Il aurait pu être président de la République. L’ex-directeur général du FMI n’a plus rien. Parce qu’il a eu trop confiance en lui. Parce qu’il s’est peu à peu détaché de la vraie vie.
Jusqu’au 16 octobre, ce n’était qu’une chute. Depuis le 16 octobre, c’est une débâcle. Depuis que son nom est apparu dans l’affaire du Carlton de Lille, depuis que Dominique Strauss-Kahn est désigné comme client régulier d’un réseau de prostitution organisé, depuis que ses préférences sexuelles sont devenues le sujet de discussions de café du commerce, la tragédie du présidentiable déchu a pris des allures de farce pathétique et grotesque. Disparu, The top guy qui faisait la Une de Newsweek, l’ancien ministre surdoué du gouvernement Jospin, le funambule baroque et flamboyant de la politique. Carbonisé, l’économiste génial, le grand visionnaire capable d’apporter des solutions à la crise. Même son action à la tête du FMI s’efface peu à peu derrière l’image qui se dessine en creux, celle du » queutard » compulsif qui profitait des voyages imposés par son statut pour organiser des parties fines aux quatre coins du globe. Ce n’est plus un homme que les Français regardent se dissoudre, c’en est deux : mister Dominique et docteur Strauss-Kahn.
A mesure que se déchire le voile, le gouffre se creuse, abyssal : cet homme-là, malgré sa part opaque, malgré cet univers parallèle qui occultait de plus en plus souvent sa vie réelle, cet homme-là pensait vraiment qu’il pourrait être candidat à la présidence de la République. Il y croyait assez, en tout cas, pour avoir laissé son équipe préparer soigneusement sa campagne. C’est sans doute la seule question qui vaille, loin de tout jugement moral, au-delà des interrogations sur ce que savait ou non son entourage : comment Dominique Strauss-Kahn lui-même a- t-il pu imaginer une seule seconde qu’il irait au bout de l’épreuve, sans que jamais la fragilité de son double ne le brise ? Comment a- t-il pu penser un seul instant qu’il ne serait pas balayé par le souffle de la déflagration d’une affaire de putes et de fric qui, révélée à quelques semaines de l’élection présidentielle, aurait atomisé le paysage politique et éparpillé, » façon puzzle « , le candidat du PS ?
» Il n’a pas l’obsession du pouvoir, il s’est simplement pris au jeu « , constatait un proche, quelques semaines avant l’arrestation de DSK aux Etats-Unis, alors que tous les sondages l’assuraient encore d’une victoire sans combat. Un jeu ? Le savaient-ils, qu’ils jouaient, les quelques intimes avec qui il travaillait la bataille, eux qu’il bluffait par sa méticulosité, sa clarté, sa prudence, sa lucidité, sa manière d’anticiper les événements pour mieux y faire face ? Il redoutait en particulier que les Russes ne l’accusent de mener déjà campagne pour la présidentielle, en contradiction avec les règles du FMI. Comment ces collaborateurs, ces intimes, auraient-ils pu simplement soupçonner que le même qui exigeait d’eux qu’ils ôtent la batterie de leur téléphone portable durant leurs réunions profitait des faveurs de nombreuses prostituées, au c£ur d’un système très organisé, sans jamais se demander qui les payait, à quelques jours de sa déclaration de candidature ? Comment auraient-ils pu deviner le degré d’insouciance, l’absolue désinvolture de Dominique, eux que l’extrême défiance de Strauss-Kahn avait rendus paranoïaques ?
Un monde hors sol, invisible, dont lui seul détenait la clé
C’est finalement le plus hallucinant dans les révélations liées à l’affaire du Carlton : son inconscience, au sens propre du terme – être privé de ses facultés de jugement. Il se dégage des SMS que la justice lui attribue le sentiment qu’il existait, à ses yeux, un monde hors sol, étanche, invisible, dont lui seul détenait la clé, et que sa seule volonté d’en faire un espace privé suffisait à protéger.
» Il n’y a pas de petit job. Il n’y a que des petits hommes d’Etat et des grands hommes d’Etat « , répondit un jour DSK à un membre du club Lagardère. Ce patron l’interrogeait sur l’intérêt qu’il pouvait y avoir à lâcher un poste aussi prestigieux que celui qu’il occupait pour le » petit job » de président de la République française. Aujourd’hui, Strauss-Kahn sait aussi qu’il n’y a pas de petits ou de grands hommes – il n’y a que des hommes. Ce qui les distingue, ce n’est souvent rien d’autre que la force de la pulsion, et leur aptitude à la dominer.
ELISE KARLIN
» Comment DSK a-t-il pu imaginer qu’il irait au bout de l’épreuve, sans que jamais la fragilité de son double ne le brise ? «