De Charybde en Scylla

Dans le sillage d’Ulysse, Le Vif/L’Express a choisi cet été de naviguer entre mythe et réalité en revisitant les escales magiques du héros d’Homère, d’après la carte établie autrefois par le grand helléniste Victor Bérard (1864-1931) : de Troie à Ithaque, en passant par la Libye, la Sicile, les îles Lipari, la Sardaigne, le détroit de Messine, le Maroc et Corfou. Cette semaine : le détroit de Messine, où les survivants de l’Odyssée affrontent de terribles dangers marins

(1) Mécanisme de défense de l’organisme par lequel les cellules digèrent des particules étrangères…

(2)  » Les voyages d’Ulysse « , Les collections de L’Histoire n° 8, juin 2000.

(3)  » Homère et la science des océans « , par Jacqueline Goy, L’Histoire n° 252, mars 2001.

Ce soir, les dieux sont en colère. Depuis le début de la matinée, le mistral s’est abattu sur le stretto di Messina, l’étroit bras de mer qui sépare la Sicile de la Calabre. Avec la tombée du jour, de lourds nuages gris charrient des grains irréguliers. Des averses, aussi brèves que violentes de part et d’autre du détroit, parfument les chaussées de Messine et de Reggio di Calabria d’une odeur d’asphalte chaud rafraîchi par la pluie. Au-delà des montagnes qui enserrent la passe, des éclairs déchirent brutalement le crépuscule. A leurs pieds, les lumières des deux cités gardiennes des lieux scintillent faiblement. Le détroit de Messine dans ses £uvres…

De la passerelle du ferry Vestfold, plongée dans la pénombre, le spectacle est inquiétant ou sublime, au choix. Domenico Tripodo, aux commandes de ce monstre de 120 mètres de longueur, est un habitué de la séance. Les humeurs du détroit sont sa routine. En vingt-cinq années d’allers et retours entre les deux rives, ce Sicilien de 55 ans a eu le temps de réviser.  » Le mistral ne pose pas vraiment de problème, il ne lève pas de mer. Le sirocco, qui souffle du sud-est, lui, est plus gênant. Il nous oblige à tirer des bords pour éviter le roulis. D’ailleurs, la seule et unique fois de ma carrière où j’ai vu le service s’arrêter ici, c’était à cause du sirocco.  » C’est dit rapidement et simplement, sans quitter du regard l’écran de contrôle du navire pendant la man£uvre. Un brin blasé, il comandante ?  » De faire la navette, un peu, répond-il, les yeux légèrement plissés. Du stretto, jamais, c’est le plus bel endroit du monde !  » Foi de Messinois…

Quand ils approchent des parages par le nord, quelque deux mille sept cents ans plus tôt, selon les experts, Ulysse et ce qui reste de son équipage ne sont sans doute pas si catégoriques. Il faut dire que le marin d’Ithaque bourlingue sur l' » onde amère  » depuis un bout de temps déjà. Après moult tribulations û homériques, forcément homériques û il échappe tout juste aux chants des Sirènes, du côté de la presqu’île de Sorrente, à quelques encablures de Naples, quand apparaissent sur l’horizon les contreforts de l’Aspromonte calabrais û à bâbord û et les monts Péloritains de Sicile û à tribord. Devant son étrave s’ouvre la route du retour, mais notre homme n’est pas pour autant serein.

Mettons-nous à sa place, l’heure n’est pas nécessairement à la contemplation béate d’un cadre naturel grandiose : les  » Deux Ecueils  » l’attendent de pied ferme. Tout sauf une partie de plaisir. Tandis qu’Ulysse et ses compagnons observent, terrifiés, Charybde  » vomir  » et  » engloutir  » les flots tour à tour, Scylla,  » un monstre affreux, dont la vue est sans charme et, même pour un dieu, la rencontre sans joie « , dévore six marins,  » les meilleurs bras et les plus forts « . Sale coup. Et lourd tribut pour, in fine, accoster sur  » l’île du Soleil « , alias  » l’île du Trident « , autrement dit la Sicile.

Forcément, après une histoire pareille, le coin est devenu légendaire. Les deux côtes du détroit se sont partagé le mythe : aux Siciliens, Cariddi ; aux Calabrais, Scilla. Il ne faut pas s’attendre, cependant, à tomber nez à nez avec un parc d’attractions dédié à notre croisiériste grec préféré û on est en Italie du Sud, Mezzogiorno connu pour sa pauvreté, à peine converti au tourisme. Donc, point d' » Ulysseland  » au programme.

C’est du côté calabrais que l’esprit de L’Odyssée reste le plus prégnant. Pas à Reggio, la capitale, qui fait face à Messine, mais à une vingtaine de kilomètres plus au nord, après les bourgades côtières sans âme de Gallico et de Villa San Giovanni. Derrière trois lacets d’une route suspendue au-dessus des eaux se niche un village de carte postale, le plus clair indice ulysséen qui soit : Scilla, 3 500 habitants, une plage, un petit port de pêche, deux hôtels et un château posé sur son rocher. Et une sale réputation :  » Jamais homme de mer ne s’est encor vanté d’avoir fait passer par là sans dommage un navire « , prévient Circé avant de lancer Ulysse dans cette nouvelle aventure.

Car, comme son nom l’indique, l’endroit est réputé pour avoir accueilli la répugnante Scylla : six têtes, douze pieds, trois rangées de dents et un net penchant pour la chair humaine. La légende d’Homère perdure, mais discrètement. On croise un restaurant Ulisse, une barque baptisée du même patronyme, une pension de famille Le Sirene, pas grand-chose de plus. En poussant l’exploration jusqu’aux confins de Chianalea, le quartier des pêcheurs, on trouve, via Annunziata, une fresque à la gloire de Scylla. Sur le chemin du retour, dans les ruelles silencieuses bercées par le léger ressac qui vient lécher les murs des maisons, quelqu’un a gravé au fronton de son logis un joli programme :  » Obstinatio contra arrogantiam  » (La persévérance contre l’arrogance)…

Il faut sans doute un peu des deux pour bâtir une forteresse aussi haut perchée que celle qui sert de symbole à Scilla. C’est Anassila, jeune tyran de Reggio, qui, semble-t-il, commença les fortifications en 493 avant Jésus-Christ. Depuis, la position stratégique du château de Scilla a intéressé tous les guerriers de passage : Tyrrhéniens, Corinthiens, Romains, Carthaginois, Normands, Angevins, Espagnols, Français, Anglais… Même Garibaldi y fit escale en 1860, avec ses Chemises rouges, avant ses expéditions sicilienne et napolitaine. Aujourd’hui, les hautes murailles protègent un phare, planté au milieu d’un jardin baigné de l’odeur sucrée des lauriers-roses.

En contrebas, non loin, probablement, de l’antre de Scylla, le port de pêche ne déborde pas d’agitation. La dizaine d’esquifs amarrés y est protégée par une énorme digue, si disproportionnée qu’on dirait les rochers qui la composent jetés là par Hercule. L’explication est un peu moins mythique : ce sont les militaires italiens qui ont fortifié le port avant le second conflit mondial.

Ce matin-là, les deux Giovanni, le jeune et le vieux, préparent leur feluca pour aller pêcher l’espadon. Un sacré engin que cette feluca ! Pas bien grande û 6 mètres à la flottaison, pas plus û mais dotée d’un mât-échelle d’une douzaine de mètres, au sommet duquel trône une nacelle où les deux compères prennent place. L’improbable embarcation est surtout affublée d’une longue passerelle de près de 15 mètres, fixée à l’avant et suspendue au mât par des haubans, qui permet au harponneur de voler au-dessus des flots, littéralement.

Parce qu’ici le pesce spada, on l’attrape au harpon. Oui, monsieur ! Hemingway et Santiago, son héros du Vieil Homme et la mer, n’ont qu’à bien se tenir… D’ailleurs, il n’y a plus guère que dans le détroit de Messine qu’on se refuse à pêcher l’espadon à la ligne. Entre avril et juillet, au moment de la reproduction, la traque peut durer des heures. Des heures à scruter la surface et à dénicher enfin l’éclat argenté d’une cible trahie par le soleil. Alors c’est l’hallali.  » Spada ! Spada !  » Giovanni (le vieux) lâche les chevaux du diesel pour chasser la proie tandis que Giovanni (le jeune) dégringole du mât et se rue vers l’avant de la passerelle, qui, sous son poids, ricoche sur la mer dans des gerbes d’écume. Le harpon, solidement relié au bateau par une longue corde, fend les eaux une première fois. Raté. Une seconde : raté, encore. Giovanni, chaussures et pantalon trempés, fait grise mine. C’est le métier qui rentre, jeune homme, mais on ne gâche pas une occasion pareille : les poissons-épées se font de plus en plus rares.

Quand ils n’échappent pas à leur destin, les espadons du détroit finissent en d’impeccables involtini, des paupiettes servies sur la terrasse somptueuse du très chic Glauco, la meilleure table de Scilla. Ou, mieux encore, en face, à Messine, dans la bruyante mais très courue et très authentique trattoria de Pietro Denaro, Al Padrino (Chez le Parrain, en VF…). De cette bête à la chair grasse et ferme, réputée pour son caractère combatif, on fait aussi du carpaccio, de la braciola, ou de simples tranches grillées. Mais, franchement, un conseil : les paupiettes sont à se damner…

Lorsqu’on quitte Scilla par la route, un buste en bronze, installé dans un virage, accroche le regard. Le dramaturge Ercole Luigi Morselli profite là d’une vue splendide. Dans une tragédie en trois actes, écrite au début du siècle, Morselli a remis au goût du jour la légende de Glaucos. Celle d’un pauvre pêcheur devenu immortel mais très laid, fou amoureux d’une belle nymphe prénommée… Scylla. Circé û déjà impliquée dans l’affaire Ulysse, rappelons-le û avait, elle, le béguin pour Glaucos. Par jalousie, elle transforma Scylla en monstre à six têtes. Depuis, les deux hideux amants sont supposés s’être réfugiés dans l’une des grottes sous-marines situées au pied du château de Scilla. Et la ville a fait de Glaucos son véritable héros.  » Ulisse n’a fait que passer, résume Nino Vitta, l’adjoint au maire chargé du tourisme. Glauco, lui, est resté.  »

De l’autre côté du détroit, la piste de Charybde est moins facile à suivre. Il faut sortir de Messine et faire route vers le nord, doubler Ganzirri et ses lacs d’eau douce puis longer le stretto jusqu’aux ruelles étroites de Torre Faro, où, comme partout ici, les drapeaux arc-en-ciel portant les mots  » peace  » ou  » pace  » ont fleuri aux fenêtres. Là, Saverio, Sicilien pur jus, gueule de crooner quadragénaire sapé comme un milord, marin sur les ferrys et pêcheur le reste du temps, vous affranchit :  » Cariddi ? Ce sont les garofali, les tourbillons créés par les courants du détroit. On en trouve ici, à Torre Faro, et le long de la côte jusqu’à San Ranieri, au port de Messine.  » Voilà, c’est aussi simple que ça. En revanche, pas de trace du figuier qui permit à Ulysse d’échapper une seconde fois à Charybde après que ses compagnons eurent, hélas ! fait bombance des vaches du Soleil.

Cela dit, en poussant l’analogie très loin, on peut l’imaginer, le fameux figuier. Là, juste au-dessus de nos têtes. Les habitants de Torre Faro sont habitués, mais pour le visiteur de passage l’omniprésence de ce gigantesque pylône rouge et blanc qui s’élève à 232 mètres dans le ciel ne laisse pas de surprendre. Construit en 1954, comme son frère jumeau calabrais, pour supporter les câbles électriques à haute tension qui reliaient Sicile et Calabre, il ne sert plus depuis sept ans. Il fut un temps question de les démonter, mais les riverains en sont fiers et y voient le symbole du détroit. Alors qu’ailleurs on enterre les lignes électriques, ici on vante  » un monument de l’archéologie industrielle unique au monde « …

Ce ne sont pas les marins qui empruntent le détroit qui vont s’en plaindre : les deux mâts font figure d’amers remarquables, dûment recensés comme tels dans les instructions nautiques. En particulier la nuit, où l’homme de veille peut distinguer de loin les deux colonnes de feux rouges qui marquent l’entrée nord de la passe, large de 3 kilomètres à cet endroit. En son temps, leur collègue Ulysse n’a pas bénéficié de ce secours.  » Nous entrons dans la passe et voguons angoissés « , rappelle le héros, au moment d’embouquer le stretto. Mais il faut bien admettre qu’à l’époque le trafic n’était pas aussi dense qu’aujourd’hui.

Depuis l’ouverture du terminal de Gioia Tauro, sur la côte calabraise, au nord, des dizaines de porte-conteneurs frayent les eaux du détroit nuit et jour. Ajoutez-y la vingtaine de ferrys qui transportent, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, entre Sicile et Calabre, 10 millions de passagers par an et vous aurez une idée de l’engorgement du stretto…  » En 1985, la collision entre le Pathmos et un cargo a entraîné la mise en place de couloirs de circulation, récite tranquillement, sanglé dans son uniforme blanc, le jeune sous-lieutenant de vaisseau Antonio Blanco, de la Guardia costiera de Messine. Les navires qui montent du sud vers le nord longent la côte calabraise, tandis que les autres doivent serrer la côte sicilienne. Nous avons donc beaucoup de travail, ici.  » Au-dessus de l’épaule galonnée d’or du sotto-tenente Blanco, par la fenêtre de son bureau encombré d’un moteur de hors-bord qui perd son huile, on sourit : deux ferrys immaculés, l’Ulisse et le Scilla, se croisent dans le port…

Sur le quai, tandis qu’on distingue à peine Villa San Giovanni, le terminal calabrais des ferrys, perdu dans la brume de chaleur, on repense aux paroles du sous-lieutenant. Somme toute, des parages sillonnés de manière si intense, on en connaît d’autres, en Manche, par exemple.  » Bien sûr, acquiesce Samuele Mussillo, en descendant de sa Vespa pour venir dispenser une ôleçon de détroit » au bord de l’eau, sur la piazza dell’Angelo de Torre Faro. Il existe quantité de lieux où les vents sont plus forts, les courants plus vicieux, les tremblements de terre plus violents. Mais, dans le monde, seul le stretto concentre toutes ces caractéristiques en même temps.  » Patron de la station météo privée du détroit depuis dix-huit ans, présentateur et chroniqueur météo pour les médias locaux, ce petit homme claudiquant, la quarantaine joviale, est un puits de science.  » N’oubliez jamais que, dans un rayon de 80 kilomètres, nous avons trois volcans : l’avant-dernier jour de l’année 2002, un éboulement du Stromboli a provoqué une vague de 8 mètres de hauteur à la pointe de Torre Faro !  »

C’est ainsi qu’on apprend, dans la lumière déclinante d’une fin d’après-midi sicilienne, qu’ici se rencontrent et se mélangent deux mers, l’Ionienne et la Tyrrhénienne. Elles n’ont ni la même densité, ni la même température, ni la même salinité. La différence d’altitude û oui, d’altitude ! û entre les deux û environ 30 centimètres û engendre un courant permanent orienté nord-sud. La brusque remontée des fonds conjuguée aux forts courants de marée entraîne le phénomène, unique au monde, du spiaggiamento : les poissons des abysses, aux formes étranges et aux yeux exorbités, aspirés vers la surface, viennent s’échouer sur les plages du détroit. Un accident de la nature qui permit au zoologiste et microbiologiste russe Ilia Metchnikov de découvrir le mécanisme de la phagocytose (1) sur une étoile de mer et de décrocher le prix Nobel de médecine en 1908. Au printemps et à l’automne, lorsque la mer est encore froide et qu’un chaud sirocco souffle du sud-est, un épais brouillard s’installe sur le détroit. C’est la lupa : il n’y a pas si longtemps, les femmes des pêcheurs guidaient leurs époux à terre en soufflant dans des coquillages dont la musique faisait penser aux hurlements des louves.

On écoute toujours, et on apprend encore que les eaux du détroit voient passer des migrations de baleines, d’orques, de dauphins, de thons… et des sous-marins de Sigonella, la base de l’Otan toute proche. Que les pêcheurs appellent les contre-courants des bastardi, que les eaux du détroit, parfois,  » ressemblent à celle d’un fleuve en crue « , que… N’en jetez plus, dottore Mussillo ! Calais, Douvres et le Channel peuvent aller se rhabiller. La leçon a porté ses fruits : le stretto est véritablement unique.

Qu’en aurait-il pensé, notre Ulysse, s’il avait eu vent de ces humeurs ? Sans doute en aurait-il observé et analysé quelques-unes lui-même, tant  » l’homme grec est un animal nautique (2) « , comme le rappelle François Hartog, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris). Ainsi la couleur des flots : chez Homère, la Méditerranée est bien souvent  » vineuse « . Pas de métaphore particulière ici, mais bien l’examen précis par l’auteur de L’Odyssée des eaux teintées d’un rouge profond par des algues microscopiques, un phénomène bien connu des biologistes (3).

Via dei Verdi, à quelques rues de l’université de Messine, Caterina Pastura abonde dans le même sens. La brune pasionaria de la librairie Hobelix, une coopérative fondée un quart de siècle plus tôt, enchaîne les Camel :  » Ici, comme dans toute la Méditerranée, le rapport à la mer est ambigu, explique-t-elle sous la voûte fraîche de l’ancien couvent garni de livres. Les pêcheurs, par exemple, ont un rapport à la fois de crainte et de nécessité avec la mer.  » A l’Hobelix se retrouvent étudiants, profs et intellectuels messinois.  » De gauche « , précise Caterina, qui propose aussi dans sa vitrine des produits du commerce équitable et accueille les clients avec un grand panneau  » Un altro mondo è possibile « …

Une référence manque sur les rayonnages pourtant touffus de la librairie. Un énorme pavé de 1 257 pages, épuisé, mais qui sera bientôt réédité : Horcynus Orca, roman-fleuve d’un marin de retour dans le détroit après la guerre, publié par Stefano D’Arrigo en 1975, après quinze années de gestation. Par son ambition, sa richesse et sa complexité linguistique, Horcynus Orca est comparé à… l’Ulysse de James Joyce. Parce que  » Horcynus Orca est l’£uvre qui résume le mieux la complexité de la région « , il a inspiré à Caterina et à ses amis un Parc littéraire, où, sur la piste du roman, les visiteurs déambulent des deux côtés du détroit entre expos, conférences et découverte de la faune, de la flore et de l’histoire d’un lieu habité depuis le paléolithique.  » Ici, c’est un carrefour de tous les mythes « , s’amuse Gaetano Giunta, président du parc. Derrière ses grosses lunettes, ce solide universitaire rigolard conte sans discontinuer les légendes et les prodiges de la nature du détroit :  » Le parc se veut un labyrinthe entre tous ces savoirs.  »

Au cap Peloro, près du bâtiment blanc du parc, une vague route mène à la plage. Sur le mur qui la longe, un graffiti :  » No al ponte  » (Non au pont).  » Le pont  » au-dessus du détroit a longtemps été un serpent de mer. Mais, cette fois, le gouvernement Berlusconi semble décidé : le début des travaux est prévu pour 2005 et la mise en service pour 2011. Le projet est pharaonique : avec 3 690 mètres de longueur, ce serait le plus long pont suspendu du monde, d’un coût de 4,6 milliards d’euros.

Chez les Anastasi, quadras sportifs et bronzés installés dans une villa rococo sur les hauteurs de Torre Faro, le projet a un peu de mal à passer. Et pour cause : le pont arriverait à 100 mètres à gauche de leur terrasse, qui embrasse tout le détroit… Elle, Daniele, est actrice pour la télévision et le cinéma. Lui, Giuseppe, est prof de gym. Et candidat écologiste aux élections des conseillers communaux. Il ne décolère pas :  » Nous sommes en pleine zone sismique, Messine a déjà subi deux tremblements de terre, dont celui de 1908, qui a fait 60 000 morts ! Pourquoi nous mettre un pont ? Il ne résoudra rien, l’île n’a pas les infrastructures pour absorber tant de trafic. Sans parler de la pollution, des dégâts environnementaux, des expropriations…  » Alors les Anastasi portent leur tee-shirt  » Il ponte ? No grazie  » et demandent, avec les Verts italiens, que le détroit de Messine soit inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco.

Dans le sillage du Vestfold, les lumières alignées du lungomare de Reggio disparaissent peu à peu. De cette promenade du bord de mer Gabriele D’Annunzio disait que c’est  » le plus beau kilomètre d’Italie « . A bord du ferry vert et blanc, le commandant Tripodo entame sa dernière rotation de la journée. Demain, il ira peut-être tirer quelques bords, en solitaire, sur son voilier.  » Les couleurs changent tout le temps ici, aucun coucher de soleil ne ressemble au précédent.  » Hier, l’affrontement des courants sous le soleil transformait les eaux du stretto en une bataille de bleus. Ce soir, la mer est noire et blanche des moutons formés par le mistral. Demain, elle reprendra peut-être ses nuances pourpres, qui ont donné le nom de Costa Violetta au littoral calabrais entre Scilla et Palmi, plus au nord. Au nord du détroit, justement, commence la Méditerranée occidentale. Pour les marins grecs de l’Antiquité, c’était le début de l’inconnu. Mais, comme Ulysse, ils avaient fait leur la devise de la Caronte, l’une des compagnies de ferrys qui desservent Sicile et Calabre :  » On s’engage puis on voit.  » l

(Homère, L’Odyssée, chant XII)

l

 » D’un côté attendait Scylla et de l’autre Charybde terrible  »

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