Des hormones dans les biceps comme dans les jarrets ? Le cyclisme belge est proche de la nausée. A l’échelle internationale, la lutte contre le dopage reste trop frileuse
Un vétérinaire sous les verrous, six coureurs cyclistes interrogés par la justice, parmi lesquels un ancien champion du monde, une vague de perquisitions sans précédent dans les milieux du sport hippique, du vélo et de la colombophilie… Et voilà une nouvelle affaire de dopage présumé, glauque et hallucinante : les mêmes hormones auraient servi à engraisser du bétail et à améliorer les performances de sportifs de haut niveau ! Pour le vétérinaire José Landuyt, établi à Oostrozebeke (Flandre occidentale), l’affaire sent le roussi. Le parquet de Courtrai est sur ses traces depuis six mois. Un dossier judiciaire d’un mètre de hauteur lui colle aux basques. Et on imagine mal que les spécialistes nationaux du trafic des hormones n’aient pas une idée derrière la tête en écrouant ce personnage déjà impliqué dans un scandale de dopage, en 1997.
Quant à Johan Museeuw, présumé innocent mais pris dans la tourmente, il pourrait se mordre les doigts d’avoir maintenu des contacts réguliers et, semble-t-il, avérés avec l’éventuelle plaque tournante d’un trafic illicite. Au crépuscule d’une formidable carrière, à 37 ans, le triple vainqueur du Tour des Flandres et de Paris-Roubaix est le coureur belge le plus titré encore en exercice. Ses exploits répétés et ses retours en puissance après plusieurs accidents graves lui confèrent un statut de légende vivante, au sein d’un peloton professionnel où sa sagesse et son sens de la course ont progressivement forcé le respect. Une » légende » à laquelle on aurait juré qu’il n’arriverait jamais rien de dommageable, en oubliant comme par magie les déboires de plusieurs anciennes gloires.
En l’espace d’une semaine, l’ombre du dopage vient ainsi de ternir l’image de deux sports mondiaux – le cyclisme et l’athlétisme – qui cherchent vainement à donner le change, de petites révélations en gros scandales. Désormais dominé par Kim Clijsters et Justine Henin, même » notre » tennis est du reste mis en cause, suite aux accusations à l’emporte-pièce formulées par le père Clijsters. Sans apporter la moindre preuve, cet ancien footballeur suspecte l’usage de produits dopants qui auraient permis à Henin de gonfler sa musculature, ce que la joueuse wallonne et son entraîneur réfutent totalement (lire aussi en p. 102).
En juillet, le Tour de France a fêté son centenaire avec faste. Un scénario à rebondissements et les passes d’armes épiques entre Lance Armstrong, d’une part, les anciens dopés Jan Ullrich et Richard Virenque, d’autre part, ont soutenu l’attention du public jusqu’aux derniers hectomètres d’une course disputée à un rythme échevelé : 40,95 km/h de moyenne, du jamais-vu ! Même le dernier du classement a été (presque) aussi rapide que le vainqueur de l’édition 1996, à l’époque où le dopage à l’EPO (la fameuse érythropoïétine, qui améliore l’oxygénation des muscles) n’était pas encore détecté. Pauvre cyclisme, dont certains organisateurs osent affirmer sans rougir que » s’il n’y a pas de contrôles positifs, c’est qu’il n’y a pas de dopés « …
Quant aux derniers championnats du monde d’athlétisme, à Paris, ils ont connu un succès populaire susceptible de ramener une foule de sportifs en herbe sur le tartan. A condition que ceux-ci restent insensibles aux petits ratés de la production, guère médiatisés. Le Kényan Bernard Lagat s’est ainsi éclipsé en douce avant même d’avoir mis un pied sur la piste aux étoiles : le coureur des hauts plateaux, habitué à respirer cet air pur à vous gonfler les poumons, avait subi un contrôle positif à… l’EPO, quelques semaines plus tôt. Juste après avoir empoché l’or sur 400 mètres, le puissant Jerome Young s’est retrouvé, quant à lui, au c£ur d’une polémique aujourd’hui un peu stérile. De nouvelles révélations sur les années 1988 à 2000 ont en effet dévalué les médailles olympiques de plusieurs athlètes américains (dont Young), » couverts » ou non sanctionnés au préalable par leur fédération alors qu’ils auraient pourtant été contrôlés positifs aux stéroïdes anabolisants, par exemple, quelques mois auparavant.
Enfin, pour couronner le tout, » la » star de ces championnats, qui a réalisé le doublé sur 100 et 200 mètres, s’est évertuée à clamer son innocence après s’être fait pincer à l’issue de sa première victoire. L’Américaine Kelli White n’avait pas le souvenir d’avoir avalé ce jour-là du modafinil, un produit désormais apparenté aux stimulants de type B, qui sera formellement interdit lors des Jeux olympiques d’Athènes, l’an prochain. Pas davantage, White n’avait signalé aux contrôleurs qu’elle souffrait d’insomnie ou de narcolepsie (un état de somnolence)- » à cause des fréquents décalages horaires, je dors trop durant la journée « , a-t-elle déclaré après coup – que le médicament litigieux est censé combattre. A condition d’oser ce geste ultime et rare, la fédération internationale d’athlétisme pourrait prochainement lui ôter ses deux médailles dorées, sans toutefois suspendre la rivale de Marion Jones. Petit rappel : Kelli White avait subi un contrôle positif aux corticoïdes dans le même Stade de France, le 5 juillet 2002. Elle avait été suspendue sur le seul territoire français, jusqu’au 30 juin dernier.
Interrogé par Le Soir et RTL, le président belge du Comité international olympique, le Dr Jacques Rogge, s’est » réjoui » qu’on détecte toujours davantage de cas positifs. » J’aimerais simplement que le public soit un peu plus déçu de ces grands champions, quand ils se font pincer. » Une allusion, sans doute, à ces Diego Maradona, Javier Sotomayor, Linford Christie, Marco Pantani, Richard Virenque ou Frank Vandenbroucke que leurs supporters n’ont cessé de chérir. A chaque cas de dopage, les commentaires des spécialistes sont d’ailleurs ambivalents. Pour les uns, le sport de haut niveau est décidément rongé jusqu’à l’os : ce n’est pas totalement faux. Pour les autres, c’est au contraire la preuve que les gendarmes de l’antidopage sont très efficaces : ils n’ont que partiellement raison.
Comme pourrait le confirmer l’affaire des hormones flamandes, des filières bien organisées forment le bras armé du dopage. Selon le quotidien français L’Equipe, le modafinil prescrit à Kelli White aurait la même origine que les produits recommandés par un pseudo-nutritionniste au lanceur de poids américain C.J. Hunter, convaincu de dopage en 2000. En Italie, le récent procès du Pr Francesco Conconi a révélé une sorte de dopage d’Etat, profitant à des athlètes issus d’une kyrielle de disciplines et organisé sous le couvert de prétendues recherches scientifiques. En France, le procès Festina a révélé un dopage organisé comme il en existe vraisemblablement dans tous les groupes cyclistes professionnels. Et dans les grandes équipes de football, où la préparation physique est secrètement assistée par des pharmacologues à l’affût de la moindre découverte.
» Laissons-les faire ! s’exclame le Dr Charly Chapelle, médecin du sport. Il n’y aura jamais de moyens financiers suffisants pour contrer une telle armada. Les jeunes à la recherche d’un petit adjuvant dénicheront toujours un circuit parallèle pour s’approvisionner. Tout l’argent disponible devrait donc être investi dans la prévention : au moins, ainsi, les jeunes seraient sensibilisés aux dangers et à la toxicité des produits. » Il faut dire que les labos clandestins sont à la pointe de la technologie, comme le démontrent l’irruption de nouveaux produits » masquants » (indétectables), le retour des transfusions de sang ou la découverte de la molécule RS-13, encore plus performante que l’EPO. Coffrer des dealers, améliorer la détection du fléau : certes, les autorités internationales du sport ont décroché quelques victoires retentissantes ; toutefois, le combat reste inégal.
» A la télé, j’ai vu la détresse du père de Museeuw. J’éprouve toujours le même embarras quand la justice fait un ôcarton » contre des sportifs. C’est injuste, car on en fait des victimes expiatoires qui semblent insignifiantes tant les pratiques de dopage sont répandues, raconte le Pr Jean-Paul Escande, ancien patron français de la lutte antidopage et auteur d’un récent pamphlet sur la question. La lutte contre le dopage piétine, mais… on avance. Il faudrait toutefois revoir les examens d’urine : ils sont tellement inutiles que cela en devient ridicule. D’autre part, il convient de porter l’effort contre les prescripteurs de substances dangereuses, qu’ils soient isolés ou institutionnels. » Face à un tel problème de société, il faudrait faire preuve d’une réelle volonté politique, à l’échelle internationale. La création de l’Agence mondiale antidopage (AMA), en 1999, et l’organisation d’une grande conférence internationale sur le sujet, en mars dernier, constituent assurément un pas dans la bonne direction. Mais, à un an des Jeux d’Athènes, où les Etats iront cyniquement à la pêche aux médailles, il reste du pain sur la planche. De nombreux pays rechignent à financer l’AMA. Son » code mondial » n’est pas encore contraignant, ce qui maintient le risque de règles contradictoires d’un pays à l’autre, d’une discipline à l’autre. Même l’uniformisation des produits interdits, des contrôles ou des sanctions n’a pas été de tout repos : les pays les plus téméraires lui reprochent un nivellement vers le bas.
Philippe Engels