Le «Français de Bruxelles» participe activement à la vie sociale, économique et même politique de la capitale. © HATIM KAGHAT

Comment les Français s’emparent de Bruxelles (dossier)

La première communauté étrangère de la Région bruxelloise augmente d’année en année. Et pas qu’en nombre d’individus. Jeune et multiforme, elle est toujours plus présente dans tous les secteurs d’activité et à tous les étages.

Dans un portrait vidéo réalisé par Les Délires Productions, en 2018, l’architecte français Jean Garcin, du bureau Karbon, installé à Ixelles, raconte comment et pourquoi, depuis le sud de la France, il a atterri à Bruxelles. Pour y rester. «Nous étions trois amis, originaires de Montpellier, en Erasmus dans des universités différentes. Un à Copenhague, un à Bucarest et moi à Berlin. On en cherchait une en Europe dans laquelle on pourrait se retrouver. On voulait changer, découvrir de nouveaux horizons. On a trouvé à La Cambre trois programmes qui nous correspondaient à tous les trois. C’était francophone et assez facile d’accès, on s’est dit « Bingo! On y va! »». Diplômé, son promoteur de mémoire lui propose un stage à Karbon. Deal. Puis il part travailler en Australie, dans plusieurs bureaux d’architecture, avant de mettre le cap sur Shanghai: six mois dans un bureau sino-belge qui venait d’ouvrir avec, à la clé, des projets gigantesques, genre 400 000 mètres carrés de bureaux. Puis retour en Belgique: il le fait savoir à Karbon et voilà. Mais pourquoi revenir ici, de si loin? Parce que «Bruxelles, c’est un mélange entre Berlin et Montpellier, entre Berlin et Paris, aussi. C’est une ville très ouverte et dynamique culturellement, avec suffisamment de chaos pour laisser de la liberté à ses citoyens.»

La communauté française est très concentrée à Ixelles, Uccle, Saint-Gilles et Bruxelles-Ville et sa durée de résidence ici est supérieure à dix ans.

Les quelque 68 000 ressortissants français enregistrés en Région bruxelloise à la mi-2022 pourraient recourir à d’autres mots pour justifier leur «atterrissage» dans la capitale – «on y parle français, il y a tellement d’espaces verts, la ville est cosmopolite mais à taille humaine, les logements sont plus spacieux et plus abordables qu’à Londres, Amsterdam ou Paris et la France est toute proche», comme le résume Aurélie Koch, rédactrice en chef de Juliette & Victor, le bimestriel «des Français qui s’installent en Belgique» . Mais ils devraient, pour beaucoup, se retrouver dans l’itinéraire de Jean Garcin: des études supérieures ou un stage hors du sol français, l’opportunité de voyager loin, la question du retour en Europe qui se pose et le choix de Bruxelles qui s’impose étant donné tous ses avantages.

A vrai dire, il ne manque plus que Monoprix pour que les repères de vie traditionnels français soient complètement reproduits ici.

Le schéma tient moins la route pour les 4 341 employés français dans des institutions européennes et internationales basées dans la capitale (Source: IBSA, chiffres de fin 2020) ni pour ceux et celles ayant choisi Bruxelles pour «optimisation fiscale» (en 2014, dans une interview à L’Echo, Alain Lefebvre, éditeur de Juliette & Victor, les estimait à cinq mille). Mais la description des atouts de la capitale vaut pour eux aussi.

Jeunes et vifs

Ces qualités font de Bruxelles, chaque année un peu plus, la dix-neuvième région de France: la communauté française y est passée, selon l’Institut bruxellois de statistique et d’analyse, de 34 497 unités en 2000 à 67 245 en 2021 et davantage encore en cette mi-2022, selon les données recueillies par Le Vif dans les dix-neuf communes (68 327, voir graphique ci-dessous). Les Français sont ainsi, depuis 2006, la première des communautés étrangères sur le territoire bruxellois (devant la roumaine et l’italienne). Elle représente aujourd’hui plus d’un tiers de l’ensemble des Français de Belgique inscrits – 173 282 au 1er janvier 2021, selon Stabel, sans compter les bi- nationaux, le Consulat de France estimant l’ensemble des ressortissants français de Belgique à minimum 250 000, maximum 300 000, car beaucoup ne se sont pas enregistrés. Une authentique déferlante d’une population que l’on peut présenter ainsi:

  • très concentrée à Ixelles, Uccle, Bruxelles-Ville et Saint-Gilles (37 203 individus à elles quatre) mais qui a essaimé dans toute la Région, augmentant dans chaque commune et jusque dans celles de la périphérie: au moins trois mille âmes entre Kraainem, Drogenbos, Linkebeek, Rhode-Saint-Genèse, Wemmel et Wezembeek-Oppem, selon l’ «Etude sur la communauté des Français établis en Belgique» publiée en 2018 par le Consulat ;
  • plutôt active dans le secteur tertiaire («près de 80%», précise Stéphanie Rouville, consule générale de France à Bruxelles, qui annonce une actualisation de l’étude, résultats attendus après l’été) et avec 6 804 indépendants, selon les chiffres 2020 de l’Inasti ;
  • jeune : plus de la moitié (38 806) des ressortissants français installés dans la capitale ont entre 18 et 44 ans ;
  • résolument arrimée ici, reprend la diplomate française: «Pour la majorité, soit 53,1%, la durée de résidence est supérieure à dix ans.»
Les chiffres 2022 fournis par les communes ont été enregistrés à différentes dates, entre le 1er janvier et le 27 avril. Les binationaux n’entrent pas dans le décompte.
Les chiffres 2022 fournis par les communes ont été enregistrés à différentes dates, entre le 1er janvier et le 27 avril. Les binationaux n’entrent pas dans le décompte. © National

De Victor Hugo à Dany Boon

Historiquement, les Français et Bruxelles, ça a toujours bien fonctionné. Pour de nombreuses raisons. Victor Hugo, Balzac, Baudelaire, entre autres, y ont vécu. «En 1939 déjà, rappelle l’étude du Consulat, on estimait à 25 000 le nombre de Français résidant dans la circonscription consulaire» de la capitale. Et «quatre ans après la libération, il semble que la communauté française de Bruxelles avait presque retrouvé son chiffre d’avant-guerre. A Bruxelles, en plus du Lycée français (fondé en 1907 par la Chambre de commerce française) et de l’Alliance française de Belgique (fondée en 1950), il y avait un « hôpital français » et un « Cercle français » qui comptait près de trois mille membres.» L’ augmentation annuelle ne s’est alors plus jamais démentie.

Avec quelques moments d’accélération du phénomène, situe Aurélie Koch: «Les années 1990 et le processus de Bologne, rapprochant les systèmes d’études supérieures européens, d’abord. Les quotas et examens d’entrée imposés en France ont poussé des milliers d’étudiants à venir tenter leur chance ici. Le développement des programmes Erasmus ensuite, au début des années 2000, qui a fait découvrir la Belgique à d’autres étudiants. Le quinquennat de François Hollande enfin, entre 2012 et 2017, et la taxe renforcée sur les grandes fortunes, qui ont fait arriver davantage d’exilés fiscaux: c’était très circonscrit au sud de Bruxelles et très fantasmé, mais très médiatisé.» C’est que débarqua, et pas toujours de façon éphémère, du beau linge: Bernard Arnault, Bernard Tapie (son fils Laurent est toujours là), Arthur, Paul Belmondo, Henri Leconte, Stéphane Guillon, Jean-Marie Poiré, Christian Clavier, Paul-Loup Sulitzer, Dany Boon, Richard Virenque, Waldemar Kita (président du FC Nantes), des héritiers Taittinger, Eric-Emmanuel Schmitt

Le nombre d’enseignes françaises – Picard, Paul... – à Bruxelles a crû en même temps que le nombre d’expatriés bleu-blanc-rouge.
Le nombre d’enseignes françaises – Picard, Paul… – à Bruxelles a crû en même temps que le nombre d’expatriés bleu-blanc-rouge. © DR

«Chaque fois, reprend la rédactrice en chef de Juliette & Victor, beaucoup de celles et ceux qui ne devaient que passer sont restés. Parce qu’il y a ici tous les avantages d’une grande ville, de l’importance de Paris, sans les inconvénients. Que Londres, Berlin et Amsterdam sont impayables. Que, géographiquement, c’est imbattable. Qu’il y a une vraie qualité de vie, une grande bienveillance, une langue commune, des parcs, mille choses à faire et à voir. Et parce que, en plus, on peut y trouver son compte fiscalement et économiquement parlant.»

Reflet de la sociologie française

Aurélie Koch, installée chez nous depuis 1994, voit dans la croissance constante du nombre de Français à Bruxelles l’une des explications de l’augmentation des ouvertures, elle aussi quasiment ininterrompue et elle aussi essentiellement dans la capitale, d’enseignes créées outre-Quiévrain, comme Picard ou Paul, ou par des ressortissants français, comme Charli, Maison Barat, Eric Kayser, Renard Bakery, des cavistes, bars à vin, restaurants, galeries d’art, maisons de production, antiquaires… «A vrai dire, il ne manque plus que Monoprix pour que les repères de vie traditionnels français soient complètement reproduits ici», sourit la journaliste.

Une propagation dans tous les secteurs, enchaîne Stéphanie Rouville, à l’image de celle des étudiants français qu’on retrouve en masse dans les auditoires de médecine, journalisme, architecture, cinéma… «En fait, avance la consule générale, la communauté française à Bruxelles reflète désormais assez largement la sociologie française de France. Avec des employés, des ouvriers, des commerçants, des artisans, des artistes, des experts, des cadres, des chefs d’entreprise, des retraités, des étudiants, de jeunes enfants, des fonctionnaires internationaux, des investisseurs…» Même des demandeurs d’emploi – 4 127 précisément, en mars 2022, selon Actiris.

Désormais, « le Français de Bruxelles » participe, activement, à la vie culturelle, économique, associative et politique.

Bref, désormais, «le Français de Bruxelles» n’est plus, si tant est qu’il ait été légitime d’un jour le réduire à cela, le type célèbre ou de l’ombre plein aux as, domicilié au Vivier d’Oie (Uccle), dans un manoir aux enceintes barbelées, mais n’y résidant que quelques jours par an. Aujourd’hui, il (et elle, puisque les Françaises sont majoritaires dans la capitale, à 51%) y vit (de plus en plus à Bruxelles-Ville, qui a presque rejoint Uccle, derrière Ixelles), y travaille – même si ceux qui filent à Paris en Thalys le matin, ou le lundi, pour rentrer ici le soir, ou le vendredi, sont nombreux – , y paie ses impôts, s’y marie – «dans environ un tiers des mariages que je célèbre, au moins un des deux conjoints est de nationalité française», considère Boris Dilliès, le bourgmestre d’Uccle – , y élève ses enfants, tente d’y comprendre les labyrinthes administratifs et institutionnels, y participe, activement, à la vie sociale, économique et politique.

Une adhésion à la vie bruxelloise

Politique? Politique! Ainsi, entre autres, Boris Dilliès (MR), Français par son père, a la double nationalité ; son échevine de la culture, Perrine Ledan (Ecolo), Bretonne, vit à Uccle depuis vingt ans. La conseillère communale uccloise Véronique Lederman (DéFI) vient de Vierzon, dans le Cher. Pareil dans le monde culturel bruxellois: Agathe Chamboredon, directrice financière de la Monnaie, est française, tout comme Tristan Bourbouze, directeur du centre culturel d’Uccle passé notamment par les Halles de Schaerbeek, ou Julie Esparbes, productrice multirécompensée aux derniers Magritte du cinéma. Pareil dans les médias: Nicolas Vadot, dessinateur au Vif et à L’Echo est (notamment) français ainsi que, entre autres, Thierry et Dominique Misson, qui assurent la codirection du groupe de presse Berdicom (L’Eventail, Lobby, La Gazette diplomatique, Gentlemen & Ladies, Zoute Paper), Sandrine Roustan, directrice générale du pôle Contenus de la RTBF, Mehdi Kelfat, responsable du service Monde de cette même RTBF… Et on en trouve, en masse, à RTL-TVi, au Soir, à La Libre, à La DH et jusque dans les pages régionales bruxelloises…

Partout. Même en tant que chevilles ouvrières de comités de riverains, comme Sébastien Rochedy, à Uccle Centre: après avoir grandi dans la Drôme, étudié à Manchester, travaillé à Montréal où il a rencontré celle qui est devenue son épouse, française elle aussi – ils se sont mariés à Uccle, en 2011, alors qu’ils vivaient à Saint-Gilles, après avoir tâté de la place Sainte-Catherine – , il travaille aujourd’hui au service marketing d’Actiris et s’investit tant et plus pour améliorer les conditions de vie de son quartier.

Une authentique adhésion à la vie bruxelloise, sous toutes ses formes, à tous les étages et dans tous les secteurs. Comme les Italiens l’ont fait auparavant en Wallonie. Au point qu’en octobre dernier, trois ans après la fameuse demi-finale de la Coupe du monde 2018 – et l’irruption du seum noir-jaune-rouge: «On a ressenti un vrai changement dans les rapports pendant plusieurs mois», relèvent tous nos interlocuteurs français – et avant ce qui ressemblait au match revanche, en Ligue des nations cette fois, en octobre dernier, un «Fraterni-foot» entre la Belgique et la France a été organisé: une photo de plusieurs bourgmestres d’ici et diplomates de là-bas arborant la même vareuse rouge et bleue. Avec, pour légende, postée sur les réseaux sociaux: « Célébrons tous ensemble, au-delà de la compétition, les valeurs du sport, de l’amitié, du respect et de la tolérance.» Evidemment, les maïeurs étaient bruxellois. Evidemment, la scène se déroulait sur la Grand-Place de Bruxelles. Et évidemment, les Français ont encore gagné.

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