Comment le groupe Wagner s’est bâti son empire immobilier

Wagner, gros transporteur wallon, s’est avantageusement recyclé dans l’immobilier. Voici pourquoi, comment et avec quels appuis. Sans Jean-Claude Van Cauwenberghe, tout cela n’aurait pas été possible

(1) Selon les chiffres avancés par Robert Jean Wagner, l’emploi n’est plus aujourd’hui que de 140 unités depuis la reconversion dans l’immobilier. Mais Wagner insiste sur les emplois générés par les centres commerciaux qu’il contrôle.

(2) Nous avons lu des permis datant de 1990, 1991 et 1996. Les tout premiers, datant de 1988 et 1989, restent introuvables.

C’est l’histoire d’une entreprise de transport qui s’est reconvertie dans le secteur immobilier. Un business familial et une belle fortune, qui s’est considérablement accrue au cours des vingt dernières années, grâce à un sens aigu des affaires. Et à des passe-droits qui ont engendré de jolies plus-values.

A l’origine, Robert Karl Wagner, né en Allemagne le 5 janvier 1923, fonde une entreprise qui compte au départ… un camion. Nous sommes en 1947. Jean et Albert Wagner sont ses associés. Les trois frères mettent notamment au point un procédé astucieux qui permet de transporter du verre sans qu’il éclate en mille morceaux. Ils sont implantés à Jumet, près de Charleroi, où l’industrie fleurit encore. Ils se débrouillent efficacement pour répondre à la demande de leurs clients, puis construisent à leur intention leurs premiers entrepôts. C’est l’esquisse d’une structure immobilière.

Sous la direction ferme de Robert Karl, un homme réputé sec et intransigeant, les Wagner font des affaires prospères. Leurs camions roulent partout. D’autres activités connexes sont développées via la création ou le rachat de sociétés. Ce groupe à succès se diversifie dans la fabrique de remorques, par exemple. Il investit à l’étranger. A la fin des années 1980, le chiffre d’affaires de sa société  » phare  » – Ultra-Rapide Wagner – frise le milliard de francs belges. Le groupe emploie 420 personnes (1). Fin du premier volet de l’histoire.

Jusqu’alors, rien qui prête au doute. Contrairement à ce qu’on chuchote à Charleroi, le socialiste Jean-Claude Van Cauwenberghe, devenu bourgmestre en 1983, n’est pas un vieil ami de la famille. Les Wagner auraient sponsorisé  » Van Cau  » lors de ses débuts en politique. Une petite caravane aurait été mise à sa disposition, sans plus. Les véritables relations d’amitié se sont forgées ultérieurement : sur le terrain des affaires. Après tout, chacun avait intérêt à favoriser le développement économique de la première ville wallonne.

Une place de choix sur l’aéropôle

L’essor immobilier du groupe Wagner va alors connaître deux coups d’accélérateur : l’implantation sur l’aéropôle de Gosselies et, surtout, la création du centre commercial City Nord, également à Gosselies. A l’époque, le  » clan  » Wagner est enclavé à Jumet. Le terrain est trop exigu. Plusieurs options de déménagement se présentent. La plus avantageuse se dessine sur les abords de l’aéroport de Charleroi. Au sein de l’intercommunale de développement économique Igretec, dont Van Cauwenberghe est le président, un vaste projet d’extension de l’aéroport germe lentement mais sûrement. L’idée est originale. Pour attirer des investisseurs et changer l’image passéiste de Charleroi, il s’agit de transformer les champs situés au nord du petit aérodrome en un zoning industriel voué aux nouvelles technologies. Un plan directeur est approuvé le 17 novembre 1987 par le conseil communal de Charleroi. Ce document de quatre petites pages reste toutefois évasif. Il ne fait aucune référence au futuriste  » aéropôle  » en gestation. Dans l’immédiat, il s’agit tout au plus de permettre certaines expropriations et de requalifier les terrains en  » extension de zone industrielle « .

Intercommunale publique à 100 %, Igretec achète à partir de 1988 toutes les terres concernées, soit une surface de 140 hectares, essentiellement à des agriculteurs. C’est un premier jalon dans la création éventuelle d’un grand zoning. La famille Wagner le sait. Peut-elle lire les intentions de  » Van Cau  » et de ses amis politiques ? Dispose- t-elle d’informations de première main, dont elle serait la seule à bénéficier ? En tout cas, elle a le nez fin en rachetant à l’intercommunale Igretec – le 2 septembre 1991 – une partie des terrains acquis précédemment, ceux localisés à l’extrémité nord-est des champs expropriés.

Robert Karl Wagner et  » l’ héritier « , Robert Jean, son fils unique, font ainsi coup double. D’une part, ils bénéficient d’un bout de route construit à leur intention et à celle de Caterpillar. Reliée au nouveau siège du groupe Wagner, 29, avenue Mermoz, cette  » route Caterpillar  » bien droite permet aux camions des Wagner d’accéder directement aux usines de leur client de référence, Caterpillar (voir la carte p. 39). D’autre part, le prix d’achat des terrains est modique eu égard à leur situation en bordure d’un aéropôle en gestation. Ultra- Rapide Wagner dépense 26,3 millions de francs de l’époque (650 000 euros) pour un peu plus de 9 hectares, soit quelque 285 francs le mètre carré. Le prix est dans les normes pour du terrain industriel. Il est déterminé par un comité dit d’acquisition, dépendant du ministère des Finances, qui fixe le tarif lors de toute transaction concernant une institution publique. Grâce à Igretec et à Van Cauwenberghe, Wagner est le tout premier bénéficiaire de la revente des terrains de l’intercommunale, en achetant à un moment où personne ou presque ne s’y intéresse.  » C’est vrai que j’ai poussé Robert Wagner à déménager à Gosselies, nous déclare Jean-Claude Van Cauwenberghe. A Jumet, les passages incessants de ses camions gênaient le voisinage.  »

A posteriori, l’affaire s’avérera juteuse. Trois jours après l’acte d’achat à bas prix réalisé par Wagner, soit le 5 septembre 1991, le ministre wallon de l’Emploi, également en charge des zones industrielles, Edgard Hismans (PS), signe un arrêté qui réaffecte à  » usage artisanal et de services  » les terrains destinés à l’aéropôle de Gosselies. Il s’agit d’une mesure spécifique à cette zone proche des pistes. Cette fois, le projet est bel et bien lancé. Des prescriptions urbanistiques datées de juin 1992 complètent l’épure initiale. Au milieu des années 1990, les premières universités – l’UCL, les FUNDP de Namur, puis l’ULB – s’installent sur l’aéropôle. Des firmes privées suivent. Les prix des terrains flambent. En quelques années, ils grimpent à 500, voire à 700 francs belges le mètre carré. A ce moment-là, le groupe Wagner est au chaud depuis longtemps. Ce pionnier de l’aéropôle, situé en bordure, dispose de tous les avantages de la zone, sans les inconvénients (prix du terrain élevé, obligation de construire des bâtiments coûteux car  » de grande qualité architecturale « ).

Depuis 1996, cet investisseur avisé bénéficie de six autres implantations de premier choix, en plein c£ur de l’aéropôle. Les terrains ont été acquis auprès d’Igretec. Le prix : 541 francs le mètre carré. Wagner a construit, équipé puis loué à d’autres firmes. Pourquoi donc une intercommunale publique a-t-elle cédé ces terrains à un opérateur privé – Wagner – qui ne souhaitait pas s’y établir lui-même ? L’a-t-on favorisé ?

City Nord : un as dans la manche

Petit retour en arrière. Au moment du déménagement de Jumet vers Gosselies, les Wagner testent plusieurs possibilités. Ils acquièrent notamment des terrains le long de la nationale 5, à Gosselies, presque en face des usines du géant Caterpillar, leur meilleur client. Les premiers terrains sont acquis le 4 février 1985 auprès de l’aciérie Demanet. Wagner paie 10 millions de francs belges pour un terrain de 5 hectares comportant d’anciens bâtiments industriels. Le 28 avril 1986, les Miroiteries de Charleroi cèdent une autre parcelle de 5 hectares aux Wagner. Sur le plan de secteur de 1979 toujours en vigueur, qui définit l’affectation des sols, ces terrains sont explicitement répertoriés en  » zone industrielle « . Pas question d’y construire des logements, des bureaux ou… un centre commercial. En 1987 et en 1988, Wagner poursuit l’opération de rachat. Cette fois, il y a plus de terrains qu’il n’en faut. Pour l’ensemble, les prix sont très raisonnables, ce qui paraît logique pour du terrain industriel acquis dans une zone en déclin.

En zone industrielle, Wagner père et fils se lancent alors dans leur opération la plus juteuse à ce jour : la création d’un grand centre commercial à ciel ouvert. Baptisé City Nord, cet espace s’est construit en plusieurs étapes. Il est situé de l’autre côté de l’aéropôle. Aujourd’hui, il regroupe plus de 60 enseignes sur 30 500 mètres carrés de bâtiments, indépendants les uns des autres. Un pôle majeur dans la région de Charleroi. Pourtant, à la fin des années 1980, il ne pouvait être question d’y construire des commerces ! L’article 172 du premier Code wallon de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme et du patrimoine (le Cwatup de 1984) ne permet pas de fantaisies.  » Les zones industrielles sont destinées à l’implantation d’entreprises industrielles ou artisanales.  » Des entreprises de  » services auxiliaires  » y sont également admises : agences de banque, stations-service, entreprises de transport, restaurants collectifs, dépôts de marchandises, précise le texte. Mais, en théorie, il n’est pas question de construire des magasins sur une telle zone industrielle. Des arrêts du Conseil d’Etat sont explicites à cet égard. Tout comme les ouvrages juridiques ( lire l’encadré en p. 35).

Le bureau d’études d’Igretec est laissé hors jeu, contrairement aux habitudes, sans doute pour limiter les intermédiaires. Et, pour Wagner, la négociation s’engage directement avec les autorités municipales, donc avec le bourgmestre Van Cauwenberghe. Le projet des Wagner est de grande ampleur. Pour respecter la loi, il faudrait revoir le plan de secteur ou rédiger un plan particulier d’aménagement, censé permettre une dérogation au plan de secteur. Mais cela prend beaucoup de temps, exige une longue enquête publique, permet à la concurrence de se manifester, le tout pour un résultat incertain. Autre option : recourir à l’article 80 du Code wallon de 1984, qui raccourcit la procédure pour des sites déclarés désaffectés et à rénover. Ou encore : introduire des permis de bâtir dérogatifs au plan de secteur. Mais Wagner est pressé ; la ville de Charleroi et Van Cauwenberghe, également. Sur la base des documents que nous avons pu exhumer (2), aucune de ces voies juridiques prudentes n’est explorée. Les procédures légales sont contournées.

Charleroi se contente de délivrer des permis de bâtir ordinaires, à partir du 29 juin 1988. Le fonctionnaire délégué de la Région wallonne, dont l’avis est requis, ferme les yeux sur cette irrégularité. A Namur, où sont localisés les services centraux de l’administration wallonne, on ne bronche pas. A l’époque, personne ne s’occupe des affaires de Charleroi. Plusieurs témoignages concordants conviennent que le fonctionnaire délégué, réputé conciliant, n’avait pas d’autre choix que de céder face au rouleau compresseur carolo, face à  » Van Cau « , qui cumule à ce moment les fonctions de maïeur et d’échevin de l’Urbanisme et de l’Aménagement du territoire (de janvier 1989 à janvier 1995). Le bourgmestre a signé les permis :  » Je ne me souviens pas très bien de quoi il s’agit, nous dit Jean-Claude Van Cauwenberghe. Mais ce que je sais, c’est que la ville s’est contentée de suivre l’avis du fonctionnaire délégué. Nous n’avions pas un poids déterminant.  » Vraiment ?

Quoi qu’il en soit, les permis sont accordés. Grâce à Van Cau, Wagner construit du commercial en zone industrielle. Cela s’est fait ailleurs. Mais jamais avec une telle ampleur. Heureusement pour Wagner, aucune plainte n’est introduite au Conseil d’Etat.  » Je reconnais qu’à l’époque on se contentait de peu de chose, déclare l’actuel échevin de l’Urbanisme, Gérard Monseux (PS). La ville appliquait une version souple de la loi. Il fallait s’adapter à un plan de secteur dépassé, qui comporte trop d’industries, pas assez de centres commerciaux.  » Et d’ajouter :  » Mais il doit y avoir quand même un plan directeur, je crois…  » Lors de sa séance du 25 juin 1990, c’est vrai, le conseil communal de Charleroi adopte une version provisoire d’un schéma directeur pour City Nord. Il s’agit d’un simple plan d’orientation stratégique. Il ne se substitue nullement aux procédures relatives à l’obtention de permis de bâtir. Du reste, cette  » version provisoire  » est restée sans suite. Elle n’a donc aucune valeur. Wagner ne s’en est d’ailleurs pas ému. En juin 1990, plusieurs bâtiments étaient déjà construits. Détail piquant : des baux de location liant le propriétaire Wagner à des firmes commerciales auraient été enregistrés avant même la délivrance de certaines autorisations de bâtir.

Interrogés aujourd’hui par Le Vif/L’Express, Robert Wagner et Louis Krack, l’avocat du groupe, répondent qu’ils ont obtenu un permis socio-économique (de type SE2) permettant bel et bien la construction d’un centre commercial. Van Cauwenberghe précise qu’il les a aidés dans ces démarches complexes à l’échelon national. Certes, mais l’obtention d’un tel permis ne représente qu’une formalité supplémentaire et non suffisante. Elle s’ajoute aux procédures liées à l’urbanisme. Wagner et Krack jurent que la situation a été régularisée. Ils n’expliquent ni quand ni comment.

Bâti sur de la pierre industrielle… ou du sable

Un brin de polémique naît en 1992. Cette fois, l’administration wallonne rechigne à délivrer les permis de bâtir sur deux parcelles de City Nord appartenant à Wagner. Il s’agit à nouveau de commerces. Ministre de l’Aménagement du territoire à l’époque, le socialiste Robert Collignon répond à l’administration. Il dit comprendre les réticences des fonctionnaires wallons quant à  » l’implantation d’entreprises commerciales sur des terrains inscrits en zone industrielle « . Mais il donne pour instruction de délivrer les permis à Wagner, recourant à une sorte de jurisprudence :  » Ils [ces terrains] s’inscrivent dans le cadre d’une politique de développement commercial continu (…) Ils auront une fonction de remplissage.  » Le groupe Wagner, lui, a senti l’oignon. Désormais, ce sont des sociétés différentes qui acquièrent les terrains et introduisent les demandes de permis, ainsi formulées de manière individuelle. Cela passe (encore) mieux ainsi. On en reste là pendant quelques années.

Van Cauwenberghe a donc donné satisfaction au groupe Wagner. Curieuse coïncidence, le 15 janvier 1993, le député-bourgmestre de Charleroi achète à un membre du clan Wagner une maison située aux Issambres, entre Saint-Raphaël et Saint-Tropez (Côte d’Azur). Il s’agit d’une maison avec piscine. Elle est répertoriée en  » catégorie 4 « , sur une échelle allant de 1 à 9 (du palace au taudis) ; pour information, une maison  » normale  » est de niveau 5. Le prix acquitté est de 1,1 million de francs français (6,6 millions de francs belges de l’époque), soit 165 000 euros. Le vendeur est la  » société civile immobilière de la place de Monte-Carlo « . Une société qui n’est pas enregistrée au tribunal de commerce de Fréjus, comme une loi française l’y oblige. Qui se trouve derrière cette société ? Albert Wagner, cofondateur du groupe Wagner, lequel dispose d’un joli patrimoine aux Issambres.  » Mon oncle, Albert Wagner, s’est retiré des affaires du groupe depuis longtemps « , commente le patron Robert Wagner. Jean-Claude Van Cauwenberghe, lui, confirme cet achat.  » Il y a eu débat avec le fisc français, reconnaît-il. Les fonctionnaires ont jugé que le prix était trop bas. Il y avait une différence de 1 à 2 millions de francs, en comparaison avec les prix pratiqués dans le voisinage. J’ai argumenté en disant qu’il y avait une maison contiguë, qu’il y avait une servitude et que le voisin garait sa voiture sur mon terrain. Le fisc m’a donné raison.  » Aujourd’hui, une maison de ce type est évaluée par les experts immobiliers de la région à 500 000 euros, au minimum. Van Cauwenberghe en convient. Il a fait une bonne affaire.

Le voisin direct de Van Cau dans le Midi n’est autre que l’avocat Louis Krack, conseil des Wagner et administrateur de deux de leurs sociétés. Lui aussi a acquis sa maison avec vue sur la mer, mentionnée au nom d’une société Portinax, auprès de l’immobilière de la place de Monte-Carlo. Pour 365 000 francs français, en 1976.

Une visite chez les pépiniéristes

Au milieu des années 1990, donc, le groupe Wagner amorce sa reconversion dans l’immobilier. Une décision stratégique qui sera confirmée au début de la décennie suivante, puis lors de la revente d’Ultra-Rapide Wagner à une firme hollandaise, en 2002. A City Nord, Wagner loue des espaces commerciaux acquis et bâtis en zone industrielle, dont il reste propriétaire. C’est une poule aux £ufs d’or. Les bâtiments de l’aéropôle de Gosselies et de City Nord forment l’ossature du patrimoine immobilier aujourd’hui géré par la société Warehouse Estates Belgium (WEB). Fondée par la famille Wagner, WEB est une sicafi cotée en Bourse depuis octobre 1998. En clair, une société d’investissement florissante dont les titres représentent des biens immobiliers. Ministre wallon du Budget et des Finances à l’époque, Jean-Claude Van Cauwenberghe avait accru la notoriété de WEB en l’incluant dans les 21 valeurs de référence de son emprunt public Wall 21, lancé en février 1999 et retiré du marché depuis. Encore un coup de pouce.

En 1999, un petit grain de sable vient gripper la mécanique. Aux yeux de ses concepteurs, City Nord n’est pas complet. Les investisseurs Wagner font le pied de grue devant un bout de terre de 5 hectares, coincé entre le complexe bâti et l’autoroute de Wallonie, dans le prolongement de l’avenue des Etats-Unis. De père en fils, des pépiniéristes s’y activent depuis 1933. Robert K. Wagner les a incités à vendre à plusieurs reprises. L’ancien échevin de Charleroi Emile Henry leur aurait sorti du  » On ne dit pas non à M. Wagner ! « . Le Gosselien Henry serait même venu s’asseoir à leur table, à la fin des années 1980, accompagné par le bourgmestre Van Cauwenberghe en personne. Pour négocier.  » Van Cau  » confirme à demi-mot.  » Il est possible que je me sois rendu chez eux, à l’époque.  » Alors, les pépiniéristes ont cédé un lopin à Wagner ; en échange, ils ont arraché l’autorisation (verbale) du bourgmestre de pouvoir poursuivre des activités sur le reste de leur parcelle. Jamais ils n’en ont obtenu la confirmation écrite. Ensuite ? Robert J. Wagner gagne finalement la partie. Sa société Imobec achète le reste de la parcelle le 12 novembre 1998 à un prix régulier (830 francs le mètre carré). Les semaines suivantes, Imobec/Wagner introduit de nouvelles demandes de permis de bâtir (en spécifiant  » une surface commerciale « ) en zone d’activité économique industrielle.

En première instance, le collège des bourgmestre et échevins dit oui. Comme d’habitude. La mauvaise surprise vient toutefois de l’administration wallonne. Le nouveau fonctionnaire délégué qui a débarqué à Charleroi souhaite remettre un peu d’ordre dans la Métropole, où l’échevin Claude Despiegeleer et d’autres ont la réputation de construire n’importe comment. Ce fonctionnaire est étiqueté socialiste. Sans quoi, le patron Van Cau n’aurait jamais accepté sa désignation. Malheur, toutefois : l’homme n’est pas un presse-bouton prêt à tout cautionner. On le dit intègre. Sans doute un brin tête de bois. Bien que soumis à d’intenses pressions, nous confirme-t-on à plusieurs sources, il refuse d’obéir aux ordres. Il ose dire non à Wagner et à la ville de Charleroi. A l’administration régionale wallonne, sa hiérarchie lui donne raison. Une nouvelle fois, Jean-Claude Van Cauwenberghe, désormais ministre du Budget, intervient fermement. Il faudra bien ça. Toute la procédure est en rade. Les dossiers DB 52011/99.80 et 81 sont bloqués.

Fallait-il cautionner ces nouvelles constructions commerciales ? Deux thèses juridiques sont en présence. En 1997, le nouveau Code wallon de l’aménagement du territoire a changé la légende des plans de secteur. Désormais, on ne parle plus de  » zone industrielle « , mais de  » zone d’activité économique industrielle « . Y sont notamment autorisées les activités économiques qui doivent être isolées. Charleroi joue sur cet argument précis : l’extension de City Nord doit  » être isolée pour des questions d’intégration et de sécurité « . L’administration wallonne prétend le contraire.  » Une telle demande peut facilement trouver sa place dans une autre zone, sans pour autant générer des nuisances pour le voisinage.  »

City Nord s’achève alors comme il a commencé : par la voie politique. En septembre 1999, Wagner introduit un recours auprès du ministre de l’Aménagement du territoire, comme la loi l’y autorise. Il invoque les nombreux permis acquis et, donc,  » une situation de fait clairement établie « .  » Depuis plus de dix ans, écrit-il, j’ai pu obtenir des permis de bâtir dans cette zone que la ville de Charleroi considère comme un pôle multifonctionnel à conforter.  » En terrain conquis, l’homme sait utiliser les mots justes. Ceux du responsable technique de l’urbanisme, à Charleroi. Un arrêté ministériel daté du 17 décembre 1999 lui donne raison, dans les deux cas,  » considérant la situation existante de fait « . Les archives de l’administration wallonne dévoilent, ici, une véritable perle. Daté de la veille, un brouillon d’arrêté – non signé – utilise une argumentation… exactement inverse. Ce texte, jeté à la poubelle, recommande de manière étayée de ne pas donner satisfaction à l’investisseur Wagner. La décision finale a donc été éminemment politique. Pourquoi le ministre libéral de l’Aménagement du territoire, Michel Foret, a-t-il cédé ? Tout simplement, parce que ce double dossier était tronqué depuis le début. Van Cau et le lobby carolo étaient trop puissants. En fin de compte, personne n’y a résisté.

Les amis de mes amis

Manifestement, Robert J. Wagner, devenu président de l’aéroport avec le soutien de Jean-Claude Van Cauwenberghe, a toujours été bien informé des plans de la ville de Charleroi. Il disposait des bonnes cartes pour lire dans le jeu socialiste. Qui acquiert, très tôt, des terrains autour du site choisi pour accueillir le tout grand hôpital public de Lodelinsart, à construire à l’horizon 2006 ? Les sociétés immobilières de Wagner. Un nouveau centre commercial pourrait voir le jour dans ce quartier en perte de vitesse, désormais promis à une sacrée renaissance.  » Je préfère rester discret à ce sujet, lâche Robert Wagner. Je n’ai pas l’habitude de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.  » Mais, en l’occurrence, Wagner n’est pas seul en piste. Les sociétés du promoteur immobilier Michel Vandezande sont également sur le coup. Vandezande est l’un des spécialistes des marchés publics, à Charleroi. Lui aussi a l’oreille du pouvoir municipal. Dès le 7 octobre 2002, il acquiert un autre lot d’une dizaine de maisons pour un prix dérisoire, le long de la chaussée de Bruxelles, à une encablure du futur hôpital encore aujourd’hui à l’état de maquette. Une firme commerciale avait acheté ces maisons pour 18 millions de francs belges il y a une dizaine d’années (450 000 euros). Vandezande met le grappin dessus pour la somme modique de 123 000 euros, moyennant l’engagement de quelques travaux de soutènement des maisons voisines appartenant encore à la firme vendeuse. C’était avant que le projet final ne soit lancé. Avant les dispositions prises par les pouvoirs publics pour faire quitter les maisons toutes proches du site. Avant la demande de permis de bâtir pour l’hôpital. A l’époque, le promoteur Vandezande devait être visionnaire pour investir là. Pour information, l’intercommunale ISPPC, qui gère les hôpitaux de Charleroi, est un fief socialiste. Tous les ténors du PS carolo s’y retrouvent. Vandezande a-t-il profité d’une information privilégiée ? En tout cas, le promoteur a fait une excellente affaire. Le 26 septembre dernier, il a revendu pour 325 000 euros une partie des maisons (et une autre, achetée au printemps 2003 à 50 000 euros) à une banque soucieuse de s’installer dans ce quartier désormais en renaissance.

Robert Wagner, lui, varie les  » coups « . Il donne ainsi en location à la ville de Charleroi plusieurs bâtiments qui lui appartiennent. Mais pas seulement à la ville. C’est en hauts lieux que s’est négocié l’emménagement de l’antenne carolorégienne de l’université de Mons-Hainaut au boulevard Joseph II, en plein centre-ville, il y a dix ans. L’immeuble loué par l’université appartient à une société du groupe Wagner. La location est réglée par un bail emphytéotique (99 années). Récemment, l’université a émis le souhait de s’étendre. La maison voisine sur le boulevard Joseph II faisait l’affaire. Il n’y a pas eu d’expropriation, comme l’université (publique) aurait pu l’exiger. Il n’y a pas eu appel d’offres pour l’acquisition, le gros £uvre, la rénovation de la maison sise au numéro 42. C’est Wagner qui a tout réglé. Il a acquis cette maison à deux étages en février 2005. Un bail de location signé le 30 mai 2005 unit les deux parties pour dix-sept ans. Il en coûtera un peu plus de 5 000 euros par mois à l’université, et donc à la Communauté française, pour une maison de taille moyenne de 2 ares 35 centiares.

Ph.E. – Recherches documentaires : Xavier Besème

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