Des CPAS sous haute surveillance

Depuis plusieurs années, le pouvoir fédéral s’attaque aux tricheurs. Sa cible : les faux bénéficiaires des CPAS, notamment. Cette fraude reste pourtant marginale, comme le démontre l’enquête sur le terrain du Vif/L’Express. Les centres d’aide dénoncent un arsenal démesuré contre la fraude qui réduirait fortement leur autonomie.

« Les pauvres ne sont pas la priorité de l’Etat fédéral. Ce qu’il nous dit, c’est : « Prenez-les en charge », déclare Stéphane Roberti, président Ecolo du CPAS de Forest, qui pointe surtout une évolution des esprits. Les pauvres ne sont plus vus comme des victimes d’un système mais comme des paresseux responsables de leur sort.  »

Aujourd’hui, il y aurait d’un côté les travailleurs, et de l’autre, les assistés, potentiels fraudeurs. Ainsi éclatent régulièrement çà et là des exemples de triche. Comme Martine, 41 ans,  » seule « , avec un fils de 9 ans à charge. Lors de la visite à domicile, l’assistante sociale doute de l’adresse effective. Dans l’appartement, il y a peu d’effets personnels et un voisin signale que Martine n’y vit pas, mais qu’elle sous-loue son petit logement. Au cours d’une seconde visite, très matinale et improvisée, une autre dame ouvre la porte à l’assistante sociale. Elle affirme être la cousine de Martine, qui est absente. Sûre d’avoir découvert une fraude, l’assistante sociale contacte la police. Celle-ci se rend alors chez l' » ex-compagnon  » de Martine, salarié et propriétaire de son immeuble, et constate la présence de Martine et de son fils. Le CPAS lui a alors supprimé son revenu d’intégration sociale (RIS).

Combien y a-t-il de Martine ? Maggie De Block, ancienne secrétaire d’Etat Open VLD à l’Intégration sociale dans l’équipe Di Rupo, s’est emparée du sujet, considérant que  » l’argent public doit aller aux personnes les plus démunies « . Elle a commandé un audit sur la fraude aux RIS, qui prouve qu’entre mars et octobre 2013, moins de 5 % des revenus d’intégration se sont révélés irréguliers. Dans la plupart des cas, ce sont les revenus non déclarés qui pèchent. Vient ensuite la situation familiale. Finalement, la fraude demeure marginale, tout autant que les montants fraudés : 1 685 euros en moyenne.  » Le soupçon de fraude ou d’abus qui tend à peser sur les bénéficiaires de prestations sociales se révèle largement non fondé « , souligne Stéphane Roberti. En off, des centres d’aide reconnaissent cependant que le contrôle n’est pas toujours à la hauteur de ce qu’il devrait être : les fonctionnaires ne se rendent pas au domicile des bénéficiaires, faute de temps et de moyens. Voire par crainte de voir les visites tourner au vinaigre.  » Les assistants sociaux sont très souvent des femmes. Il n’est pas toujours évident pour elles de se rendre seules chez les gens…  »

Des contrôles renforcés

Depuis juillet 2013, pour encourager les CPAS qui luttent contre les tricheurs, l’Etat fédéral attribue un bonus financier pour chaque cas de fraude détecté. Certes, les bataillons de  » contrôleurs  » sont encore bien faibles, mais les équipes chargées d’enquêter se sont étoffées très récemment : sur le modèle de la Ville de Gand, les CPAS de Charleroi et de Namur, par exemple, ont mis en place des cellules dédiées. Les CPAS sont aussi fortement invités à intensifier les échanges d’informations, notamment via la Banque Carrefour, banque de données sociales et fiscales.

On manque encore de recul pour voir si les centres d’aide ont, ou non, modifié leur politique sociale. Mais sur le terrain, des associations de défense des allocataires sociaux rapportent que les contrôles se seraient renforcés et les visites à domicile à l’improviste se seraient multipliées. Des CPAS  » traqueraient  » même leurs bénéficiaires sur les réseaux sociaux. Ainsi, un jeune homme qui disait vivre seul, mais qui se présentait en couple sur sa page Facebook, s’est vu refuser le RIS.  » Il n’existe pas de veille organisée des réseaux sociaux, nous pouvons utiliser ponctuellement ce support pour dépister un abus, une fraude « , explique un travailleur social. Les étudiants, qui représentent plus de 12 % des usagers, seraient les plus contrôlés.

Officiellement, les 262 centres publics d’action sociale versent le RIS à 102 583 bénéficiaires sous cinq conditions : avoir plus de 18 ans, être belge, résider en Belgique, ne pas dépasser un certain plafond de revenus et s’engager dans une recherche d’emploi. Les quatre premières se vérifient  » sur pièce « , la dernière, plus floue, est soumise à la seule appréciation du CPAS. C’est-à-dire de l’assistant social et/ou du comité d’aide. En pratique, l’allocataire doit prouver sa  » disposition à travailler  » et justifier ses efforts de recherche. La loi ne prévoit pas de démarches particulières à entreprendre. Une femme peut promettre d' » entamer une remise à niveau « , un jeune homme d' » effectuer des recherches d’emploi actives « … Aux yeux des travailleurs sociaux chargés de leur suivi, ces engagements sont considérés comme positifs, ou non.

Durcissement des règles

Le CPAS peut, par ailleurs, imposer la signature d’un contrat d’intégration reprenant une série d’obligations à remplir. Une démarche comparable à celle de l’Onem sur le fond, mais généralement appliquée de manière moins brutale.

D’aucuns, comme l’Association de défense des allocataires sociaux, accusent cependant des CPAS de se substituer à l’Onem. Cette  » disposition à travailler  » serait ainsi évaluée de plus en plus sévèrement par des centres d’aide. Exemple : un grand CPAS wallon aurait inscrit dans son vade-mecum que les exclus du chômage doivent  » continuer à respecter les termes du contrat imposé par l’Onem, afin de pouvoir être réadmis à l’issue de la période de sanction « .

Les conditions pour obtenir le RIS ne cesseraient donc de se durcir. Les usagers pointent des  » zones grises « , qui conduisent parfois à des situations  » cocasses « . Jean-François, après avoir habité chez les parents de sa compagne, déménage et loue un appartement. Il demande l’aide du CPAS. Réponse négative : pourquoi ne pas faire appel à vos beaux-parents ou continuer d’habiter chez eux ? Quant aux étudiants, ils doivent montrer  » une détermination sans faille, être méritants et convaincre de l’opportunité de suivre un cursus, en évitant les cursus marginaux « .

C’est que, même si les réglementations restent de la compétence du fédéral, les CPAS appliquent ces règles avec pas mal d’autonomie. Des situations sociales identiques peuvent alors déboucher sur des analyses et des aides différentes. Mais à y regarder de plus près, les CPAS sont de plus en plus surveillés afin de traquer la fraude sociale. Ainsi, l’arsenal des sanctions vis-à-vis des centres d’aide s’est renforcé ces dernières années et aurait réduit fortement leur autonomie. L’Etat fédéral, dans deux arrêtés et une circulaire signés par Maggie De Block et datés de 2013 et de 2014, exige qu’ils effectuent systématiquement une visite à domicile. Ce n’est pas tout : depuis juin 2014, un système de clignotants a été mis en place. A chaque demande de remboursement du RIS déposée au fédéral par un CPAS, le ministère vérifie si les données jointes au dossier correspondent avec celles détenues par le fédéral : certificat médical, extraits de compte, allocations pour personnes handicapées, allocations familiales… En cas de manquement, le  » blâme  » tombe : un simple rappel à l’ordre, puis, après trente jours, s’il n’a pas convaincu, le CPAS reçoit une sanction financière.  » Tout cela peut sembler de peu d’importance. Mais on comprend la frilosité grandissante des CPAS à accorder quoi que ce soit, tant la peur des sanctions financières les paralyse « , convient Pierre De Proost, directeur général au CPAS de Molenbeek-Saint-Jean. Et de pointer que si des pans entiers de la sécurité sociale sont transférés aux entités fédérées, simultanément, le fédéral reprend en main une centralisation des contrôles des allocations octroyées par le pouvoir local. Du jamais-vu.

Dès lors, comment seront accueillis les nouveaux exclus de l’assurance-chômage liés à la réforme de décembre 2011, décidée sous le gouvernement Di Rupo et qui limite à trois ans le droit aux allocations d’insertion ? Entrée en vigueur ce 1er janvier, cette mesure concerne, selon l’Onem, 19 000 personnes, essentiellement des francophones, dont moins de la moitié devraient recevoir un soutien financier de la part des CPAS. Et les autres, ceux qui n’y auront pas droit ?  » Ils disparaissent des radars. Il s’agit clairement d’une politique d’austérité menée sur le dos des pouvoirs locaux, s’insurge Pascale Peraita, présidente socialiste du CPAS de la Ville de Bruxelles. L’Etat fédéral est d’une hypocrisie totale : il allège son budget en nous refilant ses missions ! Surtout, les francophones sont les dindons de la farce : ce sont eux qui en paient majoritairement le prix !  »

La première mesure  » anti-fraudeurs  » et/ou  » anti-francophones « , pour reprendre les mots des interlocuteurs que Le Vif/L’Express a rencontrés, est venue bien avant janvier 2015. Ainsi, par exemple, en juillet 2004, l’exécutif Verhofstadt – associant les libéraux et les socialistes – a adopté le plan, controversé, d’activation des chômeurs, qui consiste à superviser les efforts qu’ils fournissent pour trouver un job. Après trois évaluations négatives, le chômeur est exclu et voit ses allocations supprimées. Jusqu’à présent, les différentes études ont montré que les Wallons et les Bruxellois sont proportionnellement davantage sanctionnés. Et au regard des évaluations publiées par l’Onem, pour 3 210 exclus en Flandre, 13 500 le sont en Wallonie – presque cinq fois plus de chômeurs exclus dans le sud du pays, suite à la dernière mesure Di Rupo. D’après Jef Maes, chef d’études à la FGTB, c’est simple :  » Le taux de chômage est beaucoup plus élevé en Wallonie. En Flandre, on compte une offre d’emploi pour dix chômeurs, alors qu’en Wallonie on parle d’une offre pour trente chômeurs.  »

Quant à l’équipe de Charles Michel, elle vient de discrètement durcir la dernière réforme, au moins sur deux points, passés quasi inaperçus. Le premier concerne les jeunes qui sortent des études : depuis le 1er janvier, ils ne peuvent plus bénéficier d’allocations d’insertion au-delà de 25 ans, contre 30 ans auparavant. Concrètement, l’étudiant devra désormais clôturer son cursus à 24 ans, de quoi pénaliser celui qui n’aura pas eu un trajet scolaire sans faute. Autre mesure : dès septembre prochain, les jeunes de moins de 21 ans devront posséder au moins un diplôme secondaire pour avoir droit aux allocations d’insertion. A la clé pour l’Etat fédéral, des économies de 62 millions d’euros en 2015, et de 175 millions dès 2017.  » Ce sont encore une fois les francophones qui sont le plus durement touchés et, parmi eux, les jeunes qui ont un parcours difficile. Il ne s’agit pas de mesurettes mais de bombes à retardement. En Région bruxelloise, par exemple, plus d’un jeune sur trois sort de l’école sans diplôme secondaire. Eh bien, désormais, ce jeune passera directement par la case CPAS !  » poursuit Pascale Peraita. Et de pointer d’autres mesures illustrant le  » sérieux coup de barre à droite  » actionné par le gouvernement Michel Ier. Ainsi, comme vient de l’annoncer le ministre CD&V de l’Emploi Kris Peeters, toute fraude détectée entraînera désormais la suspension des allocations de chômagependant minimum un mois, au lieu d’une semaine jusqu’ici. Résultat, selon Claude Emonts, président de la Fédération des CPAS wallons et également président PS du CPAS de Liège, ces chômeurs viendront frapper à leurs portes pour compenser cette perte temporaire de revenus.  » La question des droits mais aussi des devoirs fait partie de l’assurance-chômage, répond Denis Ducarme, chef du groupe MR à la Chambre. Ces mesures doivent être expliquées, mais elles gardent leur pertinence, l’idée étant de sortir les gens de la dépendance et de les intégrer au marché de l’emploi.  »

 » Show me the money !  »

Du côté francophone et évidemment à gauche, on fait une tout autre analyse. Ces réformes, en cours donc depuis dix ans, entraînent des  » effets pervers « , mettant à mal la cohésion nationale. Les présidents de CPAS que Le Vif/L’Express a interrogés accusent la Flandre (et les libéraux francophones) de rompre  » sans états d’âme  » avec le principe de l’équité sociale, à la base des solidarités financières au sein de tout Etat fédéral. Chez les libéraux, on s’agace :  » Ce n’est pas crédible. Les socialistes auraient-ils été absents des gouvernements ces dernières années, dites-moi ?  » interroge l’un d’entre eux.

 » Lorsque les chômeurs sont dirigés vers les CPAS, il n’y a pas de gain budgétaire pour le fédéral « , souligne Alexandre Lesiw, directeur général au SPP Intégration sociale. Pour aider les CPAS à amortir cette  » masse  » de nouveaux exclus, le gouvernement Di Rupo a ainsi dégagé 63 millions d’euros, dont 20 millions uniquement à destination des CPAS. De même, il a promis un transfert de moyens : les allocations distribuées par les centres d’aide sont en partie financées par l’Etat fédéral, soit à hauteur de 55 % en moyenne, jusqu’à 70 % pour les  » gros  » CPAS, le solde étant à charge des communes. Il est prévu d’augmenter l’intervention fédérale de quelque 3 %.  » Show me the money ! Nous n’avons encore rien vu, rien du tout. Jusqu’à présent, ce n’est même pas acté au prochain budget « , s’inquiète Pascale Peraita.

La rallonge fédérale sera-t-elle suffisante ? Les CPAS en pointent vite les limites. Cette masse financière ne reflèterait qu’imparfaitement la réalité des nouvelles charges qui incombent aux collectivités locales. En effet, pour faire face à l’afflux des demandeurs, les CPAS doivent recruter du personnel. Certains voient brusquement décupler leurs effectifs, supportés, cette fois, par la tutelle communale. Mais  » on sera confronté à des choix. On pourrait devoir se priver de certaines missions de soutien et d’insertion sociale, comme l’aide familiale « , épingle Philippe Defeyt, président du CPAS de Namur, étiqueté Ecolo, qui laisse supposer une augmentation de la fiscalité locale. Car, si  » cette politique fédérale a des conséquences financières sur les CPAS, elle en a aussi sur les communes « , le financement fédéral des allocations distribuées par les CPAS n’étant pas total. Avec un effet pervers supplémentaire : la charge financière sera plus lourde dans les communes pauvres, puisque c’est tout simplement là que vivent les plus précaires, dans des quartiers où les loyers sont moins élevés qu’ailleurs.  » Nous ne sommes quand même pas que des Mister Cash ! s’indigne Claude Emonts. Or, nous craignons de voir la nature de notre travail changer, avec une gestion administrative des dossiers qui supplantera une gestion sociale.  »

Par Soraya Ghali Photos : Christophe Ketels/BelgaImage pour Le Vif/L’Express

 » Lorsque les chômeurs sont dirigés vers les CPAS, il n’y a pas de gain budgétaire pour le fédéral  »

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