Des bombes et des hommes

Louis Danvers Journaliste cinéma

Je ne suis pas personnellement partisan des attentats-suicides, mais je suis arrivé à la conclusion que c’était dans certains cas la seule solution pour se faire entendre.  » Ainsi donc Hany Abu-Assad pense-t-il que la lutte des Palestiniens contre Israël, sans aucun doute le plus favorablement médiatisé de tous les combats du genre, ne saurait se passer du geste sacrificiel de jeunes gens fanatisés, allant se faire sauter en entraînant dans la mort le plus de civils  » ennemis  » possible, avant de gagner un paradis d’Allah où les attendent quelques dizaines de vierges… Ce point de vue radical, extrême, dangereux, le réalisateur nous le livre habilement dans un film confectionné de maîtresse façon, et où les techniques les plus persuasives de la grammaire cinématographique sont utilisées pour convaincre le spectateur.

Deux amis, deux bombes humaines

Paradise Now a pour héros deux jeunes Palestiniens habitant Naplouse, dans les territoires occupés, et qui travaillent dans le même garage. Amis inséparables, il se sont engagés à devenir des  » martyrs  » de la cause nationale, une promesse que le groupe terroriste auquel ils ont fait allégeance vient leur rappeler en les désignant pour effectuer ensemble la prochaine  » opération  » : commettre un double attentat-suicide à Tel-Aviv, en plein c£ur d’Israël. Au départ, Khaled semble le plus décidé des deux, Saïd venant de tomber amoureux de Suha, une jeune femme revenue au pays après avoir vécu à l’étranger, ce qui le fait quelque peu hésiter, entrevoyant l’avenir – intime, au moins – avec un peu plus d’espoir… Comment les deux hommes passeront leur dernière soirée avec leur famille respective qui ne sait rien de leur choix, comment ils se verront harnachés de la ceinture explosive et enregistreront leur  » testament  » vidéo, la kalachnikov dans une main et le Coran dans l’autre, comment ils partiront ensuite pour une  » opération  » qui ne se déroulera pas comme prévu : Paradise Now nous le raconte de façon prenante, avant de faire basculer le film dans des circonstances que nous ne dévoilerons pas ici, mais qui créeront un suspense haletant ainsi qu’une redéfinition des caractères de Khaled et Saïd.

 » J’ai voulu raconter de l’intérieur l’histoire de ces hommes qui commettent cet acte terrible qu’est un attentat-suicide, explique Hany Abu-Assad, car on ne sait rien d’eux ni du processus qui les conduit à cette extrémité. J’ai étudié les rapports officiels, les interrogatoires de kamikazes dont les attentats avaient échoué, j’ai rencontré des proches, opéré des recherches sur le terrain, et je suis parvenu à la conclusion que la plupart n’étaient pas des activistes purs et durs, mais des hommes ordinaires, loin des stéréotypes habituellement véhiculés.  » Tournant à Naplouse même, puis à Nazareth lorsque le contexte de violences quasi permanentes menaça l’équipe, et aussi à Tel-Aviv, Paradise Now bénéficie d’une interprétation solide avec Kais Nashef (Saïd), Ali Suliman (Khaled) et la jeune comédienne bruxelloise Lubna Azabal dans le rôle de Suha. Elle-même fille d’un leader décédé en  » martyr « , cette dernière fait entendre dans le film la voix de la raison, dénonçant en un discours véhément l’inutilité de l’ultra-violence, et appelant à la poursuite d’un dialogue, même fragile, car aucune solution autre que négociée ne saurait être atteinte. Mais les arguments de Suha se font entendre brièvement, dans la confusion d’une course folle en voiture. Tandis que le message final de celui des kamikazes que nous suivrons jusqu’au bout est filmé en un long plan-séquence, avec lent travelling avant vers le visage du jeune homme qui s’exprime. Un choix formel invitant clairement le spectateur à entendre dans le premier cas, mais à écouter dans le second, tout en se rapprochant progressivement de celui dont le visage finit par occuper toute la surface de l’écran. Avec, logiquement, un lien affectif et une perméabilité plus grande à ce qui est dit. Hany Abu-Assad assume cette stratégie de mise en scène dont il connaît l’effet,  » car tout se joue dans la forme, le cinéma proposant une grammaire dont un réalisateur ne peut ignorer les effets sur le spectateur « .

La faute à l’autre

Grand amateur de cinéma de genre et du western en particulier, Abu-Assad – qui va tourner son prochain film aux Etats-Unis ! – joue avec éloquence des figures de style pouvant susciter l’adhésion du spectateur. A cet égard, Paradise Now fonctionne à la manière d’un bon produit commercial made in Hollywood, la différence étant qu’il nous  » vend  » une position idéologique des plus contestables et même dangereuse. Car quoi qu’il s’en défende -mollement -, le cinéaste nous livre en conclusion de son film une  » vérité  » où l’acte terroriste se voit entièrement justifié, sinon formellement approuvé. Pour ce faire, il présente une version des choses où l’élément religieux, lié à l’islam radical et moins recevable par le spectateur  » neutre « , est minimisé, tandis que la responsabilité, l’unique responsabilité, est intégralement reportée sur l’autre. L’autre étant défini comme  » les Israéliens « , dont l’occupation, la répression, la création – avérée – de conditions révoltantes dans la zone où se situe l’action du film justifieraient cet acte extrême (et unique dans l’histoire des mouvements de résistance nationale).

Quand il parle de  » lutte armée « , Hany Abu-Hassad peut-il ignorer que cette lutte vise non point tant des soldats (qu’il place en évidence et de façon manipulatrice, car la plupart des attentats-suicides frappent en réalité les seuls civils) que des citoyens non armés, incluant femmes et enfants ? Peut-il de même ignorer l’impact d’une brève séquence où il recrée l’image de la dernière Cène avec au centre de la table, en lieu et place du Christ, les deux futurs terroristes à la veille de leur action ? Le réalisateur présente la chose comme une envie purement formelle, une figure de style inspirée par la peinture religieuse occidentale. Mais il n’est pas impossible d’y voir bien plus – que cela soit conscient ou non de la part du réalisateur – une manière de faire égaler Saïd et Khaled à Jésus, non point bourreau mais victime et rédempteur. Et victime, précisément, selon la tradition antisémite chrétienne, de ces juifs dont le film, sans presque jamais en montrer, fait à travers la haine anti-israélienne les véritables responsables des attentats qui les frappent. Un discours qui trouve de plus en plus d’adeptes, non seulement dans les milieux fondamentalistes musulmans mais aussi dans les courants de la droite et de la gauche extrêmes, sans parler de certaines écoles où l’antijudaïsme s’exprime désormais au quotidien…

Louis Danvers

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