Pas facile de faire affaire avec les Japonais ! Quelque 200 entrepreneurs belges, en mission au Japon, se sont frottés à la dure réalité des usages locaux. Récit d’un parcours d’obstacles
A 8 heures du matin, les brocolis restent un peu en travers de la gorge. Hôtel Hilton, Nagoya. Autour de la table, une quinzaine de chefs d’entreprise belges et japonais font connaissance, devant des assiettes de haricots en salade et des croissants. Un mélange évident de genres et de cultures, qui résume à lui seul la saveur complexe de la mission économique emmenée au Japon par le prince Philippe, à la mi-juin. S’ils ne le savaient déjà, les participants, chefs d’entreprise, conseillers ministériels, représentants de fédérations patronales et de chambre de commerce et attachés à l’AWEX (Agence wallonne à l’exportation) auront appris que les affaires ne se règlent pas de la même façon dans tous les coins du monde. Et qu’au Japon on ne conclut d’alléchantes négociations commerciales que si l’on y met les formes.
Les Japonais présents lors de ce petit déjeuner consacré aux biotechnologies s’expriment… en japonais. Ici, les chefs d’entreprise ne sont pas nombreux à parler l’anglais. » C’est le premier obstacle aux affaires, confirme Marc-André Vyncier, directeur régional des ventes chez Automatic Systems. Surtout quand il s’agit de s’échanger des informations techniques. » Ce n’est pas Jean-Claude Van Cauwenberghe qui s’en offusquera : le ministre-président de la Région wallonne ne connaît pas non plus la langue de Shakespeare. » Les nouvelles générations apprennent l’anglais, mais les plus de 30 ans recourent plus facilement aux services d’un interprète plutôt que de se mettre à l’étudier « , confirme Jonathan Widart, fraîchement recruté par la société rochefortoise Choc & Sweets, en raison de sa formation en commerce extérieur et de sa connaissance du japonais.
17 heures, dans un autre grand hôtel de Nagoya. L’interprète s’embrouille un peu dans les termes techniques. Autour de la table, le représentant de la firme belge Automatic System explique au ministre-président wallon comment les Japonais du groupe Itoki Corporation ont découvert l’existence de l’entreprise grâce à Internet. Un premier contact est pris en juin 2002. Cinq mois plus tard, le contrat est signé. Les Belges livrent désormais au Japon leurs équipements de contrôle d’accès pour piétons et véhicules : les premiers d’entre eux ont été placés à Tokyo l’an dernier. Auparavant, ils ont été priés d’adapter leurs machines à la réalité locale : une alimentation électrique en 100 volts et des conditions climatiques extrêmes, qui imposent l’installation d’air conditionné pour les équipements.
Conclure en cinq mois, avec des Japonais, c’est presque un rêve. Alors que les Américains peuvent trancher en trois mois, les Nippons mettent parfois plus d’un an à se décider et à accorder leur confiance à un partenaire étranger. » Quand ils sont intéressés par un projet en Belgique, ils viennent parfois nous rendre visite à 3 ou 4 reprises, en envoyant chaque fois des spécialistes différents, raconte Bernard Hanin, directeur général de l’OFI, l’organisme chargé d’attirer les investisseurs étrangers en Wallonie. L’un s’occupe du terrain, l’autre de l’approvisionnement en eau, le troisième de la main-d’£uvre… » C’est qu’avant de signer, les responsables japonais ont l’habitude de recueillir de nombreux avis. Ce processus démocratique louable cache une peur viscérale de perdre la face en cas de problème. » Dans la mesure où la responsabilité de la décision est diluée, ce n’est la faute de personne si l’affaire échoue, résume Claire Ghyselen, représentante de l’OFI au Japon. Ils sont lents à se décider parce qu’ils sont aussi plus attentifs que nous à construire une relation à long terme. Mais une fois la décision prise, ils sont extrêmement fidèles à leurs engagements. »
Tous les entrepreneurs belges en relations avec des Japonais le disent : pour percer ce monde très fermé, il faut une patience d’ange. » Leurs réunions sont interminables et on ne sait jamais où ils veulent en venir, raconte Benjamin Houssa, ingénieur belge au service de la firme japonaise de boîtes de vitesses Aisin. Alors que les Européens avancent point par point dans leurs discussions, les Japonais progressent en spirale en se rapprochant peu à peu de la question centrale. Leur système de pensée n’est pas linéaire. Mais leur mentalité commence doucement à changer, au fur et à mesure qu’ils sont en contact avec l’étranger. »
Dès lors qu’ils ont surmonté l’obstacle linguistique et appris à ne pas être pressés, les hommes d’affaires belges qui débarquent là-bas doivent encore s’habituer aux codes sociaux très formels des Japonais, depuis les normes vestimentaires jusqu’aux saluts à répétition. Les Nippons sont très à cheval sur les règles, parfois jusqu’à l’absurde. Il leur est aussi quasi impossible de dire non. Ils disent plutôt » oui, mais… « , dans l’omniprésent souci de ne pas faire perdre la face à leur interlocuteur. A lui de deviner, derrière les sourires de circonstance, que quelque chose coince.
Enfin, les Japonais sont incroyablement respectueux de la hiérarchie. Ici, on respecte le pouvoir paternel, donc le chef d’entreprise et le supérieur, et on se plie à ses ordres. » Lors des premières réunions de discussions, les entreprises nipponnes envoient d’abord les sous-fifres, qui sont chargés de vérifier si le projet est sérieux, explique Francis Massin, directeur de Nanocyl, une firme de Sambreville. Il faut regarder leurs cartes de visite : s’il ne s’agit pas de directeurs, vous perdez votre temps. »
La rencontre avec toute personne mieux placée que soi dans l’échelle sociale prend, dès lors, un sens particulier : plus on rencontre de gens importants, plus on est important soi-même. La présence du prince Philippe ouvre quantité de portes et les chefs d’entreprise belges lui savent gré de cet irrationnel coup de pouce à leurs affaires. » Ce n’est pas par hasard que l’on visite telle ou telle société avec le prince, résume l’un des membres de la mission. Il y a souvent des enjeux commerciaux à la clé. Ce n’est pas pour rien non plus que l’on accorde une médaille honorifique au président de Aisin : sa société dispose de sièges en Belgique et n’exclut pas de s’y développer davantage. Tout est bon si ça débouche sur des affaires pour les Belges. »
Jean-Claude Van Cauwenberghe, ministre-président wallon, a bien compris cette subtilité culturelle : dans ses discours, il rappelle régulièrement la présence du prince Philippe au Japon et flatte les chefs d’entreprise nippons qui lui sont présentés. » Tandis que le prince Philippe déjeune avec l’empereur, nous avons l’opportunité de vous rencontrer et c’est un grand honneur « , dit-il, en lançant un discret clin d’£il vers le banc des journalistes. Jean-Claude Marcourt, ministre wallon de l’Economie, assure que les Japonais le regardent autrement dès qu’ils apprennent qu’il a déjeuné avec le président de Toyota et visité l’usine en sa compagnie.
Forcément, les Nippons ne comprennent pas du tout ces Belges qui tutoient leur patron, qui, même pour d’excellentes raisons, ne respectent pas à la lettre les délais de livraison ou qui ne sont pas ponctuels. Au Japon, les membres de la mission économique étaient priés d’être sur les lieux de rendez-vous non pas à l’heure dite mais un quart d’heure plus tôt. La nonchalance latine n’a pas cours ici. » Les Japonais sont un peuple très fier, résume Jonathan Widart. A leurs yeux, les étrangers ont forcément de mauvaises manières mais ils les acceptent, précisément parce que nous ne sommes pas comme eux. Petit à petit, ils essaient de changer. Par exemple, ils serrent la main… tout en s’inclinant pour saluer à la japonaise. »
Les Japonais sont durs à la négociation, certes, mais ça vaut la peine de s’obstiner. Le Japon reste un marché gigantesque, gourmand d’innovations. Le pays consacre 3,35 % de son produit intérieur brut à la recherche, contre 2,2 % en Belgique, ce qui le place en tête des grandes puissances. On y recense aussi 650 000 chercheurs. » Les Japonais ne cherchent pas le pourquoi mais le comment. C’est pour cela qu’ils ont tant de bons ingénieurs « , précise Claire Ghyselen. A titre d’exemple, la moitié des produits mis sur le marché aujourd’hui par le groupe verrier Asahi, actionnaire de Glaverbel, n’existaient pas il y a cinq ans. L’entreprise consacre 4 % de son chiffre d’affaires à la recherche et au développement.
» Dans ce pays, il faut soit une marque, soit une technologie de niche pour réussir « , explique Rudy Thomaes, administrateur délégué de la Fédération des entreprises de Belgique. Ce qui était le cas de la majorité des 24 entreprises wallonnes participant au voyage : les nanotubes pour Nanocyl, le mesurage et le diagnostic des vibrations pour V2i, la production de produits de nettoyage et de traitement des eaux basés sur l’utilisation d’enzymes et de bactéries pour Realco, les logiciels de conception assistée par ordinateur dans le domaine de l’acoustique pour Free Field Technologies, la production et l’exportation de la protéine de lait lactoferrine pour Biopole, etc. D’autres sont actives dans le créneau des produits alimentaires de luxe, comme les pralines Bruyerre. Un quart des produits exportés par cette société de Gosselies, soit 35 tonnes, filent chaque année au Japon, où elles se vendent jusqu’à 150 euros le kilo. Mais, même dans ce cas, l’innovation reste un moteur, comme en témoigne cette nouvelle praline au foie gras !
Au bout du voyage, en dépit des obstacles, la magie opère : des géants de la taille de Mitsubishi font alliance avec de microscopiques PME wallonnes. Quels que soient les petits poucets, les bottes de sept lieues font toujours des miracles…
Laurence van Ruymbeke