Concept Spatial Blanc, Lucio Fontana, 1962 (102,5 cm × 83,5 cm). © MAM, PARIS - PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS

Corde sensible

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le violoniste Renaud Capuçon.

Célèbre pour avoir abrité jadis les amours de Jean Gabin et de Marlene Dietrich, le Plaza Athénée est également réputé pour être le palace le plus musical de Paris. Et c’est tout naturellement là que le plus connu des violonistes français vous fixe rendez-vous pour vous parler de lui à travers ses oeuvres d’art préférées. En attendant Renaud Capuçon, vous y croisez des dames élégantes en fourrure, des japonaises ultralookées en tutu noir et lunettes de soleil, des Américaines en peignoir remontant du spa et des hommes d’affaires étrangers qui s’ennuient un peu devant des pyramides de petits gâteaux. En ce mois de janvier frileux, c’est la Fashion Week et la saison des visons multicolores est ouverte à Paris. Pile à l’heure, celle du thé, sobre et discret dans son pull marine, l’interprète des grands romantiques allemand se glisse dans un fauteuil coquet avant de commander un Lapsang souchong. Seul le bout de ses doigts – noirci par les cordes du violon – trahit son art et malgré son air sage et  » propret « , sa ressemblance avec l’acteur Jude Law n’en est pas moins frappante. D’avance, il s’excuse pour sa fatigue – il rentre d’Abu Dabi où il jouait la veille avant de repartir le lendemain en Suisse (Capuçon enchaîne plus de 120 concerts par an dans le monde) et c’est avec une sincérité désarmante, qu’il vous remercie de lui consacrer un portrait.

 » J’ai eu un peu peur d’accepter votre interview… car bien qu’étant très sensible à l’art et très branché musique, j’ai énormément de lacunes en arts plastiques. Mais l’avantage avec l’art, c’est qu’on peut y adhérer totalement sans avoir les connaissances intellectuelles qu’on pense nécessaires pour d’autres choses. C’est comme la musique, ça vous traverse le corps pour vous atteindre en plein coeur.  » Et devant son thé fumé posé sur une table basse, Renaud Capuçon observe cette photo du violoncelliste Maurice Baquet prise par son ami, le photographe Robert Doisneau.  » J’adorais Maurice Baquet, un homme extraordinaire dont on disait qu’il était le plus grand violoncelliste à ski, mais aussi le meilleur skieur violoncelliste « , précise-t-il en riant.  » Cette image est aussi mon rêve, celui de pouvoir un jour jouer au-dessus du mont Blanc car, au fond, c’est là que tout a commencé pour moi.  » Etablis à Chambéry, été comme hiver, les parents Capuçon emmènent leurs trois enfants aux Arcs où, chaque année, un célèbre festival musical prend ses quartiers.  » Mes parents ne venaient pas du tout d’un milieu musical, mon père était fonctionnaire et ma mère, femme au foyer. Ils n’étaient pas mélomanes, mais ils voulaient nous ouvrir à la culture et au monde. Après les journées de ski, nous partions donc au festival écouter des grands interprètes et rencontrer des gens qu’on ne voyait d’ordinaire qu’à la télé ; j’étais fasciné. Toute cette culture a fini par tous nous emporter.  »

Un peu ému, le violonniste conclut :  » Ce sont des souvenirs d’enfance merveilleux.  » Loin de tout élitisme social ou d’un héritage familial, Renaud Capuçon défend avec conviction une musique classique accessible à tous :  » Je suis la preuve même que la musique n’est pas réservée à une élite et qu’au contraire, elle peut toucher n’importe qui et n’importe quelle catégorie sociale. Quand la musique vous prend, que vous ayez 3 ou 90 ans, elle vous emporte, comme une vague. Regardez mes parents, ils sont partis de zéro pour pouvoir accompagner leurs enfants (NDLR : son frère Gauthier est également un violoncelliste de renom). « 

Nostalgique de ces festivals où il découvrait la musique enfant, Renaud Capuçon créait, il y a cinq ans, le festival de Pâques d’Aix-en-Provence. Deux semaines durant lesquelles les plus grands musiciens interprètent des oeuvres majeures du répertoire classique et ce pour un prix d’entrée modique.  » Je crois en une musique pour tous et refuse d’en abaisser le niveau pour des raisons d’accessibilité, je revendique de grandes oeuvres jouées par les plus grands interprètes. Ce n’est pas par snobisme, mais bien parce que je suis persuadé que, plus la qualité d’un concert est élevée, plus le public que l’on touchera sera large. Quand une oeuvre est au top, on atteint un tel degré de perfection qu’elle se passe de toute explication. Une musique au service des hommes a véritablement le pouvoir de changer les choses. C’est sans doute un peu naïf, un peu utopique, mais regardez Yehudi Menuhin, Daniel Barenboim ou Pablo Casals, ils usaient de leur art pour atténuer les souffrances des hommes.  »

Enfant fasciné par la musique, Renaud Capuçon affirme pourtant n’avoir jamais ressenti – comme d’autres le déclarent si souvent – un déclic en entendant un morceau de Schubert, Brahms ou Beethoven.  » C’est un peu bête à dire mais c’est mon professeur d’éveil musical qui, considérant qu’à 4 ans j’avais une bonne oreille, conseillait à ma mère de m’inscrire au cours de violon. Immédiatement, l’instrument m’a permis de m’exprimer, et bien que je n’étais pas encore capable de le formuler, j’étais fasciné par l’espace-temps que la musique m’offrait.  »

Dix ans plus tard, le musicien en herbe part à Paris et intègre, à 14 ans, le conservatoire. Contre l’avis de professionnels qui l’encouragent à sacrifier sa scolarité pour le violon, il poursuivra ses études nonobstant ses sept heures de pratique musicale quotidiennes.  » Etre violoniste, c’était mon rêve, pas celui de mes parents. Même s’ils n’avaient pas les codes, ils ont toujours réussi à prendre les bonnes décisions.  » Loin de l’image de l’artiste maudit, torturé par son art ou enfermé dans son talent, il se dégage de Renaud Capuçon un bonheur rayonnant, une sérénité qui semble indépendante de son succès :  » La fragilité de l’artiste, je l’ai toujours, comme le trac d’ailleurs, mais ce n’est pas dans ma nature de le montrer, confie-t-il en croisant les mains sur sa bouche. Et heureusement qu’elle m’habite toujours car sans sensibilité, il n’y a pas d’artiste, il n’y a pas de concert. La sensibilité, c’est l’ADN d’un artiste, en trois notes vous savez à qui vous avez affaire, vous avez vu son âme. Sur scène, vous êtes complètement transparent, vous ne pouvez pas mentir ; il n’y a pas de public pour les  » machines « . Par contre, j’ai la chance de m’être construit à chaque étape de ma vie, ce qui m’arrive aujourd’hui c’est trente ans de travail, grâce à ma famille, mon socle est peut-être plus solide que d’autres.  »

A la question de sa sonorité propre, Renaud Capuçon semble gêné et, quelques gorgées de thé plus tard, de se lancer : » Ce que je cherche depuis toujours à reproduire, c’est le son le plus tendre possible, le plus velouté. Quand je parle à mes étudiants (NDLR : il enseigne depuis deux ans au conservatoire de Lausanne), je leur conseille de rechercher des images de soie, de cachemire, de neige ou de lumière. Cela peut être la sensation d’un grand vin, d’une étreinte, le sentiment de tomber sur un duvet moelleux. Peu importe l’image, il faut juste que la musique soit aussi solide que tendre, un peu comme le geste d’un père qui étreint son enfant. Oui, le son est un vrai mystère car il caractérise ce que vous êtes.  »

Son deuxième coup de coeur est le  » métronome  » de Man Ray.  » Entre 18 et 25 ans, j’étais totalement obsédé par les surréalistes, j’en étais tellement fou que je pense avoir quasiment tout lu sur le sujet. C’est le poète Paul Eluard qui m’y avait amené, ensuite André Breton, René Char, Man Ray… Ils m’ont énormément apporté durant ces années. Rétrospectivement, je pense que ce qui me touchait le plus, c’était cette sorte de  » jusqu’au-boutisme « , cet amour incroyable pour Gala, Nush ou pour les femmes qu’ils ont aimées. Parfois, cet absolu frôlait le ridicule mais cela correspondait aussi à mon âge, j’avais 18 ans. Et comme je n’étais pas dans ce genre d’actions, je les vivais à travers eux. Sans doute, étaient-ils complètement déjantés, provocateurs, mais ils vivaient à fond leurs expériences. C’est une liberté incroyable. Aujourd’hui encore, quand on se penche sur leurs oeuvres, on ne sait pas toujours définir si c’est un foutage de gueule total ou si c’est une grande oeuvre d’art. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai aussi choisi ce tableau de Lucio Fontana « , Concept Spatial Blanc, un opus très célèbre du peintre et sculpteur italien. » Il m’hypnotise, c’est plus fort que moi. Fontana, c’est une quête du vide qui m’attire terriblement, je pourrais rester des heures devant une de ses oeuvres tant j’ai envie d’y plonger. Quand je l’ai découvert, il me fascinait tellement que ma femme (NDLR : la journaliste Laurence Ferrari), qui avait repéré un petit format dans la galerie d’un ami, m’encourageait à en demander le prix. Je me suis renseigné, mais il était tellement haut (il lève les yeux au ciel en souriant) que je n’ai plus osé lui en reparler. En attendant, Fontana ne cesse de me toucher, encore et encore. Surtout pour ses recherches autour du  » vide « . Avec lui, le vide n’est pas rien, il est tout. Exactement comme le silence en musique, ce sont les vides de ce tableau qui lui donnent vie. Quand j’étais gosse, ma prof de musique me parlait de l’importance des silences, cet espace qu’on laisse entre les notes, un temps qui – s’il est respecté – révèle l’intensité d’une oeuvre. A 12 ans, on ne comprend pas ce genre de choses. Ce n’est qu’aujourd’hui, alors que j’ai nettement moins de temps que, paradoxalement, je le prends. Un temps pour le silence, un temps pour regarder et un autre pour écouter les autres. Etre un artiste qui plane à 8 000 mètres et qui reste enfermé dans sa bulle, cela ne m’intéresse pas, ça m’appauvrit. Non, moi j’ai besoin de l’éclectisme des autres pour me ressourcer, de descendre sur terre pour pouvoir repartir plus haut.  »

A la question du rôle ou de l’utilité de l’art, Renaud Capuçon pose ses coudes sur ses genoux et, encadrant de ses mains son radieux visage, répond :  » A vous rendre meilleur « .

Dans notre édition du 10 février : Frédéric Mitterrand.

PAR MARINA LAURENT – PHOTO : DEBBY TERMONIA

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