La crise politique détériore parfois les relations entre Flamands et francophones dans une région traditionnellement épargnée par les querelles linguistiques. Reportage à bord du tram du littoral.
Nous avons été « remballés » dans un magasin de la côte de manière vraiment incorrecte, témoignent Valérie Bauters et Olivier Quittelier, un couple de trentenaires francophones, alors que la commerçante était clairement en tort. «
La vendeuse était-elle sensible à la langue parlée par ses clients ou était-ce juste une saute d’humeur ? Cette anecdote n’est en tout cas pas la seule du genre. L’accueil des francophones aurait-il donc changé à la côte belge, rebaptisée Vlaamse kust par le ministre flamand du Tourisme, Geert Bourgeois (N-VA) ?
A La Panne, deux organisations flamandes d’étudiants ont manifesté, le 10 août, contre une » francisation extrême » de l’horeca. Le directeur de l’office du tourisme de la ville, Peter Cappelle, ne remarque en tout cas » aucun changement concernant l’affluence et l’accueil des francophones « . Le littoral belge est une région touristique où les commerces, l’horeca et la Ville n’ont aucun intérêt à moins bien recevoir les francophones. Car les Belges francophones représentent environ 20 % des touristes. Quant au marché locatif, la proportion monte à 22 %.
Sur l’esplanade Léopold Ier à La Panne, les touristes font la file devant les boulangeries et les librairies. Le soleil étant revenu, les vacanciers entament leur journée très tôt pour profiter du beau temps.
A deux pas de la plage, Veerle Conings est marchande de journaux. Les lunettes au bas du nez, cette Flamande bilingue et souriante de 49 ans accueille les clients en alternant les » bonjour » et les » goeie dag « . Sur un long présentoir, quotidiens et magazines flamands et francophones se côtoient. Mais, depuis peu, la balance penche du côté flamand. » Il y a beaucoup moins de Belges francophones qu’avant à La Panne, je le vois à la vente de journaux , constate la commerçante. Cela fait vingt-cinq ans que je travaille ici et je remarque un net changement. Il y a deux ans, durant l’été, les quotidiens flamands et francophones étaient à égalité. Maintenant, la proportion est plutôt de 65 à 35. Il y a la météo et la baisse du pouvoir d’achat, bien sûr, mais la crise politique joue aussi un rôle très important. Des francophones me disent parfois : « Si la crise continue, je ne viendrai plus ! » D’ailleurs, beaucoup vendent leur appartement. Et ce sont des Flamands qui rachètent. «
Si on n’est pas bilingue, on peut se sentir agressé
Le long de la mer du Nord se trouve le » kusttram « , le tram du littoral de la société De Lijn. Il parcourt les 66 kilomètres de la côte et s’arrête dans chaque station balnéaire.
A Ostende, en face des anciennes écuries royales, une vingtaine de membres du club Richelieu-Littoral se sont réunis. Les quelque 300 clubs Richelieu implantés dans le monde promeuvent la francophonie. Dans le cas du club du Littoral, il défend la francophonie et le français face au néerlandais en Flandre.
Profitant du soleil, les membres sirotent un verre sur la terrasse avant de passer à table. Au menu : potage puis chicons au gratin ou lotte. Et pour l’apéro : la crise politique et l’accueil des francophones à la côte. Le ton monte. Les mots fusent : » référendum « , » flamandisation , un peu à la côte aussi « , » danger d’une polarisation « …
Nadia Dimitrjewzew, les nerfs à fleur de peau, attend la fin de l’orage. Cette francophone de 59 ans originaire de Liège se débrouille en néerlandais, mais elle a été victime et témoin de » mésaventures « . En cause : la maîtrise insuffisante de la langue de Vondel. » Quand on peut jongler parfaitement avec les deux langues, il n’y a aucun problème, mais lorsqu’on ne parle pas le néerlandais ou qu’on le baragouine, je comprends que l’on puisse se sentir agressé. «
Le président du club, François Gyselinck, un francophone bilingue de 64 ans, tempère : » Je n’ai jamais remarqué d’animosité entre les communautés au littoral, mais la politique s’immisce insidieusement dans la vie de tous les jours. «
Ce climat pesant, Marcel Bauwens le perçoit bien. Ce francophone bilingue octogénaire est installé à Ostende depuis dix-sept ans. » Je n’ai pas l’impression qu’il y ait un durcissement de la part des Flamands à la côte, mais il est clair que le commun des mortels francophones ne se sent plus à l’aise, assure cet écrivain et administrateur de l’Association pour la promotion de la francophonie en Flandre (APFF). Ce climat peut créer de la méfiance entre Flamands et francophones, ce qui mine leurs relations. Certains interprètent les comportements de membres de l’autre communauté d’une autre manière : sous le prisme de la crise politique et des clichés véhiculés. Mais ce sont des réactions individuelles et non collectives, qui sont influencées aussi par les sensibilités, les expériences, les discussions… «
Au cinéma de Knokke, aucun film en français
La crise politique aboie, mais le tram du littoral passe, et poursuit sa route vers Knokke, dernière commune du littoral belge. Là où le vent a décidé de se lever. Des nuées de sable rasent la digue, s’élèvent dans l’air et aveuglent cyclistes et amateurs de cuistax.
Des touristes se réfugient au cinéma de Knokke-Heist, le Beverly Screens. Aucun film en français ne figure au programme. Certains sont sous-titrés, mais pas à toutes les séances… Est-ce que cela a toujours été ainsi ? La méfiance s’installe. » C’est juste une question d’opportunité et de rentabilité « , présume le bourgmestre de Knokke-Heist, Léopold Lippens, qui se dit » viscéralement belge « . Dans les restaurants et les cafés, certains serveurs ne parlent pas français. Ils ne peuvent pas ? Ou ne veulent pas ? » Nous manquons tout simplement de personnel, francophone comme néerlandophone d’ailleurs « , rassure le bourgmestre. L’horeca se trouve parfois réduite à engager du personnel flamand qui ne parle pas le néerlandais standard appris par les francophones à l’école. De l’incompréhension peut alors en découler.
» Tout cela n’a rien à voir avec une flamandisation ou un moins bon accueil des francophones , martèle Léopold Lippens. Ici au littoral, à Knokke-Heist en tout cas, on ne connaît pas la Vlaamse kust. La côte belge, oui ! Nous formons le village d’Astérix et des Gaulois. Nous avons la potion magique, et nous sommes prêts à la donner à ceux qui en feront un bon usage. «
Même si les francophones restent globalement bien reçus, la méfiance et l’appréhension, aujourd’hui malheureusement plus présentes entre les deux communautés, semblent avoir gagné cette côte que Flamands et francophones apprécient à l’unisson. Et qui constituait, autrefois, un havre d’harmonie et de bien-être, bien loin des débats politiques de l’intérieur des terres…
Laurent Dupuis