En semant la mort, les terroristes trouvent enfin du sens à une vie qui n’en a jamais eu pour eux. Et renvoient à la société occidentale l’échec de leur intégration. Mourir leur importe peu : c’est le prix à payer pour exister.
« Il tirait méthodiquement, froidement, sans hésiter. » Hébétés, les rescapés incrédules de la tuerie du Bataclan, à Paris, ont ainsi décrit l’un des terroristes à l’oeuvre, vendredi dernier. Ce jeune de moins de 30 ans n’était pas masqué. Il tirait, systématique et sans aucune émotion apparente. Parmi tous les sentiments qui ont affleuré après les attentats de Paris, comme après toute tuerie qui frappe à l’aveugle, il y a cette incompréhension profonde : comment un humain peut-il à ce point perdre son humanité ? Les terroristes présentent-ils des ressorts psychologiques particuliers, en dehors même de toute motivation religieuse éventuelle ? Des constantes reviennent en tout cas dans leurs parcours respectifs.
» Une erreur consisterait à ne pas penser ces ressorts psychologiques comme liés aux conditions socio-économiques dans lesquelles ces personnes ont grandi, insiste le psychologue Christophe Adam, également professeur de criminologie clinique à l’ULB et à l’UCL. Ce contexte forme un tout. Sans cela, on en viendrait vite à isoler des formes de personnalité, ce qui ne serait pas juste. »
Quoi qu’il en soit, ceux qui commettent de tels actes présentent, dans leur majorité, une fragilité identitaire. Autrement dit, ils n’ont pu, pour diverses raisons (abandon réel ou sentiment d’abandon durant l’enfance, manque de soutien d’un environnement sécurisant, défaut d’adultes de référence stables…) se construire une identité.
Certes, tous les adolescents expriment, à ce moment particulier de leur histoire, une fragilité identitaire. Mais celle-ci doit pouvoir se dire et se décoder. » On peut supposer que ceux qui passent aux actes de manière violente ont vécu des souffrances extrêmes, qui n’ont pas été décodées et n’ont parfois pas été exprimées du tout « , relève Christophe Adam. Ceux-là auront tendance à se chercher, plus tard, un père symbolique qu’ils trouveront peut-être en Syrie.
En échec permanent
S’ajoute à cette fragilité identitaire fondamentale, un sentiment très fort d’injustice subie. » Nous avons tous besoin d’être reconnus dans ce que nous sommes par un groupe qui nous fait penser que nous avons de la valeur, explique Vincent Yzerbyt, psychologue social à l’UCL : c’est un mécanisme vital. Mais certains éprouvent des difficultés énormes à obtenir cette reconnaissance de la part de la société. » Ceux-là ont rencontré, depuis l’enfance, des situations frustrantes et discriminantes qui, accumulées, les mettent en situation d’échec permanent. Ce sont des écoliers brimés, parfois exclus du système scolaire, qui évoluent selon les cas dans des contextes socio-économiques difficiles. Ils n’ont pas forcément accès à des biens de consommation ou à des divertissements présentés comme inhérents à la société dans laquelle ils vivent et qu’ils ne comprennent pas toujours.
Ainsi commence leur parcours de marginalisation. Ces jeunes se retirent peu à peu du monde, se désengageant lentement de tout lien affectif. » Souvent, ils entrent dans la petite délinquance à l’adolescence, observe Michaël Dantinne, professeur de criminologie à l’ULg. C’est le premier pas qu’ils posent pour tenter d’exister aux yeux des autres. » Car à la recherche éperdue d’une identité, ces futurs adultes vont avoir tendance à en rechercher une, extrême, en adoptant la posture du héros.
Ces jeunes sont capables de fonctionner de manière totalement clivée, offrant, d’un côté, le profil d’une personne » normale « , socialement adaptée, alors que de l’autre, ils accumulent des sentiments de colère, de frustration et de haine, qui culminent dans un désir de tout détruire. » La frustration non exprimée est le pire des ressorts « , note Christophe Adam.
Persuadés d’être nés sous une mauvaise étoile et victimes d’une injustice qui se répète, ces futurs terroristes croisent à un moment un mouvement radical extrême. Ce dernier va enfin valoriser le jeune et lui confier un rôle décrit comme indispensable. Donc lui donner l’identité qu’il cherche. Cette valorisation est telle qu’en retour, le jeune sera prêt à aller jusqu’au sacrifice au profit du groupe. » C’est là l’oeuvre démoniaque d’une proposition identitaire faite à des jeunes en difficulté de reconnaissance et d’inclusion « , résume Vincent Yzerbyt. Cette idéologie répond en outre à toutes ses questions d’un coup : elle lui offre, sur un plateau, du sens. Un but. Une raison d’être.
Le processus d’endoctrinement se met alors peu à peu en place : il éloigne peu à peu le jeune de son milieu familial, de ses amis, de toute personne qui pense autrement que lui.
» Les actes que l’organisation demande à ses nouvelles recrues de poser sont au départ anodins, détaille Vincent Yzerbyt : on ne devient pas du jour au lendemain capable de tuer sans ciller. Ce qu’elle attend d’un jeune, ce sont des cautions, censées attester sa loyauté au groupe. C’est à la fois une vérification et une escalade. Mais les dividendes identitaires sont tellement élevés pour lui qu’il ne prend plus en considération le prix à payer pour les obtenir. Il faut mesurer, dans une société, ce qu’est la douleur extrême de ceux qui, jour après jour, en sont exclus. Quand il n’y a plus d’issue et qu’arrive une option identitaire enthousiasmante, on ne pèse plus les actes de la même manière. »
Les combattants qui reviennent de Syrie, d’Irak ou d’un camp d’entraînement au Yémen, réintègrent une société dont ils se sentaient déjà exclus auparavant et à laquelle ils se sentent encore plus étrangers. Entre-temps, ils auront vécu là-bas une expérience très forte, faite de bruits de tirs, d’odeurs de poudre, de visions de décapitations. » Leur rapport à la violence s’est ainsi banalisé, souligne Michaël Dantinne. Toutes les inhibitions sont levées et la violence est légitimée. Si, en outre, la promesse leur est faite d’accéder au statut de martyr, le calcul coût – bénéfices est vite fait pour eux. »
Dès lors, mourir pour la cause n’est pas un suicide. La mort, pour le terroriste qui passe à l’acte, n’a plus, pour lui, le sens qu’elle a pour tout un chacun : mourir revient pratiquement à renaître. » Pour la première fois dans leur histoire, ces jeunes sont en prise avec leur vie « , observe Vincent Yzerbyt. Ils montrent aussi qu’ils n’ont plus peur de ce que les autres redoutent. Se faire (re)connaître, même par un acte barbare, leur confère enfin l’identité qu’ils appelaient de leurs voeux : dans la mémoire collective, ils sont désormais inoubliables.
Les solutions existent
A ce stade d’endoctrinement et de certitudes, sans doute n’y a-t-il plus moyen d’éviter le passage à l’acte. Même la sincérité dans le chef de l’autre, alors, n’est plus perçue à cette étape d’un processus entamé depuis l’enfance et réveillé à l’adolescence. » Il faut comprendre à quel point une société peut engendrer cela, poursuit Vincent Yzerbyt. Ces jeunes terroristes ne sont pas de la première génération de l’immigration, mais de la deuxième ou de la troisième. Or, ils constatent qu’ils ne sont toujours pas intégrés et se vivent comme des citoyens de seconde zone. Cela a un coût. Leur passage à l’acte révèle davantage leur perte de foi dans notre système que leur conversion religieuse. On n’a pas assez pris la mesure de l’obligation de les prendre sous notre aile. On ferait tous pareil si on était, jour après jour, traités comme ils l’ont été. »
Comment agir, dès lors, une fois ce constat posé ? En amont : cultiver le contact et le lien pour viser, sans cesse, l’inclusion de ces futurs adultes dans le milieu scolaire, dans les quartiers, dans la vie culturelle et sur le marché de l’emploi. Mettre sur leur route un entraîneur sportif, un professeur, un animateur de quartier, autant de figures de référence stables qui leur donneraient foi en leur valeur. Car certes, la famille est importante. Mais la reconnaissance sociale passe par les pairs.
Les écoles doivent donc davantage inclure qu’exclure. A l’adolescence, âge des choix, de la métamorphose, et de la conflictualité, les institutions qui entourent les jeunes (écoles, justice, tissu associatif) doivent déconstruire le discours dans lequel ils baignent. » Il pourrait être utile de rencontrer les jeunes qui sont revenus de Syrie et qui ont renoncé au combat, suggère Christophe Adam. Cela permettrait à ceux qui sont restés ici de comprendre pourquoi, dans le cadre de groupes de parole. »
Il faut aussi repenser les leviers de l’intégration, ce qui passe entre autres par une réflexion politique sur l’aménagement du territoire de la ville, sur l’accès au marché locatif, et sur l’ouverture du marché du travail aux non-Européens. Les solutions existent. Il faut s’en emparer, enfin.
Par Laurence van Ruymbeke
Se faire (re)connaître, même par un acte barbare, leur confère enfin l’identité qu’ils appelaient de leurs voeux