Que font les rois de la nouvelle génération pour assurer la survie de la monarchie ? A quoi Philippe de Belgique et Felipe d’Espagne doivent-ils renoncer ? Comment s’adaptent-ils aux poussées séparatistes qui menacent l’unité de leur royaume ?
Comme de coutume le jour de la fête nationale, la famille royale assistera, ce 21 juillet, au défilé militaire et civil. Cette année, les festivités, qui marquent aussi le 2e anniversaire du couronnement de Philippe de Belgique, auront un petit côté politiquement inédit. Le roi sera accueilli, place des Palais, par le président de la Chambre, le nationaliste flamand Siegfried Bracke. Ainsi le veut le protocole : il y a alternance d’une année sur l’autre entre présidents de la Chambre et du Sénat. Pendant le défilé militaire, un autre N-VA, Steven Vandeput, ministre de la Défense, sera aux côtés du souverain pour lui expliquer la fonction des différentes unités, l’utilité de chaque véhicule… Dans la foulée, un troisième baron du parti de Bart De Wever, le ministre de l’Intérieur Jan Jambon, prendra le relais auprès du chef de l’Etat pour lui détailler le défilé civil. Trois hommes politiques d’un parti qui revendique l’indépendance de la Flandre et l’abolition de la monarchie seront ainsi au coeur de l’événement annuel, symbole de l’unité nationale, et entoureront le souverain, incarnation de cette unité.
L’an dernier, les trois rôles en vue, place des Palais et en tribune royale, étaient tenus par des hommes et femmes politiques peu suspects de sympathies antiroyalistes ou séparatistes : la baronne CD&V Sabine de Béthune, ex-présidente du Sénat, l’ex-ministre de la Défense Pieter De Crem, lui aussi CD&V, parti qui entretient depuis des lustres des relations étroites avec le Palais, et l’ex-ministre de l’Intérieur CDH Joëlle Milquet. » Voir le roi des Belges salué et encadré au défilé de cette année par trois leaders flamands républicains et indépendantistes est un clin d’oeil singulier digne du pays de Magritte ! « , observe Vincent Dujardin, professeur d’histoire à l’UCL et spécialiste de la monarchie. Attentif au maintien d’un Etat belge, Philippe n’avait pas hésité, par le passé, à attaquer frontalement les partis séparatistes flamands. » Celui qui s’en prend à la Belgique s’en prend à moi « , avertissait-il en 2004. Mais le prince est devenu roi. » Dans notre pays, la réalité politique fait du souverain le notaire de la nation, rappelle Francis Delpérée, constitutionnaliste et député CDH. Que cela plaise ou pas, il prend acte de la volonté politique exprimée lors des négociations pour la formation du gouvernement fédéral et du fait que la majorité constituée bénéficie d’un appui parlementaire suffisant. »
Incarner l’unité d’une Belgique régionalisée
Non seulement Philippe inscrit son rôle de chef d’Etat dans la nouvelle donne politique au fédéral, mais il doit aussi se plier aux impératifs dictés par la réforme de l’Etat. Comme il l’avait annoncé lors de son couronnement, le 21 juillet 2013, il rencontre les représentants des entités fédérées. En mars dernier, huit ministres de différents niveaux de pouvoir ont participé à son voyage d’études à la découverte du modèle allemand de formation en alternance. Les étapes du récent voyage du couple royal en Chine, auquel participaient les trois ministres-présidents, dont le N-VA Geert Bourgeois, ont été déterminées en fonction des intérêts économiques des Régions. » Cette visite d’Etat résume les deux premières années du règne de Philippe, estime le professeur Dujardin. Le roi a conféré, lors des rencontres en Chine, de l’unité à notre diplomatie économique. Lui qui cherche à se rendre utile a donné cohérence à la délégation belge, entre le fédéral et les Régions. »
Plus encore que Philippe de Belgique, Felipe VI d’Espagne est un symbole d’unité nationale. Dès son intronisation, le 19 juin 2014, il a proclamé sa » foi dans l’unité de l’Espagne « , pays confronté aux poussées autonomistes et séparatistes. Le thème a été repris dans d’autres discours royaux, alors que l’indépendantisme catalan se profile comme l’un des défis majeurs du nouveau règne. En octobre, à un moment de fortes tensions entre Madrid et Barcelone – le gouvernement catalan venait de renoncer à un référendum consultatif sur l’indépendance, promis depuis dix mois, mais suspendu par le tribunal constitutionnel -, Felipe a appelé l’Espagne à » éviter la division et la discorde « . De même, dans son discours de fin d’année, il a prôné la reprise du dialogue. Pour autant, le roi a promis, lors de sa première visite en Catalogne, d’y être » plus présent « , engagement respecté. Surtout, Felipe a fait sensation à la cérémonie organisée pour les 30 ans de la Seat Ibiza : il est arrivé au volant d’un véhicule de la marque avec, comme copilote, le nationaliste conservateur Artur Mas, chef du gouvernement catalan.
Un référendum sur la monarchie ?
Le roi d’Espagne est confronté à un contexte politique défavorable : la forte progression de Podemos, le parti de la gauche radicale anti-austérité. Son chef, Pablo Iglesias, ne cache pas ses convictions républicaines. Il a même prévenu que si son parti arrivait au pouvoir, il tiendrait un référendum sur la monarchie, considérée par Podemos comme une institution obsolète et antidémocratique. En juin 2014, alors que se profilait l’abdication de Juan Carlos, des rassemblements de masse organisés à l’appel de plusieurs partis politiques et organisations de gauche ou écologistes réclamaient la fin de la monarchie. » Les Bourbons aux élections « , » Transition royale sans roi « , » Demain, l’Espagne sera républicaine » clamaient les manifestants, dont certains brandissaient le drapeau rouge, or et violet de la Seconde République espagnole, proclamée en 1931 et balayée en 1939 par la dictature franquiste après trois ans de guerre civile.
Les prochaines législatives espagnoles auront lieu à la fin de l’année. On verra dès lors, en 2016, comment le roi naviguera sur les eaux de la nouvelle Espagne sortie des urnes. Moins charismatique et séducteur que son père, mais plus » sage « , Felipe a l’image d’un monarque consciencieux, presque scolaire, qui cultive la discrétion. Sa cote de popularité est passée, au cours de sa première année de règne, de 58 à 75 % d’opinions favorables. Les Espagnols apprécient davantage la personne du roi que la monarchie, encore appuyée par 61,5 % des sondés.
Toujours aussi emprunté en public
En Belgique, Philippe n’a pas non plus à se plaindre des enquêtes d’opinion. En novembre dernier, un sondage révélait que 69 % des Flamands lui faisaient confiance, soit 10 % de plus que l’année précédente et 20 % de plus qu’avant son intronisation. Un rétablissement surprenant au nord du pays, pour un prince longtemps critiqué pour sa gaucherie, son immaturité et la platitude de ses propos, ou encore pour ses maladresses dans ses rapports avec le monde politique flamand et les médias. Si Philippe a redoré son blason dans l’opinion, le fils aîné d’Albert se montre toujours aussi emprunté en public, son expression orale lors d’allocutions reste hésitante, comme ont pu le constater les participants à la visite d’Etat en Chine, fin juin.
Curieusement, ce manque d’aisance et de répartie ne freine pas le roi dans sa volonté de multiplier les interventions publiques. Il serait, selon plusieurs proches, très imprégné par sa fonction. L’une de nos sources, qui souhaitait entrer en contact avec le souverain par l’intermédiaire du prince Laurent, raconte que ce dernier lui a répondu, en présence de témoins, qu’il ne fallait pas compter sur lui, estimant que son frère se prend très au sérieux depuis son accession au trône. Philippe, qui a attendu son heure avec impatience, affichait de longue date ses intentions. En 1996, il déclarait à quelques rédacteurs en chef flamands, convoqués dans un restaurant du Bois de la Cambre : » Je veux devenir roi, je veux diriger ce pays. » » Le Palais a retrouvé un roi à plein temps, qui prend des initiatives et s’accorde avec son équipe, constate Vincent Dujardin. Il doit se montrer prudent, mais prudence ne veut pas dire effacement. » Le souverain met surtout l’accent sur ses activités publiques : rencontres avec d’autres chefs d’Etat, visites dans les provinces, intérêt marqué pour le socio-économique, en particulier l’emploi et la formation des jeunes.
Philippe déteste l’improvisation
Un ami d’enfance du souverain ajoute que Philippe déteste l’improvisation. Soucieux d’être à la hauteur, il veut que tout soit soigneusement préparé. De son côté, le chef de cabinet du roi, le baron Frans Van Daele, grosse pointure de la diplomatie belge, veille à éviter les couacs. » Le roi et lui forment un binôme indissociable, un couple uni « , estime Francis Delpérée. Les commentateurs flamands soulignent le rôle prépondérant joué par Van Daele auprès du souverain, qu’il a soutenu lors des consultations ayant conduit à la formation du gouvernement Michel.
Les relations au sein de la famille royale sont plus chaotiques. Laurent, dont les sorties fracassantes ou décalées défraient régulièrement la chronique, a laissé entendre voici quelques semaines qu’il n’a jamais été soutenu par son oncle Baudouin et par son père Albert ( » Avec eux, c’était la Stasi « ) et qu’il a » l’impression que ça continue » avec son frère. Les différends financiers de l’été dernier entre Philippe et son père ont également fait grand bruit. Des factures pour des frais engagés par Albert étaient adressées au Palais, puis renvoyées au Belvédère. Il a fallu distinguer les dépenses liées à la fonction royale de celles relatives à la vie privée du roi retraité qui, elles, ne sont pas à charge de son successeur. Les questions d’argent accaparent de plus en plus le Palais, glisse-t-on dans le monde politique. La fin de règne d’Albert II avait été elle-même assombrie par la polémique sur les fondations de la reine Fabiola.
Plus retentissants sont toutefois les scandales qui ont terni la fin du règne de Juan Carlos (train de vie, infidélités, corruption). Felipe a succédé à un père tombé en disgrâce après sa coûteuse partie de chasse au Botswana en 2012, escapade qui avait choqué une Espagne meurtrie par la crise. L’abdication de Juan Carlos, dont la popularité plongeait dans les sondages, s’imposait dans l’intérêt de la monarchie. D’autant que le roi était aussi atteint par les frasques de son gendre, Iñaki Urdangarin, inculpé pour détournement de plus de 6 millions d’euros d’argent public. Président de l’institut Nóos, l’ancien champion olympique de handball aurait abusé de sa position au sein de la famille royale pour décrocher des contrats et détourner des sommes importantes via des sociétés-écrans. Son épouse, l’infante Cristina, a été à son tour inculpée par le juge majorquin José Castro. Elle aurait pris part » activement » aux fraudes, en utilisant à des fins personnelles les sommes détournées. Renvoyée devant un tribunal, une première dans l’histoire de la monarchie espagnole, elle a fait savoir qu’elle plaidera l’ignorance lors du procès.
Code de bonne conduite
Face à ces affaires qui entachent l’image de la famille royale, Felipe a promis » une monarchie renouvelée « et » une conduite intègre, honnête et transparente « . Le roi a ordonné un audit des comptes de la Casa Real, la Maison royale, et a publié un code de bonne conduite pour ses membres. Il leur interdit d’accepter faveurs et présents, à l’exception de ceux qui rentrent » dans les usages habituels, sociaux ou de courtoisie « . Une façon de se démarquer de Juan Carlos, qui avait reçu un yacht d’une valeur de 18 millions d’euros de la part de 25 chefs d’entreprise, ainsi que deux Ferrari en provenance des Emirats arabes unis. Felipe s’est séparé de ces deux voitures de luxe. Le nouveau règlement proscrit aussi les avantages commerciaux, comme les billets d’avion gratuits.
Le mois dernier, Felipe a retiré à sa soeur Cristina et à son époux les titres de duchesse et de duc de Palma de Majorque. Pour garder le contact avec le peuple, le roi s’est adressé davantage aux collectifs de citoyens qu’aux ordres établis. Il a accordé des audiences à des ONG et des associations de défense des homosexuels. Pour faire grimper sa courbe de popularité, il a aussi joué la carte de l’austérité : Felipe a baissé son salaire de 20 % par rapport à celui de son père (à 234 000 euros par an, au lieu des 293 000 euros assignés à Juan Carlos).
Dans une Espagne en récession, où près d’un actif sur quatre est au chômage, le budget global de la Maison royale, voté avec la loi de financement, est gelé depuis plusieurs années. Le budget 2015 tourne autour de 7,8 millions d’euros, soit 16 centimes par habitant, montant de dotation royale le plus faible d’Europe. Toutefois, le coût réel de la monarchie est, selon le quotidien espagnol El Economista, nettement plus élevé – près de 25 millions d’euros sous Juan Carlos – si l’on inclut l’entretien des édifices royaux et les quelque 6 millions d’euros versés aux 130 fonctionnaires au service du roi. Le roi d’Espagne répartit le budget de la Maison royale à sa guise. C’est lui qui décide librement ce que recevront les autres membres de la famille royale. » Ce principe pour le moins médiéval me choque, confie le constitutionnaliste Francis Delpérée. Je préfère notre système belge, où la loi détermine le montant des dotations princières. »
Plus de contrôle
Ce système des dotations a été réformé à la fin du règne d’Albert II, sur décision du gouvernement Di Rupo, après les remous provoqués par la création de la fondation de la reine Fabiola (Fons Pereos). Compte tenu de la fiscalisation directe et indirecte – l’IPP sur la partie traitement, la TVA et les accises sur la partie frais -, les montants nets des dotations princières ont diminué. Albert, qui reçoit 923 000 euros bruts par an (manne à laquelle s’ajoutent les services de dix agents mis à la disposition du roi retraité), s’en est plaint amèrement après son abdication et s’en est ouvert à des proches et à des politiques. Il a souhaité que certains frais soient repris par l’Etat (entretien de bâtiments…). Mais le gouvernement, PS en tête, a recalé la requête. Plus récemment, le gouvernement Michel a décidé d’imposer aux dotations d’Albert et Paola, d’Astrid et de Laurent une économie linéaire de 2 % par an sur l’ensemble de la législature. Les dotations princières auront ainsi été diminuées de près de 10 % d’ici à 2019.
La Liste civile dévolue à Philippe et Mathilde, fixée pour l’ensemble du règne (11,55 millions d’euros par an, soit un montant identique à celui octroyé à Albert et Paola avant l’abdication), est soumise à la TVA et aux accises, alors que l’ancien couple royal en était exonéré. Cette fiscalité grève de quelque 700 000 euros le budget royal, soit une diminution de 7 à 8 %. Par ailleurs, les dépenses de fonctionnement et de personnel des bénéficiaires d’une dotation sont désormais contrôlées par la Cour des comptes. Un code de déontologie s’applique aux membres de la famille royale et un rapport annuel sur leurs activités d’intérêt général est prévu. » Les mesures adoptées en matière de contrôle et de transparence des dotations sont de nature à protéger l’institution monarchique, estime Vincent Dujardin. A chacun de respecter les règles. A défaut, il est toujours possible de réviser le montant des dotations et avantages octroyés. »
Par Olivier Rogeau
Comme la N-VA, le parti espagnol Podemos, en forte progression, veut abolir la monarchie
Felipe a baissé son salaire de 20% et le gouvernement Michel a raboté les dotations