Deauville, Trouville Les siamoises mondaines

Un fleuve les sépare, mais rien – ou presque – ne les rassemble. Rive droite : Trouville, ses ruelles pavées, ses artisans et ses bateaux de pêche déversant sur les quais des montagnes de maquereaux. De l’autre côté, Deauville, ses artères rectilignes, ses boutiques ultrachics et une offre de divertissements à n’en plus finir. La première fut le rendez-vous du gratin de ce monde jusqu’à la fin du XIXe siècle, avant que la seconde lui vole la vedette. Aujourd’hui, l’une se veut bobo, l’autre serait plutôt bling-bling. Voici la double saga de ces rivales si complémentaires.

La nouvelle vient de tomber à Trouville en ce jour d’octobre 1910. Un nouveau casino municipal va être construit dans la commune. Eugène Cornuché, patron du casino- salon, ne décolère pas. Il a dit qu’il ne voulait pas de cette construction. Mais les Trouvillais l’ont désavoué. Ils ont choisi d’élire ce nouveau maire, qui ne veut rien entendre de ses griefs. Un an plus tôt, la station lui a pourtant déroulé le tapis rouge quand il est arrivé. Il était précédé de sa réputation : le Tout-Paris le suit à la trace depuis qu’il s’est fait un nom en relançant le Maxim’s de la rue Royale.

Tandis qu’il arpente la plage en ruminant des projets de vengeance, son regard se perd à l’horizon. De l’autre côté de la Touques, il entrevoit Deauville, la belle endormie. Il en devine les coquettes villas à clochetons du front de mer, l’établissement thermal au luxe infini, les quelque 80 hectares d’hippodrome…  » Un potentiel touristique énorme « , songe-t-il. Mais en jachère. Une idée folle lui traverse alors l’esprit. C’est de là, bien sûr, que partira sa revanche. Il va sortir Deauville de sa torpeur, y bâtir un nouveau casino capable de rivaliser avec celui de Trouville et convaincre les adeptes du tapis vert de franchir la Touques avec lui. Il va faire de Deauville  » la plus à la mode  » de toutes les stations balnéaires.

Trouville elle est loin d’imaginer ce qui l’attend. Pour l’instant, elle se dit qu’elle va juste ouvrir l’oeil. Elle se souvient trop bien d’avoir déjà raté le coche, voilà un demi-siècle. Coincée entre Touques, mer et collines, elle lorgnait alors le hameau de Deauville – 103 âmes et quelques moutons paissant au pied du mont Canisy – pour s’agrandir, sans se décider à l’acquérir. Mais un jour de 1858, l’ambitieux duc de Morny, demi-frère illégitime de Napoléon III, est venu ici en villégiature chez son médecin, et lui aussi a flairé la belle affaire. Il s’est associé à un banquier et à un architecte – sans oublier son cher Dr Olliffe, médecin de l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris – et a acheté le tout pour une bouchée de pain. Un coup de maître. Il fait assécher les marais, dessiner un plan en damier, percer des rues spacieuses et régulières, bâtir des villas cossues, des hôtels, une église, un temple, une gare, un casino, un hippodrome et même un port de commerce. Ne lui reste qu’à y attirer la noblesse, le théâtre, la finance et quelques cocottes pour la transformer en station raffinée. Un jeu d’enfant pour le duc, qui a des relations à la pelle. Le 14 août 1864, Deauville voit ainsi débarquer une foule élégante pour la première course hippique de la Touques.

Faute d’avoir été assez rapide, Trouville a laissé sortir des sables des marais non pas un faubourg, mais une vraie ville – Deauville, la  » ville de Morny  » -, prête à lui ravir sa clientèle. Par chance, Mornyville – c’est ainsi que certains amis du duc auraient voulu l’appeler -, a finalement su se faire discrète.

Après la mort prématurée du duc, en 1865, puis la chute du second Empire, l’image de la station a même été écornée. Une partie de sa clientèle lui a tourné le dos. Pis, son casino a été démoli pour une histoire de malversations.

Au tournant du XXe siècle, Deauville n’est plus qu’une banlieue résidentielle de Trouville, un satellite sportif exquis, pourvu d’équipements à la pointe de la modernité. On traverse la Touques pour aller aux courses ou au golf, mais c’est à Trouville, la  » reine des plages « , qu’on passe l’essentiel de son temps.

Le  » bain à la lame  »

C’est bien à Trouville que l’on vient se pavaner depuis que Charles Mozin, en 1825, a posé son chevalet sur cette langue de sable aux dunes vierges. En exposant ses toiles dans les salons de la capitale française, il a fait connaître aux Parisiens ce petit village de pêcheurs au charme fou. Cherchant un endroit retiré pour écrire, Alexandre Dumas père y est venu séjourner en 1832. Quatre ans après lui, le timide Gustave Flaubert, de passage à Trouville, ramasse sur la plage la cape de la belle Elisa Schlésinger. Il a 15 ans, elle 26. Il en tombe amoureux, elle non. Enfin, on ne sait pas vraiment. Une passion non consommée qui le hantera toute sa vie. La jeune femme lui inspirera le personnage de Mme Arnoux, dans L’Education sentimentale.

L’apothéose ? La mode des voyages et des bains de mer. A partir des années 1830-1840, Trouville devient le lieu de villégiature le plus prisé du gratin parisien. Son atout majeur : une immense plage de sable fin et de coquillages.

En 1843, la station accueille déjà plusieurs centaines d’estivants – aristocrates et hommes d’affaires en tête. Les plus fortunés ne tardent pas à acquérir un lopin de terre, de préférence sur le front de mer, pour se faire construire une villa. Le XIXe siècle est celui de l’éclectisme architectural. Trouville, qui voit fleurir des demeures plus extravagantes les unes que les autres, n’échappe pas à la règle.

Pour accueillir les  » étrangers  » venus prendre un  » bain à la lame  » (comprenez : un bain thérapeutique en vogue dans les classes dominantes), Trouville se dote aussi d’établissements hôteliers. Bâti en 1840 au bord de la mer, l’hôtel de Paris est le doyen de la ville. L’hôtel des Roches noires sort de terre vingt-six ans plus tard, en bout de plage. Il est le lieu de villégiature de Marcel Proust et, bien plus tard, en 1963, lorsque la demeure sera transformée en résidence privée, de Marguerite Duras, qui y achète un appartement d’où elle peut voir la mer. Quant au Trouville Palace, ouvert en 1910, il dispose d’un ascenseur et de sanitaires pour chaque chambre. Un luxe inouï.

Tandis qu’elle se lotit, la cité trouvillaise se prépare également à devenir une station balnéaire importante. Comme toute ville digne de ce nom, il lui faut donc un casino, lieu de tous les divertissements après la baignade. C’est chose faite en 1847. Dès son ouverture, on y croise tout ce que la capitale compte de sommités. Le reste du temps, tout ce beau monde se retrouve sur les planches pour se raconter les derniers potins – et, accessoirement, afficher l’étendue de la garde-robe de madame -, quand il ne déambule pas dans la rue de Paris, jalonnée d’enseignes prestigieuses.

La revanche de Cornuché

C’est tout cela que va boulerverser le fameux Cornuché à l’automne 1910. Désiré Le Hoc, maire de Deauville, se frotte les mains et approuve la relance des jeux dans la ville. Cornuché s’associe illico à Edmond Blanc, fils du fondateur de la Société des bains de mer à Monte-Carlo, fait abattre le Grand Hôtel et édifie en bord de mer un casino au décor digne des plus grands palaces. Sept salles de spectacle et de jeu, dont un théâtre inspiré du Petit Trianon de Versailles. Puis il ordonne la construction de l’hôtel Normandy. Les gazettes de l’époque en parlent comme du plus bel hôtel du monde.

A l’été 1912, Cornuché inaugure ses établissements. Pour l’occasion, il a invité les Ballets russes de Serge de Diaghilev et Nijinski en personne au casino. Il fait aussi affréter un train spécial depuis la capitale. Sacha Guitry, Jean Cocteau et Tristan Bernard sont du voyage, aux côtés de Mistinguett et de Maurice Chevalier. Sans oublier quelques  » locomotives  » (des gros joueurs gravitant dans son sillage). 1 500 invités au total. Le succès est au rendez-vous.

Août 1913 voit débarquer le gotha parisien dans la cité. Des notables de la capitale, amenés par le Deauville Express en moins de trois heures, mais aussi des aristocrates anglais très chics et des Américains archi-millionnaires qui ont déjà eu vent du prestige de la station. Rattrapé par son succès, Cornuché fait démolir l’ancienne villa du duc de Morny pour y bâtir fissa un nouveau palace. Les 400 chambres du Royal Hôtel ne seront bientôt pas suffisantes pour loger tout ce beau linge.

La station voit défiler le nec plus ultra de la planète. Des maharajas, des rois du pétrole, des diamantaires, des capitaines d’industrie, et beaucoup de farfelus. André Citroën y claque des fortunes à la roulette face à l’armateur grec Zographos ; Suzy Solidor, illustre chanteuse de cabaret des années 1930, y fend les vagues vêtue d’un filet de pêche lesté de liège ; Joséphine Baker foule les planches de la plage avec son guépard, Chiquita, que lui a offert Henri Varna, le directeur du Casino de Paris, devant une foule… même pas médusée ; Foujita, l’artiste japonais, se rend au bar du Soleil sur les mains et Van Dongen, le peintre néerlandais, aux soupers de gala dans un déguisement de gorille. Quant à Rita Hayworth et Ali Khan, son playboy de mari, ils enflammeront les nuits deauvillaises.

Trouville, elle, somnole. L’affluence dans le nouveau casino, qui a ouvert ses portes en même temps que celui de Deauville, est loin d’être exceptionnelle. Les recettes de la ville s’effritent. Côté plage, en revanche, tout va bien. Une chance. Par la force des choses, Trouville décide alors de jouer la carte de la station familiale.

Elle remonte la pente au cours des années 1930, quand Fernand Moureaux, inventeur de la Suze, s’amourache de la cité et lui offre une piscine olympique. Devenu maire, il continue d’embellir la ville en la parant de colombages. Certes, Trouville ne peut plus rivaliser avec sa voisine en termes de poudre aux yeux. D’autant que celle-ci connaît un nouveau tournant dans les années 1960. Prenant modèle sur Cannes, Deauville fait les yeux doux au cinéma. Nouvelles vagues, nouvelles têtes : Brigitte Bardot et Gunther Sachs, Simone Signoret et Yves Montand, Jeanne Moreau, Annie Girardot, Louis de Funès et une foultitude d’autres figures du 7e art fréquentent la station. Jean Gabin, qui s’est entiché de l’endroit pendant le tournage du Baron de l’écluse, rachète même la maison du cousin de l’Aga Khan.

Une cinquantaine de films ont pour décor Deauville. Mais le plus célèbre est sans nul doute Un homme et une femme. Souvenez-vous : Claude Lelouch, la caméra sur l’épaule, virevoltant sur la plage autour d’Anouk Aimée et de Jean-Louis Trintignant pour immortaliser leur amour. Palme d’or au Festival de Cannes en 1966, deux oscars à Hollywood… et banco pour Deauville. En 1975, la ville invente le Festival du cinéma américain, un nouveau moyen de se placer sous les feux des projecteurs mondiaux en accueillant les plus grandes vedettes internationales.

Dans notre numéro du 8 août : Monaco.

Par Virginie Skrzyniarz – Reportage photo : Eric Garault/Picture Tank pour Le Vif/L’Express

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