CONTRE EBOLA, L’ALTRUISME RATIONNEL

Le déluge d’informations qu’engendre depuis quelques semaines l’épidémie d’Ebola pourrait étonner : de fait, cette maladie provoque, là même où elle sévit, beaucoup moins de morts que bien d’autres affections, à commencer par le choléra. Son impact médiatique se justifie cependant par son caractère épouvantable, par l’absence de vaccin et de médicaments efficaces et par le fait qu’elle pourrait devenir encore plus terrible, et toucher, bientôt, nos pays.

Chacun, en Occident, se focalise sur la réponse d’urgence, en se barricadant, en fermant plus ou moins ses frontières ; par des mesures souvent plus médiatiques qu’efficaces, en croyant qu’on peut se contenter de s’isoler des pays touchés. C’est absurde : si les liaisons aériennes sont interrompues, ils ne pourront bientôt plus recevoir les moyens de vivre ni de contrôler leurs propres frontières, et le virus se répandra dans tous les Etats voisins. Interdira-t-on alors les vols venus d’Abidjan ? De Lagos ? D’Accra ? De Dakar ? Cela serait tout aussi vain : qu’on ne s’y trompe pas, les habitants de ces pays auront toujours les moyens d’aller vers le reste du monde, par mille moyens, par mille escales.

Il faut donc prendre le problème autrement et leur apporter d’urgence, dans notre propre intérêt, les moyens de maîtriser l’épidémie. Cela veut dire, d’abord, leur dépêcher le plus grand nombre de personnels de santé, volontaires et bien formés, y compris militaires, à l’image de ce que font les Cubains, qui ont envoyé quelque 450 médecins et infirmiers en Sierra Leone, au Liberia et en Guinée, ce qui correspond à 12 000 pour les Etats-Unis (qui ont annoncé l’envoi de 4 000 personnels de santé militaire) et à 22 500 pour l’Union européenne (qui a pour l’instant laissé cette charge aux seules ONG, à l’exception de quelques médecins de l’armée britannique). Il serait à l’honneur d’une Commission européenne finissante de proposer cette intervention, et d’expliquer aux Etats membres que, dans cette situation comme dans beaucoup d’autres, nous, Européens, avons intérêt à être altruistes. Que l’altruisme rationnel est la forme la plus intelligente de l’égoïsme. Et que ce n’est qu’à ce prix que nous serons protégés d’un tel péril.

Cette urgence d’un altruisme rationnel ne concerne pas seulement nos contemporains qui vivent ailleurs, mais aussi les générations suivantes qui vivront ici même. L’exemple d’Ebola est éloquent : si cette maladie s’est développée, alors qu’on la connaît depuis des décennies, c’est parce qu’on n’a pas anticipé la menace, pourtant évidente, qu’elle représentait à moyen terme. L’OMS n’est pas exempte de critiques, comme tous ceux qui n’ont rien fait pour inciter les laboratoires pharmaceutiques à investir plus et plus vite dans la recherche sur cette maladie. Il est maintenant très tard, mais pas trop tard, pour s’y atteler. Qui le fait ? Qui finance ces travaux ? A quelle échéance ? Là encore, il faudrait engager bien plus de moyens que ceux qui leur sont consacrés aujourd’hui.

Plus généralement, Ebola est l’occasion de rappeler l’importance de s’occuper dès leur apparition des problèmes à impact lointain. Dette publique, dérèglement climatique, épidémies renvoient à la même logique : nous avons intérêt à nous occuper tout de suite des problèmes que rencontreront les prochaines générations. Parce que les prochaines générations, c’est nous-mêmes, dans vingt ans.

par Jacques Attali

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