Yves Poullet fait entrer la méditation dans sa banque
Des fenêtres de son bureau, dans l’une des tours du boulevard Albert II, Yves Poullet a une vue imprenable sur le centre de Bruxelles. Le patron d’Euroclear Bank, la banque des banques, a tenu à nous recevoir entouré de quelques-uns de ses collaborateurs. Point commun : tous pratiquent la méditation, plus ou moins régulièrement. Mais surtout, ils ont récemment créé, au sein de l’établissement, une » cellule mindfulness « . Objectif : faire entrer la pratique méditative dans l’entreprise.
» Vu le contexte financier international, notre institution doit affronter des changements à un rythme accéléré, explique Yves Poullet, qui a suivi une formation pleine conscience en 2013. Elle doit adapter ses services aux clients et prendre la mesure des évolutions technologiques. Chez nous comme dans d’autres sociétés, nous sommes de plus en plus connectés, y compris à domicile. Je m’attends dès lors à ce que la méditation devienne un complément indispensable à notre mode de vie. Elle permet de mieux gérer son stress et donne plus de confiance en soi. »
En mai et juin derniers, vingt membres du personnel d’Euroclear ont participé, sur base volontaire, à un premier programme pilote financé par l’entreprise et organisé après les heures de travail. En septembre, dix-huit personnes ont pris la relève, guidées par un autre formateur, avec un programme plus spécifiquement lié au contexte professionnel. » Nous avons tenu à ce que les groupes soient composés de collaborateurs de niveaux hiérarchiques différents, pas seulement de cadres supérieurs, insistent les membres de la cellule. Nous voulions aussi un mélange de convaincus et de simples curieux. Nos bureaux de Londres et Paris attendent les résultats avec intérêt. »
Yves Poullet assume totalement le mariage entre sagesse et business : » A partir du moment où l’entreprise finance la formation, il est logique qu’elle en attende un retour. Rendre nos collaborateurs plus efficaces, plus résistants, mieux capables de s’adapter, et donc à terme plus productifs, est une opération win-win, pour autant bien sûr que la formation respecte certaines valeurs. » Le CEO déplore un malentendu : » Certains assurent que la méditation n’a pas sa place dans le business, car ils s’imaginent qu’elle conduit à planer, à faire le vide en soi. Or, la pleine conscience, c’est au contraire être plus présent, c’est vivre avec plus d’intensité. On voit trop de réunions où les participants sont distraits, n’écoutent pas, utilisent leur BlackBerry. Quand on se replie sur soi, quand on rumine, on n’est pas présent aux autres. »
Un bilan des formations organisées par la banque est prévu en fin d’année. » Nous déciderons alors s’il convient d’officialiser l’initiative et de l’élargir à d’autres parmi nos 2 500 collaborateurs en Belgique, confie Yves Poullet. Je ne pars pas du principe que cela convienne à tous. » Entre-temps, quelques enthousiastes ont pris l’habitude de se retrouver le jeudi midi, avec leur tapis de yoga, dans l’une des salles de l’entreprise, pour une heure de méditation guidée.
Charles-Antoine Janssen, businessman méditant
» Ne m’appelez pas avant jeudi, nous demande Charles- Antoine Janssen. Ces trente-six prochaines heures, je suis en retraite silencieuse à Chiemsee, en Bavière. » L’associé-gérant de Kois Invest et administrateur d’UCB participe aux rencontres du Mind and Life Summer Research Institute, une plate-forme pour chercheurs européens en neurosciences et en sciences contemplatives, dont il est membre du conseil d’administration. Agé de 43 ans, le fils aîné du baron Daniel Janssen est l’un des businessmen belges les plus engagés dans la pratique de la méditation pleine conscience. Et cela depuis plusieurs années. » J’ai découvert la méditation dès l’âge de 16 ans, grâce à une amie de ma mère adepte du zazen, la posture assise du bouddhisme zen, nous raconte-t-il au terme de sa période de silence. A 30 ans, je me suis mis au yoga. En 2001, je suis allé avec mes frères au Népal. Nous avons passé trois mois dans plusieurs monastères où le moine Matthieu Ricard, docteur en génétique cellulaire, nous avait conseillés de nous rendre. Aujourd’hui, la méditation fait partie de mon quotidien. »
Chaque matin, Charles-Antoine Janssen se lève tôt pour avoir le temps de pratiquer une demi-heure à une heure de yoga et de méditation. Il lui arrive de couper sa journée par une pause méditative et, le soir, préfère s’endormir après un quart d’heure de méditation. » Au travail, la pratique génère un équilibre attentionnel qui permet de se concentrer sur un sujet de manière prolongée, assure-t-il. Elle augmente l’équilibre émotionnel et aide à explorer les motivations de nos comportements. Etre connecté à soi se traduit par des échanges plus fructueux avec les collaborateurs. Percevoir que nos actions font partie d’un tout peut insuffler un comportement plus éthique. »
Quand, il y a dix ans, il a introduit la mindfulness au sein d’une filiale qu’il dirigeait, les réactions n’ont pas manqué : » On a trouvé mon initiative bizarre. Quand j’ai intégré avec plus de rigueur la méditation dans une autre filiale du groupe, j’ai été confronté aux mêmes réticences, alors que la plupart des participants se montraient enthousiastes et semblaient en avoir tiré un bénéfice. Mais les temps ont changé. Google a publié Search Inside Yourself, le livre qui relate l’expérience de la société californienne dans ce domaine. Par ailleurs, les entreprises sont confrontées à l’explosion des cas de burn-out. Désormais, les employés souhaitent que leur job ait du sens, qu’ils puissent se développer humainement sur leur lieu de travail. A l’instar de la Harvard Business School et du Massachusetts Institute of Technology, l’école de commerce Solvay, à Bruxelles, s’apprête à inclure la mindfulness dans son curriculum. »
Sandro Sinigaglia, formateur dans son entreprise
Manager dans l’une des grandes institutions bancaires de Belgique, Sandro Sinigaglia, 45 ans, a commencé la méditation il y a une dizaine d’années. Il la pratique quotidiennement, entre quinze et quarante-cinq minutes par jour. » Cela m’aide dans mon boulot « , précise-t-il. Il y a quatre ans, il a décidé de devenir instructeur MBSR (gestion du stress par la pleine conscience). Il a été formé par la Medical School de l’université du Massachussetts et par l’Association pour le développement de la mindfulness. Il donnera prochainement un cycle complet de méditation pleine conscience dans son entreprise.
» J’ai répondu à un appel d’offres et décroché le contrat, confie-t-il. La banque finance la formation, livre et CD compris. Un bref entretien individuel avec chaque postulant est prévu avant son admission au programme, dans le but de s’assurer de son engagement. Les huit séances de deux heures et demie, étalées sur deux mois, se déroulent après les heures de travail. Elles comportent de la méditation assise, de la marche méditative, du yoga et du scan corporel. S’y ajoute une journée entière de méditation en silence, avec des repas tout aussi silencieux. Les participants vont acquérir des outils qui leur permettront d’améliorer leur résilience au stress et d’objectiver leur perception des difficultés et opportunités liées à leur travail. Le cycle devrait aussi les aider à résoudre les défis de manière plus créative, à améliorer leur faculté d’adaptation au changement et à développer leurs relations au sein de l’entreprise. »
Matthieu Vanham a convaincu une partie de son personnel
Cofondateur de Vedi, société spécialisée dans l’impression publicitaire digitale grand format (à Gosselies), Matthieu Vanham a suivi il y a deux ans un cycle MBSR. Il continue à pratiquer et a engagé une partie de son personnel dans la démarche : » Non seulement, je suis quelqu’un de nerveux, mais en outre, je dirige une entreprise confrontée à des délais à respecter ultracourts, à une pression du marché intense et à des temps de réaction de plus en plus rapides liés au développement de la vente par Internet. J’ai cherché une solution pour vivre mieux ces conditions de travail. Avant, les contrariétés m’énervaient, je montais dans les tours. Aujourd’hui, je prends conscience de mes émotions et, en cas de fortes tensions en réunion, il nous arrive d’interrompre la séance pour aller respirer. »
Ses collaborateurs le disent » plus serein, plus disponible, plus à l’écoute « . Cinq d’entre eux, parmi les plus soumis au stress, ont accepté de participer à un cycle de méditation en entreprise. En juin dernier, les quatre premières séances de trois heures chacune leur ont fait découvrir les fondements de la méditation pleine conscience. Les quatre dernières séances, au cours du mois de septembre, ont été consacrées à la mise en pratique de la mindfulness dans le management. » Bien sûr, je n’assiste pas à ce programme, vu mon rapport d’autorité avec les participants, précise Matthieu Vanham. Le mot « méditation », un peu mystérieux, fait peur à certains, mais un seul des employés appelés à bénéficier du cycle m’a dit que cela ne l’intéressait pas. »
Tôt le matin, le chef d’entreprise médite chez lui, assis sur un banc. Une appli pour smartphone lui permet de mesurer le temps. » La séquence de vingt-quatre ou trente-deux minutes comporte quatre phases, détaille-t-il : la respiration, l’attention aux sensations corporelles, aux sons perçus et aux images et pensées qui me viennent à l’esprit. Méditer est une forme de sport, pas un médicament. Il faut s’entraîner régulièrement et c’est parfois désagréable. La démarche relève de ce que j’appelle l' »écologie spirituelle », l’économie d’énergie face au stress. »
Par Olivier Rogeau