Dalaï-lama, superstar

Depuis la mort de Jean-Paul II et la  » retraite  » de Nelson Mandela, il est probablement la personnalité la plus emblématique, la plus charismatique de ce début de XXIe siècle. Une ironie de l’Histoire pour un chef spirituel et temporel d’un pays qui n’existe pas ? En luttant pour la  » survie  » de 6 millions de Tibétains, face à plus d’un milliard de Chinois, cet apôtre de la non-violence revisite le combat de David contre Goliath. Genèse d’un engouement. Presque unanime

Si la question tibétaine ne trouvait pas de solution, ce ne serait pas seulement un échec pour une philosophie non violente, mais une défaite pour l’humanité tout entière, affirme Frans Goetghebeur, président de l’Union bouddhique de Belgique (UBB). Sur le Toit du monde se joue une confrontation symbolique entre un pouvoir économique, idéologique, militaire et un petit peuple non armé, avant tout soucieux de l’environnement, du bien-être de la Terre, de relations harmonieuses entre les gens. Ce psychodrame définit l’époque dans laquelle nous vivons. Tout le monde retient son souffle.  » Saluant la visite du dalaï-lama en Grande-Bretagne en 2004, le journal The Observer le comparait d’ailleurs au chef apache Geronimo.

En effet, Tenzin Gyatso (71 ans), la 14e réincarnation du bodhisattva de la Compassion, est un  » gourou  » aussi mythique que son pays d’origine (lama est un terme tibétain inspiré de l’indien guru, maître). Royaume des neiges, terre de lamas et de monastères difficilement accessibles, le Tibet fascine depuis toujours l’Occident. Chef spirituel et temporel d’un pays qui n’existe pas, celui qui est aussi appelé  » Kundun  » (la présence) est sans doute la personnalité la plus charismatique de ce début du xxie siècle. Voici un an, le pape Jean-Paul II, autre globe-trotteur grand amateur de bains de foule, mourait, alors que Nelson Mandela, ancien président de l’Afrique du Sud, apôtre de la lutte contre l’apartheid, avait déjà pris sa retraite. Dès lors, qui d’autre que ce lama souriant incarne aujourd’hui des valeurs comme le contre-pouvoir, le droit à la différence, l’aspiration à la paix, la résistance à la loi du plus fort ?

Depuis son exil en 1959 à Dharamsala (Inde), le plus haut dignitaire du bouddhisme tibétain dénonce, inlassablement et sans la moindre haine, l’occupation chinoise, l’agonie lente de la culture et de la civilisation des Tibétains. C’est pour cela qu’à la veille de sa quatrième visite en Belgique (1) il a reçu, le 12 mai dernier, à Washington,  » the congressional gold medal « , la plus haute distinction du gouvernement américain ! Auparavant, celle-ci avait été attribuée à Jean-Paul II et à ses collègues prix Nobel de la paix Mère Teresa, Elie Wiesel et Nelson Mandela. Voici cinquante ans, le Tibet était pourtant quantité négligeable sur l’échiquier politique international. Actuellement, il fait figure d’enjeu.

Il reste d’ailleurs délicat de recevoir le dalaï-lama, fût-ce en simple leader spirituel, et non comme  » chef d’Etat « . En 1990, seule Anne-Marie Lizin (PS) avait été dépêchée par le gouvernement pour l’accueillir : bourgmestre de Huy où se trouve l’institut tibétain Yeunten Ling, elle était alors  » simple  » secrétaire d’Etat. L’an dernier, encore, la venue du dalaï-lama avait été annulée pour ne pas compromettre le voyage d’Albert II au même moment en Chine. Cette fois, Tenzin Gyatso rencontrera, entre autres, le Premier ministre Guy Verhofstadt (VLD) et le président du Parlement européen. Ces derniers bravent l’ambassade de Chine qui estime cette visite  » inopportune « , bien qu’elle soit  » privée « .

En effet,  » grâce  » à la Chine, Tenzin Gyatso est devenu le plus populaire des quatorze dalaï-lamas tibétains, le premier à donner des interviews à la BBC et, surtout, à décrocher, en 1989, un prix Nobel de la paix. Une jolie performance pour quelqu’un qui n’avait jamais mis les pieds en Occident avant 1973.  » La Chine grandit en puissance, l’enjeu tibétain aussi, analyse Anne-Marie Lizin (PS), présidente du Sénat. Pour le grand public, en 1990, la première visite du dalaï-lama avait quelque chose d’exotique. Ce n’est plus du tout le cas actuellement. Mondialisation oblige. Les gens se sont approprié cette figure emblématique comme faisant partie de l’équilibre du monde. A Huy, je reçois un ami de la ville, mais surtout quelqu’un d’exceptionnel, d’une très grande intelligence humaine. Le dalaï-lama s’adapte immédiatement à son interlocuteur, quels que soient son âge, sa langue et sa culture.  »

Que de chemin parcouru en seize ans : sa visite en Belgique n’avait alors été saluée que par 2 000 personnes. Mais, entre-temps, Tenzin Gyatso est devenu, selon le journal britannique The Independent,  » le réfugié politique le plus célèbre du monde « ,  » l’homme qui a amené le bouddhisme à Hollywood « . En 1997, des super productions comme SeptAns au Tibet, avec Bradt Pitt, de Jean-Jacques Annaud, ou Kundun, de Martin Scorsese ont fait une star de l’ami de Richard Gere. Bouddhiste pratiquant, l’acteur américain pourrait d’ailleurs assister au cycle d’enseignement bouddhique, dispensé pour la première fois à Bruxelles, à Tour et Taxis, du 2 au 4 juin prochain. Celui que le quotidien Gazet van Antwerpen saluait comme un  » deuxième Gandhi  » dès sa troisième visite belge, en 1999, donnera, en outre, une conférence publique sur  » L’interrelation ou l’art d’être heureux « , le 5 juin, au palais des Sports d’Anvers. Les 12 000 places sont vendues depuis plus d’un mois, sans publicité ou presque. Auparavant, le jour même de son arrivée, le 29 mai prochain, le dalaï- lama aura inauguré, à l’Institut Yeunten Ling à Huy, le plus grand temple d’Europe, susceptible d’accueillir 700 personnes. Il a été construit grâce à de généreux donateurs :  » Les textes traditionnels suggèrent que les effets bénéfiques d’une aide apportée à la construction d’un temple sont inépuisables « , peut-on lire dans l’appel de fonds !

 » Partout dans le monde, le même phénomène se reproduit, explique Goetghebeur. Devant 7 500 personnes au Heysel, en 1999, ou face à 100 000 sympathisants, à Central Park, à New York, le dalaï-lama s’installe et, en dix minutes, on a l’impression de participer à une petite fête de famille, pleine de chaleur. Est-ce la grâce ? Il touche la corde sensible, parle au c£ur des gens. Il fait appel aux qualités premières de l’homme, à sa bonté fondamentale. Il aide les gens à croire en eux, à avoir confiance. Sa religion est celle de la gentillesse. Il ose dire des choses toutes simples et le message passe.  »

Le  » pape  » des bouddhistes

On l’appelle parfois le  » pape  » des bouddhistes. A tort. Mais cela en dit long sur l’aura d’un leader spirituel qui, pourtant, ne fait autorité que pour une des écoles du bouddhisme tibétain, soit tout au plus pour quelques petits pour cent de l’ensemble des bouddhistes du monde. Un tel succès doit aussi tenir à des qualités personnelles.  » Selon la tradition tibétaine, Tenzin Gyatso a été identifié, tout jeune garçon, comme la 14e incarnation du bodhisattva, rappelle Jacques Scheuer, professeur à la faculté de théologie à l’Université catholique de Louvain (UCL). Il a ensuite été pris en charge par des lamas dans des monastères coupés du monde. On aurait pu s’attendre à ce que cette formation élitiste conduise à une catastrophe. Il n’en est rien. C’est impressionnant de rencontrer quelqu’un d’aussi ouvert, capable de prendre autant de recul face à des événements tragiques…  »

Il est en tout cas le seul chef temporel à méditer cinq heures par jour, à utiliser, dans des lieux de pouvoir, une candeur désarmante, des  » mots déplacés  » d’amour et de compassion. Pas étonnant, dès lors, que, parmi la nouvelle génération de Tibétains, certains dénoncent sa politique de non-violence et le peu de résultats concrets engrangés en quarante-sept ans d’exil (lire également en page 40).

Un problème pour les démocrates

En Occident, il est encore plus malaisé de critiquer le symbole vivant d’un peuple opprimé. Pourtant, les motifs ne manquent pas. Ainsi, Sa Sainteté le dalaï-lama, comme l’appellent ses fidèles, est toujours à la tête d’un régime théocratique. Cela gêne les démocrates. Ces derniers dénoncent aussi les sympathies nazies d’un des  » précepteurs  » du jeune Kundun : l’alpiniste autrichien Heinrich Harrer, héros de Sept Ans au Tibet. Certes, dans un autre domaine, à la fin de 2005, le dalaï-lama prononçait le discours d’ouverture du congrès annuel de la Society for Neuroscience à Washington, devant… 37 000 scientifiques du monde entier. Sa thèse : le bouddhisme permettrait d’éliminer la souffrance par une meilleure connaissance du fonctionnement de l’esprit. Cette intervention a toutefois suscité une pétition de plus de 700 neurobiologistes. Ils ont mis en cause la compétence scientifique en la matière du chef spirituel d’une religion pour le moins intrigante. En faisant appel à des oracles en transes, à des faiseurs de beau temps ou de pluie, avec son protocole et ses rituels plutôt baroques, le bouddhisme tibétain est lourd de tout ce dont la religion catholique s’est dépouillée depuis le concile Vatican II et même bien avant. En outre, en matière de morale sexuelle et affective, le dalaï-lama est au moins aussi conservateur que Jean-Paul II ou Benoît XVI : il n’approuve ni l’homosexualité ni l’avortement. Mais il est peu probable que tous ces sujets qui fâchent soient abordés lors de la visite du dalaï-lama en Belgique… l

(1) www.dalailama-belgium2006.org

l Dorothée Klein

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