Décalages sentimentaux

Philippe Cornet Journaliste musique

Jeronimo, le Liégeois caustique, revient avec un deuxième disque, nourri par les pièges autobiographiques des amours déçues

CD chez Bang ! En tournée en Wallonie (http://jeronimo.skynetblogs.be), et en concert le 8 mai, au Cirque royal, à Bruxelles. Tél. : 02 218 37 32.

Jeronimo est assis, fatigué, une ancienne cicatrice caressant son £il rieur. Trois ans après son premier disque, Jérôme Mardaga û qui a adopté un nom d’Indien pour faire de la musique û sort 12 h 33. Sous forme de chroniques fidèles à son style doux-amer, il évoque la fin d’une relation transatlantique, notamment dans La Fille que j’aime. Cette fausse bluette qui ouvre le disque sur des tonalités cristallines et tragiques évoque du Roy Orbison en français. Comme il se doit, le titre crisse de souvenirs douloureux. Tout comme Les Mains qui tremblent ou Tous les gens que tu aimes vont mourir un jour.  » Disons qu’avec la trentaine la vie m’est rentrée dans le ventre, explique Jeronimo. Mon premier album avait été écrit quand j’avais la vingtaine prolongée ; celui-ci est la conséquence d’événements multiples, de gens qui disparaissent et d’une mésaventure sentimentale avec une chanteuse-compositrice québécoise. Je suis allé tellement souvent là-bas que Montréal est devenu ma seconde ville. On peut dire que ce disque m’a servi de catharsis.  »

Avec ses trois compères du live, Thomas Jungblut (batterie), Sacha Symon (batterie) et Fools (ingénieur du son), Jeronimo a enregistré l’album en quatre sessions dans un studio perdu de la campagne wallonne. La musique a pris une densité nouvelle, elle est à la fois plus noueuse et plus joueuse qu’auparavant. Pop et sentimental, rock et ludique, Jeronimo dessine des histoires intimes qu’on sifflote en compagnie de mélodies chaudes. Si 12 h 33 est un disque aux parfums forts, il a l’élégance de ne jamais sombrer dans le pathos ou l’auto-apitoiement. Seule la dernière plage, Pour partir, et ses guitares cataclysmiques laissent entrevoir les cauchemars traversés par Jeronimo ces deux dernières années. A c£ur ouvert, à c£ur fendu, le Liégeois y épanche son mal-être sur un maelström de cordes orgiaques et hypnotiques, missive cinglante adressée à sa propre douleur. D’ores et déjà, Pour partir s’impose comme l’un des moments musicaux de l’année.

Soupirail de lumière

La langue française du disque navigue entre les interstices du dérisoire et du réalisme :  » Tout plaquer sauf toi / De l’or massif, cela ne se plaque pas  » ( Je vais tout plaquer) ;  » Moi, je voudrais des cigarettes moins chères / Pour soulager la petite santé du portefeuille de ma grand-mère  » ( Moi, je voudrais) . Chez Jeronimo, la vision d’un quotidien noirci par les déboires personnels trouve souvent un soupirail de lumière. Mais pas toujours. Dans Ce que nous ont laissé les vieux, c’est au questionnement générationnel que le chanteur s’attaque :  » Les gens de mon âge sont un peu le cul entre deux chaises, comme pris entre deux feux. Contrairement aux aînés qui ont vécu les années 1960, j’ai l’impression que ma génération n’a pas vraiment de prise sur son destin et subit une déculturation ; peut-être encore davantage chez les plus jeunes, chez les gamins qui sortent de secondaire sans savoir lire et écrire correctement. Le fossé entre ceux qui ont beaucoup et les autres se creuse très fort. Je ne comprends pas pourquoi l’Etat n’injecte pas des milliards dans l’éducation !  »

Ces trois dernières années, Jeronimo a beaucoup appris.  » A jouer en scène, à donner des interviews, à tourner des clips. Et, au Canada, j’ai découvert la façon américaine de travailler, très dure…  » La reconnaissance née avec le premier disque l’a jeté sur la route, jusqu’à la saturation.  » J’ai dû faire une centaine de dates entre 2002 et la mi-2004, j’ai dépensé sans compter pendant deux ans, puis j’ai eu un terrible coup de fatigue et mon moral a commencé à plonger. Notamment en première partie de la tournée Indochine û on jouait devant 8000 personnes tous les soirs û, et je ne trouvais pas du tout normal d’être là à ce stade de ma carrière. Les dernières semaines, je me sentais comme un robot…  » Sorti de la robotisation en homme blessé mais conscient, Jeronimo propose, à coup sûr, l’un des disques les plus touchants de ces derniers mois.

Philippe Cornet

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