» Les attentats de Paris, c’est halal ou pas halal ? » Face aux jeunes, les éducateurs de Molenbeek ont fort à faire. Au-delà de son image exécrable, la commune se bat et se débat pour sauver ses enfants du djihadisme. Avec les moyens du bord.
Lorsque Nadine Ribet, la mère d’une des victimes du Bataclan, annonce qu’elle va porter plainte contre l’Etat belge, c’est Molenbeek qui est pointée du doigt. Une fois de plus. Le même jour, la presse dévoilait l’arrestation de Gelel Attar au Maroc, dans le cadre de l’enquête sur les attentats de Paris. Un Molenbeekois. Encore un. De nouvelles perquisitions, le 20 janvier ? Molenbeek, toujours. Ça n’en finira jamais. Les stigmates sont profonds.
Changer le sens du vent relève du défi. La déradicalisation est dans toutes les têtes. Déradicaliser. Comment ? Surtout, comment déradicaliser durablement ? » Depuis les attentats du 13 novembre, je reçois, en moyenne, une offre par jour d’une asbl, d’un particulier ou d’une institution privée pour déradicaliser Molenbeek contre x milliers d’euros « , raconte Olivier Vanderhaeghen, le fonctionnaire de prévention de la commune. Ce n’est malheureusement pas si simple.
Molenbeek n’a pas attendu le démantèlement de la cellule de Verviers, en janvier 2015, pour s’engager dans cette lutte. Avec sa taille de basketteur et sa barbe drue, Olivier Vanderhaeghen y a débarqué début 2014. Auparavant, cet historien et philosophe de formation s’occupait de prévention à Uccle, un terrain différent. Huit mois plus tard, un » fonctionnaire radicalisme » lui était adjoint, à l’instar de Schaerbeek et Bruxelles-Ville. A cette époque, les départs en Syrie avaient déjà pris de l’ampleur : plusieurs dizaines. Si le duo a fait du chemin en seize mois, il est conscient de ce qu’il reste à faire. » Nous manquons d’expertise face à un phénomène complexe « , reconnaît le fonctionnaire de prévention. On ne peut, en effet, établir le profil type du radicaliste. Le seul point commun est générationnel, entre 18 et 35 ans. C’est mince.
» Il n’existe pas de boîte à outils toute prête, on est dans le learning bydoing, confirme Hakim Naji qui dirige les travailleurs sociaux de rue à Molenbeek, depuis la mi-2013. Avant cela, il gérait la maison de quartier du Karreveld qu’ont fréquentée, pour l’école des devoirs, Salah Abdeslam et Mohamed Abrini. La bande de potes d’Abdelhamid Abaaoud, il la connaissait. Molenbeek est un village. La maison de quartier a dû fermer, en avril 2013, pour cause d’insalubrité. Des rats couraient dans les faux plafonds rongés par l’humidité. Le bâtiment devait être reconstruit. Problèmes juridiques, budget communal sous plan de gestion… Le projet n’a jamais vu le jour. Quelques mois plus tard, dans la même rue Stijn, les frères Abdeslam reprenaient le café Les Béguines, vite transformé en un lieu de trafic de drogues.
Episode révélateur. Le bar de voyous a remplacé la maison de quartier qui est devenue un chancre. Faute de moyens. Le constat est le même un peu partout. On compte vingt éducateurs de rue pour une commune de 30 000 jeunes. Leur boulot est essentiel, car les gamins les plus » cramés « , comme on dit à Molenbeek, ne fréquentent plus aucune infrastructure. C’est aussi dans la rue que les recruteurs de Daech harponnent leurs proies. » Il n’y a pas d’équipe dans toutes les zones. Il faudrait six travailleurs de plus pour couvrir tous les secteurs concernés « , calcule Sarah Turine, échevine Ecolo de la Cohésion sociale et présidente de l’asbl paracommunale LES (Lutte contre l’exclusion sociale).
Tee-shirt » jeunes et policiers »
Avec ses six maisons de quartiers et ses 150 travailleurs sociaux, cette asbl joue un rôle essentiel, souvent de première ligne, pour aider les jeunes et les familles. En utilisant des bouts de ficelle. Les deux salles de sport qui dépendent d’elle sont dans un piteux état. Rue de l’Intendant, les sacs de boxe sont déchirés, les boucliers de frappe bouffés par les champignons, le ring branlant. Pas évident, dans ce décor fréquenté par des durs, de vanter le parcours du champion du monde de kick-boxing, Mohamed Boulef, qui a grandi à Molenbeek. Cet été, Hakim Naji espère envoyer quinze jeunes au Maroc pour participer à un tournoi de foot. Il sue depuis des jours sur un appel à projet de la Fondation roi Baudouin pour essayer d’obtenir, sans certitude, les 7 500 euros nécessaires au voyage. Epuisant.
Ces actions sont pourtant précieuses. L’an dernier, il a réussi à faire courir ensemble, aux 20 km de Bruxelles, vingt jeunes et vingt policiers communaux. Les ados n’étaient pas très chauds pour enfiler le tee-shirt » jeunes et policiers de Molenbeek « . Mais ils l’ont fait. Tout un symbole dans cette commune où les relations entre les deux sont très tendues. Les terroristes de Verviers, des Molenbeekois, avaient des plans visant le commissariat de… Molenbeek.
Ce sont surtout des moyens humains qui sont nécessaires pour mieux lutter contre la radicalisation. Les équipes sociales ont autant besoin de renfort que les policiers. Une évidence rappelée dans la note, que la presse a dévoilée fin décembre dernier, destinée aux pouvoirs subsidiants, fédéral et régional. La commune y évalue à un million d’euros les besoins en matière de prévention situationnelle (contrôles domiciliaires, etc.) et de prévention sociale, censée donner des résultats sur le long terme. Pour l’instant, la seule source de financement supplémentaire acquise est l’enveloppe octroyée dans le cadre du Plan local de prévention et de sécurité. Son montant a été revu à la hausse de 250 000 euros.
Théorie du complot
Qui dit moyens humains dit formation. Le maître mot à Molenbeek, depuis une bonne année. C’est d’ailleurs l’une des deux missions principales du fonctionnaire » radicalisme « , avec l’accompagnement des familles confrontées à la radicalisation d’un de leurs enfants. Celui-ci a déjà formé des centaines de personnes, au sein des services de prévention, de la LES, du CPAS, de l’administration communale… Même Fedasil est venu le trouver pour bénéficier de son expertise.
Sa présentation du processus de radicalisation de jeunes et leur escalade de ruptures – avec le club sportif, les amis, la famille – se termine systématiquement par le témoignage d’une maman dont le fils est parti en Syrie. Une partie des travailleurs sociaux sont musulmans, eux-mêmes confrontés à un questionnement identitaire. Ces récits de vie concrets les poussent à s’identifier en tant que père ou mère, avant tout. Le professionnalisme doit prendre le pas sur l’identitaire. Pas simple. On ne change pas rapidement ce qui a perduré pendant plus de vingt ans. Il y a quelques mois, certains éducateurs relayaient encore la théorie du complot américano-sioniste qui serait à la base d’attentats djihadistes…
L’aspect religieux fait aussi l’objet d’une formation spécifique. Pour cela, la commune a invité un policier exceptionnel : Frédéric Somville. Ce quadra passionné s’intéresse à la question depuis 1987. Coordinateur de la task force locale de Bruxelles, il connaît le Coran sur le bout des doigts, parle et lit l’arabe couramment. Les discours manipulateurs de Daech n’ont aucun secret pour lui. Dans les formations très demandées qu’il donne un peu partout (police, communes, écoles, CPAS…), il s’attache à décrypter les notions de djihad, de takfir (fatwa de déchéance du statut de musulman utilisé par les extrémistes), de hijra (retour en terre musulmane) et de califat sur lesquels jouent les recruteurs.
Somville s’attache aussi à expliquer, textes de leurs penseurs à l’appui, comment Daech et Al-Qaeda veulent gonfler le sentiment d’islamophobie pour séparer les communautés dans une logique de confrontation, voire de guerre civile. Le 15 janvier, cette bête noire des Frères musulmans a donné une conférence fort appréciée devant une centaine d’imams, à Bruxelles. Cinq des vingt éducateurs de rue molenbeekois ont également assisté à l’un de ses exposés. » Ceux-ci constituent un groupe de réflexion, pour devenir des référents en matière de radicalisme lorsque ce problème est rencontré par d’autres éducateurs. Ils suivent beaucoup de formations, en moyenne une à deux par mois « , signale Hakim Naji.
Il reste du boulot, bien sûr. Beaucoup. Mais la prévention du radicalisme islamiste n’est plus un vain mot, à Molenbeek. Les travailleurs sociaux de rue ne sont plus utilisés comme des pompiers en cas de manif, telle celle instiguée par Sharia4Belgium il y a trois ans. Acheter la paix sociale via une politique occupationnelle, c’est du passé. Une page s’est tournée. La dépolitisation de l’asbl LES avance. Son conseil d’administration, autrefois composé des seuls membres du collège échevinal, s’est ouvert à l’opposition. » J’espère y faire entrer le secteur associatif, cette année, annonce la présidente Turine. De cette manière, quoi qu’il se passe en 2018, son instrumentalisation politique ne sera plus possible. »
Chez le fonctionnaire de prévention et son adjoint » radicalisme « , les idées et initiatives fusent. Ils se sont rendus à Malines, enviée pour la réussite de sa politique antiradicalisation. » Sharia4Belgium est descendu d’Anvers vers Bruxelles, en passant par Vilvorde, mais à Malines, qui a pourtant des points communs sociologiques avec Molenbeek, ça n’a pas pris « , expose Olivier Vanderhaeghen. La ville de Bart Somers (VLD) a notamment développé un coaching visant à accroître chez les jeunes la capacité de résistance au discours des recruteurs. Ce travail, à la fois mental et corporel, intéresse énormément les Molenbeekois. Idem avec le secteur jeunesse qui, à Malines, est centralisé autour d’une grosse maison de jeunes, autonome du politique. En mai dernier, les bourgmestres des deux communes ont décidé de faire collaborer leurs policiers et leurs agents de prévention.
Parents désemparés
La cellule » radicalisme » envisage aussi de mobiliser davantage de figures légitimes écoutées par les ados. Artistes, sportifs, rappeurs, issus de Molenbeek ou pas. » Si nous voulons leur parler pour aborder la problématique identitaire, nous devons utiliser leurs codes, un peu comme l’a fait Ismaël Saïdi, dans sa pièce Djihad « , poursuit Olivier Vanderhaeghen qui compte réinviter Mourad Benchellali. Ce Lyonnais embrigadé par Al-Qaeda, ancien détenu de Guantanamo, veut aujourd’hui donner des outils aux jeunes pour éviter qu’ils s’engagent sur le front syrien.
A côté de ces nouvelles idées, le service prévention souhaite encore développer le travail socio-psychologique avec les familles des jeunes qui se radicalisent. Cette tâche, réalisée par le fonctionnaire » radicalisme » et des psychologues de la LES, est fondamentale. Ces familles constituent une porte d’entrée capitale pour lutter contre le radicalisme. En prenant leur souffrance en compte, on obtient des résultats. » Il était temps de mettre en avant ces parents désemparés dont les enfants sont partis ou sont sur le point de partir. On commence à le faire aujourd’hui après trois ans de réflexions et d’hésitations « , commente Samir Amghar, sociologue à l’ULB, spécialiste du salafisme et de la radicalisation, souvent cité par les fonctionnaires de prévention à Molenbeek.
Il y a un point sur lequel les travailleurs sociaux n’ont malheureusement aucune prise : les returnees, ces jeunes rentrés de Syrie. » Nous ne savons pas qui ils sont, nous ne recevons toujours aucune information du fédéral à leur propos « , regrette Sarah Turine. La liste Ocam confidentielle fournie à la bourgmestre ne contient pas davantage leur nom, car les personnes judiciarisées ne sont pas reprises dans ce relevé. En tout cas, tous les intervenants sont unanimes : placer indistinctement tous les returnees dans une même case prison relève de l’aveuglement. » Une politique répressive univoque ne fait, ici, qu’entretenir la radicalité « , confirme Amghar.
Pourtant, des projets existent déjà à la LES. Molenbeek est même prête à réfléchir à un programme du type danois, soit un accompagnement contraint, avec des équipes sociales spécifiques qui seraient exceptionnellement en contact avec la police. Un programme qui semble porter ses fruits. » Au Danemark, ces returnees ne sont pas appelés des terroristes mais des rebelles, une différence sémantique importante, note Samir Amghar. On tente de réinsérer ceux qui n’ont pas commis de crime de sang, via un suivi psychologique et une formation. En Belgique, rien de tout cela n’existe. »
Si le sécuritaire et la répression doivent constituer une réponse immédiate à la violence des djihadistes et au risque de contagion, ils ne régleront rien sur le long terme. Ils ne répondront pas aux questions que les jeunes, avec leur vision binaire du monde, posent encore aux éducateurs, deux mois après les attentats du 13 novembre : » Dis, ce qui s’est passé à Paris, c’est halal ou c’est pas halal ? » Seule la prévention sociale permettra d’obtenir des résultats solides. » Actuellement, c’est en recréant des liens affectifs au sein des familles qu’on parvient le mieux à éviter des départs en Syrie « , souligne Olivier Vanderhaeghen. Nos interlocuteurs sont catégoriques : des départs en Syrie, ils en ont évité et en évitent encore.
Par Thierry Denoël