Dépendances en cuisine

Pression des horaires, culte de la performance, starisation des chefs et goût de la fête : pour tenir le rythme, les orfèvres de la gastronomie sombrent parfois dans l’alcool et la cocaïne. Certains brisent enfin l’omerta.

C’est une de ces enquêtes en millefeuille qu’on ne sait trop par quel bout prendre. Les uns certifient que le mal est partout. D’autres jurent le contraire, et beaucoup refusent poliment de s’exprimer. En guise de mise en bouche, une étude publiée en 2012 par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), en France, révélant la vulnérabilité des métiers de l’hébergement et de la restauration face aux risques d’addiction. 26,9 % des personnes interrogées employées dans ce secteur reconnaissent une consommation importante d’alcool. L’usage quotidien du tabac (44,7 %) et du cannabis (12,9 %) dépasse nettement la moyenne nationale (33,5 % et 6,9 % respectivement), tout comme celui, occasionnel, de la cocaïne (9,2 %) et des amphétamines (7,9 %).

Le sujet reste tabou en outre-Quiévrain. Dans cette nation de fins gourmets qui a vu naître Brillat-Savarin et quelques vaches folles, on décortique les menus, on verse une larme sur les vertus d’une sauce ou le croquant d’un petit pois, mais on se tient rigoureusement à l’écart de l’intimité des cuisines. Traitées en vedettes, souvent salariés de palaces (à Paris, Thierry Marx au Mandarin Oriental, Christophe Saintagne au Meurice, Eric Fréchon au Bristol, à Cannes, Christian Sinicropi au Martinez…), les élites étoilées verrouillent chaque jour davantage leur communication.

Le couvercle est moins hermétique dans les pays anglo-saxons. La révélation, en 2013, du régime hypercocaïné de la madone des fourneaux britanniques, Nigella Lawson, la condamnation, en 1993, du chef étoilé autrichien Eckart Witzigmann pour possession de cocaïne, la vogue des  » celebrity chefs  » ont éclairé sur la réalité de ce métier  » sans samedi, sans dimanche, sans vacances « , comme l’écrit le chef new-yorkais Anthony Bourdain dans son livre culte, Cuisines et confidences (NiL éditions, 2003). A la pression du coup de feu s’ajoutent l’impératif de rentabilité – en France, 150 000 enseignes, dont 30 000 haut de gamme, se disputent un marché de 50 milliards d’euros -, l’ivresse de la notoriété, l’obsession jubilatoire mais un brin masochiste de se réinventer. On pense à Bernard Loiseau, le  » M. 100 000 Volts  » de la gastronomie française, parti volontairement rejoindre ses chères étoiles en 2003, à l’âge de 52 ans.

12 canettes de bière et 6 litres de vin par jour dans les années 1970 !

 » Nous sommes comme ces acteurs obligés de se produire sur scène, chaque soir devant un public différent. Ce mélange de trouille et d’adrénaline nous dope autant qu’il nous fragilise « , reconnaît Yves Camdeborde, ancien protégé de Christian Constant, passé par le Ritz et le Crillon. En 2013, Marc Thuet, toque française exilée à Toronto, a évoqué sa panique, alors qu’il se trouvait en cure de désintoxication, à l’idée de voir sa créativité le fuir sans l’aide de ses béquilles chimiques : cannabis, héroïne, opium, cocaïne, oxycodone, alcool… En trente ans, l’Alsacien a multiplié les expériences. Un peu comme Inaki Aizpitarte, l’artificier du Chateaubriand, haut lieu gourmand de l’Est parisien. Avec sa barbe de trois nuits, ses serveuses piercées  » fluent  » en anglais, sa cuisine traversée d’un souffle libertaire et ses groupies venues d’aussi loin que Sydney, le jeune  » bistronome  » personnifie la figure du fêtard des fourneaux.  » J’ai tout essayé, même des trucs dont vous n’avez jamais entendu parler. Mais je ne suis addict à rien et je sais faire la différence entre le travail et les moments de relâche « , affirme, bravache, le Basque. A 42 ans, père d’un petit garçon,  » Inaki  » reconnaît néanmoins  » faire l’andouille  » un peu moins souvent qu’autrefois.

Au jeu de la vérité, nul n’est allé cependant aussi loin qu’Anthony Bourdain. Traduits en 21 langues, encensés par la critique, les Mémoires saignants du cuisinier en chef de la brasserie les Halles, à Manhattan, précipitent le lecteur dans un monde de toqués gavés de rock, de poudre et d’alcool. Avec Bourdain la défonce est euphorique, presque joyeuse. Mais quand, l’année de la parution de l’ouvrage, David Dempsey, protégé de Gordon Ramsay (l’agité blond de l’émission de télé-réalité Hell’s Kitchen), décède d’une surdose de cocaïne et d’alcool, plus personne n’a envie de rire. Dans une tribune intitulée  » Hard work, hard drugs « , publiée dans les colonnes du Guardian, Tom Norrington Davies rend hommage à son confrère prématurément disparu. Oui, le  » cauchemar  » existe bel et bien en cuisine :  » Tous mes amis chefs ont travaillé au moins une fois dans un établissement de barges « , témoigne-t-il.

Certes, les extrêmes varient selon les latitudes.  » En France, le milieu de la gastronomie est conservateur, familial, la folie créative n’atteint pas celle de l’Allemagne ou de l’Espagne, ce qui a permis de canaliser les comportements. Mais le métier ne cesse de se globaliser « , décrypte le journaliste allemand Jörg Zipprick, auteur des Dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire, (éditions Favre). Fin connaisseur de la foodosphère, Zipprick évalue à 35 % environ le taux de brigades étoilées contaminées par les phénomènes d’addiction en Europe. Cette statistique n’engage que lui, bien sûr. La plus longue tournée des popotes ne suffirait pas, en effet, à mettre tout le monde d’accord sur l’ampleur de la contagion.

Les anciens témoignent que la place de l’alcool a considérablement reculé en cuisine depuis les années 1970.  » Quand j’ai débuté comme apprenti, à 14 ans, on travaillait au charbon de bois, dans des caves sans fenêtre ni air conditionné, c’était la mine. Au Ritz, les bouteilles de porto et de Ricard circulaient sous le tablier « , raconte Camdeborde. Formé lui aussi à l’âge du piano de cuisson anthracite, l’ancien chef étoilé Arnaud Daguin évoque ce maître d’hôtel, au Vert Galant, qui consommait 3 litres de Cristal Roederer par jour. Ou ce second de cuisine de l’Hôtel de France, à Auch (Gers), perfusé à la bière et au vin blanc – 12 canettes et 6 litres par jour ! – et qui en est mort. Chez Maxim’s, lui-même avait perdu cils, sourcils et la pilosité de ses avant-bras au bout d’une semaine à faire griller les viandes.  » Tout le monde tenait au coup de gnôle, à l’époque !  » se souvient le Gascon.  » On voyait circuler des anorexigènes et des amphétamines comme le Fringanor, le Captagon ou le Survector, un truc mis au point par l’armée qui permet de ne pas dormir pendant quarante-huit heures.  » La coke était rare et chère, assure-t-il.  » J’en ai vu un peu dans les années 1980, mais j’ai vite réalisé que ce truc qui rend sûr de soi et bousille l’odorat n’était pas la bonne façon de gérer ce métier.  »

 » Difficile d’avoir une vie familiale dans ce métier excluant  »

Puis sont venus Joël Robuchon et Alain Ducasse. Les deux frères ennemis (43 étoiles et 45 établissements à eux seuls) ont conçu la formule miracle pour propulser la haute cuisine vers de nouveaux sommets : vérité des produits, cuisson haute définition, boulimie expansionniste et discipline paramilitaire en brigade.  » La gastronomie contemporaine exige une telle précision du geste qu’il est impossible d’inscrire sa carrière dans la durée si on se défonce « , affirme Luc Dubanchet, fondateur de la revue Omnivore.

Fin du very bad trip et eau claire pour tout le monde ? Pas tout à fait… Dans un secteur en constante ébullition, certaines réalités ne changent pas. Ainsi de la pénibilité du travail : dès 8 heures, il faut soulever, émincer, éplucher, mains encombrées de casseroles, oeil rivé sur le feu, pour la mise en place de midi. Même chanson le soir, jusqu’à la fin du service, vers 1 heure. Ainsi, aussi, de la jeunesse des apprentis, plongés dans le bouillon de l’entreprise aussitôt entrés à l’école hôtelière, parfois dès l’âge de 15 ans.

La bouteille de vin blanc ne loge plus obligatoirement dans le frigo de service ? C’est vrai. Mais le cannabis ne fait peur à personne et la cocaïne, nouvelle drogue de  » M. Tout-le-Monde « , n’est jamais loin, surtout passé minuit.  » Il est difficile d’avoir une vie familiale dans ce métier excluant. Certains employés sont très carrés et ne touchent à rien. D’autres tombent dans l’addiction, y compris de leur propre boulot. Après le service, ils vont travailler ailleurs, s’abîment dans l’alcool ou prennent des produits de mauvaise qualité pour tenir, et sombrent. Les dégâts sont considérables et, lorsqu’ils concernent le chef, ils contaminent l’ensemble de l’équipe, et c’est le restaurant qui part à la dérive « , se désole Julien Fouin, patron des très branchés bistrots parisiens Glou et Jaja. Depuis qu’il a quitté le journalisme pour l’entrepreneuriat, il y a cinq ans, le jeune quadragénaire, à la tête d’une équipe de 95 personnes, a vu passer des cas de dépendance à l’alcool, au joint, aux amphétamines, aux jeux vidéo… et même à la musculation.

La solution ? Sensibiliser au problème dès l’école hôtelière

 » Il y a à l’évidence un problème de management dans la restauration « , témoigne Nathalie, 30 ans, qui a officié à Saint-Tropez, Paris, Marseille et en Asie.  » Les chefs sont trop concentrés sur l’assiette, pas du tout sur l’humain. Est-il normal d’être victime de violence verbale en cuisine ? De se voir conseiller par certains chefs de fumer un pétard pour décompresser, voire de prendre de la cocaïne en leur compagnie, comme cela m’est arrivé ?  » s’agace la jeune femme. Non, bien sûr. Pour Marc Valleur, spécialiste des addictions à l’hôpital Marmottan, cette diversité de paysage est l’une des spécificités du milieu :  » D’une enseigne à l’autre, les règles de vie changent. Certains chefs imposent une stricte abstinence. D’autres, non. Il faudrait davantage d’harmonie, et une sensibilisation au problème dès l’école hôtelière, afin que les mauvaises habitudes ne se reproduisent pas d’une génération à l’autre.  »

Sur ce point, tout le monde est d’accord. Dans ce milieu où la métaphore militaire fleurit (brigade, mise en place, coup de feu…), le chef incarne l’autorité suprême. Il est celui qui dispense les ordres, active l’ascenseur hiérarchique, impose la température à l’ensemble de la pyramide.  » Un chef a le personnel qu’il mérite « , résume Thierry Marx. Au Mandarin Oriental, l’ancien  » para  » devenu zen (le risotto de soja, c’est lui), encourage ses troupes à la pratique du tai-chi-chuan, du futsal et de la course à pied.  » Les cuisiniers viennent pour la plupart d’un milieu humble. Ils commencent jeunes, loin de leur famille. Beaucoup explosent en vol. Sur les 22 qui travaillent avec moi, un seul, au mieux, fera carrière dans la gastronomie. Nous devons leur apprendre le métier, mais aussi à s’exprimer, à s’habiller, à se préserver « , dit ce Ducasse-boy.

Pas question pour autant de prôner le dépistage toxicologique. Vu de France, la méthode, courante aux Etats-Unis et au Canada, paraît intrusive, et fait l’unanimité contre elle :  » J’exige déjà tellement des garçons… Je ne vais pas, en plus, leur demander ce qu’ils font chez eux « , proteste paternellement Yves Camdeborde. En voilà deux, justement, surpris en pleine besogne au Comptoir du Relais, le bistrot années 1930 tenu par le Béarnais dans le quartier de l’Odéon, à Paris.  » Hé, les garçons, vous avez déjà pris de la drogue, vous ?  » mitraille, sans sommation le Masterchef. Les silhouettes en habit blanc se figent, articulent un prudent  » Ben oui, chef « . Le plus jeune, 18 ans, apprenti serveur, connaît bien le cannabis. Le second, 25 ans, chef de rang, a expérimenté la cocaïne. Mais  » jamais dans le cadre du boulot !  » affirment les deux employés avant de déguerpir. Voilà le patron presque rassuré.

Par Géraldine Catalano

 » Les dégâts sont considérables et, lorsqu’ils concernent le chef, ils contaminent l’ensemble de l’équipe  »

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