Corps d’élite

A quelques jours du 37e championnat du monde de gymnastique artistique à Anaheim (Californie), les athlètes masculins affûtent leur puissance, tandis que leurs collègues féminines optimalisent leur grâce. A moins que ce ne soit le contraire

(1) Catherine Louveau, Femmes sportives, corps désirables, Le Monde diplomatique, octobre 2000.

En appui sur la main gauche, le corps convexe de Marian Dragulsecsu, torse incliné vers le bas et jambes tendues vers le haut, en impose. Dans les reportages animés, ce même corps s’enlise, après cet instant d’équilibre inouï, dans un superbe enchaînement de roulades, d’extensions et de sauts, sur un rythme soutenu auquel ne manquent, pour compléter l’harmonie, que quelques notes de musique. Car, outre l’intense entraînement de force physique qui l’a mené là, le champion du monde 2002 de gymnastique artistique masculine au sol s’est visiblement astreint, en préparation à la compétition officielle, à un solide apprentissage de grâce et de chorégraphie.

 » Au cours d’un exercice au sol de 50 à 70 secondes, les figures chorégraphiques, assez nouvelles pour les hommes, ne sont pas porteuses de points, mais elles permettent à l’athlète de s’offrir quelque repos entre d’intenses efforts, tout en accentuant l’aspect esthétique de sa prestation « , indique Jean-Luc Deloof, directeur technique de l’Association francophone de gymnastique. Des prestations masculines au sol sur fond musical ont déjà été effectués, en dehors des circuits de la compétition, mais sans que la mode prenne pour autant, parce que  » les gens n’étaient pas prêts « .

 » Le sport veut et forge des femmes idéales, belles pour (le) séduire, de même que des hommes idéalement virils, c’est-à-dire forts ou courageux pour (la) conquérir « , rappelle la sociologue Catherine Louveau.  » (1). Depuis la première apparition de la gymnastique féminine aux Jeux olympiques, à Ams-terdam en 1928, les épreuves réservées aux demoiselles n’ont cessé, pourtant, de se compliquer, pour arriver, aujourd’hui, à réunir des exigences sinon identiques, du moins comparables à celles des hommes. Les unes comme les autres doivent maintenant posséder un niveau supérieur à tous les agrès qui leur sont attribués. Soit, toujours, autant de puissance pour les garçons, et d’élégance pour les filles. Alors que, de plus en plus, ils se ressemblent…

Confusion

 » La gymnastique évolue à un rythme soutenu, explique Jean-Luc Deloof. D’une part, le système de notation est revu tous les quatre ans, après la clôture des Jeux olympiques, sur la base d’une réévaluation des niveaux de difficulté des exercices et, d’autre part, le matériel subit continuellement d’importantes modifications.  » Ainsi, la poutre de bois de 10 cm de largeur, sur laquelle la Roumaine Nadia Commaneci s’était fait remarquer à Montréal en 1976, s’est vu recouvrir d’un revêtement susceptible d’améliorer les conditions de réception et donc, par la même occasion, d’attiser l’audace des gymnastes. Dans un même ordre d’idées, le cheval de saut a été définitivement remplacé par une table offrant une surface d’appui plus large et, par conséquent, la possibilité d’augmenter la puissance des exercices.  » Il a été question d’élargir la poutre de 2 cm supplémentaires, continue Jean-Luc Deloof, mais lors des premiers essais hors compétition, les athlètes ont aussitôt saisi l’opportunité d’augmenter la difficulté des acrobaties.  » Pour quelques millièmes de point, qui font toute la différence lors des compétitions internationales, les héritières du courant  » maîtrise et perfection  » de l’idole roumaine cherchent donc à gagner en puissance, au risque d’y perdre quelques onces de féminité.

 » Au fil du temps, les morphotypes des sportives se sont, de fait, rapprochés de ceux des sportifs : gestuels et efficacité technique se ressemblent, tout comme les corps, dans leur apparence comme au plan fonctionnel « , commente encore Catherine Louveau. Si même en gymnastique, sport sexué par excellence, les hommes commencent à apprivoiser la grâce tandis que les femmes exploitent la puissance, les références corporelles risquent en effet de s’effondrer.

Pour preuve, la petite Elena Gomez, championne du monde 2002 de gymnastique artistique au sol, apparaît sur plusieurs photographies le corps complètement plié en deux, jambes tendues dirigées vers le ciel, en équilibre sur les mains, dans une attitude qui rappelle étrangement celle de son collègue masculin. De près, cependant, la confusion disparaît. Un infime détail rappelle la féminité innée de la jeune Espagnole, pourtant à l’aube de la puberté. Le galbe naissant de ses jambes ? Le fard déposé sur ses joues ? Ou le regard coquin, peut-être, qui ne triche pas.

Carline Taymans

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