Sans le savoir, cet homme nous a fait entrer dans le XXIe siècle. En 1989, seul contre tous, Salman Rushdie expérimente une violence inédite en Occident : une fatwa réclamant son exécution, émise par l’ayatollah Khomeini, guide suprême de l’Iran islamique, pour avoir publié, quelques mois plus tôt, un livre jugé irrévérencieux sur le prophète Mahomet. » Au lieu d’en conclure qu’il faut s’opposer à ces attaques contre la liberté de s’exprimer, on a cru qu’il fallait les calmer par des compromis et des renoncements « , analyse aujourd’hui l’écrivain britannique d’origine indienne. Parce qu’on n’en a pas tiré les leçons, l’affaire des Versets sataniques annonçait donc celle des caricatures danoises et l’attentat contre Charlie Hebdo. Mais pour Salman Rushdie, rien ne pourra » démondialiser » la planète…
Le Vif/L’Express : Quelque chose a-t-il changé dans les mentalités depuis Les Versets sataniques ?
Salman Rushdie : Plus de vingt-cinq ans après Les Versets sataniques, il semble qu’on en ait tiré de mauvaises leçons. Au lieu d’en déduire qu’il faut s’opposer à ces attaques contre la liberté de s’exprimer, on a cru qu’il fallait les calmer par des compromis et des renoncements.
Pourquoi ?
On peut déplorer un retour du politiquement correct dans les milieux intellectuels. Mais ce dont personne ne parle, c’est la peur. Si on ne tuait pas des gens en ce moment, si les bombes et les kalachnikovs ne parlaient pas aujourd’hui, le débat serait bien différent. La peur se déguise en respect.
Certains, en 1989, vous avaient lâché aussi…
Certains ont pu dire que je l’avais cherché, que je n’avais qu’à m’en prendre à moi-même. Mais ces attaques venaient plutôt de la droite, de l’entourage de Margaret Thatcher et des milieux officiels conservateurs. Aujourd’hui, elles viennent de la gauche.
Que devrait-on dire ?
Il y a un refus de comprendre deux choses. D’une part, nous vivons la période la plus sombre que j’aie jamais connue. Ce qui se passe en ce moment avec Daech est d’une importance colossale pour l’avenir du monde. D’autre part, l’extrémisme constitue une attaque contre le monde occidental autant que contre les musulmans eux-mêmes. C’est d’abord une prise de pouvoir, une tentative d’imposer une dictature fascisante à l’intérieur même du monde islamique. Qui étaient les premières victimes des ayatollahs d’Iran ou des talibans ? Qui fait-on souffrir en Irak aujourd’hui ? Ce sont avant tout des musulmans qui massacrent d’autres musulmans. On a beau jeu d’incriminer les drones américains, mais pour chacun de ces missiles on dénombre mille attaques et attentats commis contre des individus et des mosquées par des djihadistes. Lors de l’affaire des Versets sataniques, les partisans des ayatollahs menaçaient d’abord, à Londres ou ailleurs, ceux qui n’approuvaient pas la fatwa lancée contre moi. Ce qui revient à dire qu’attaquer les extrémistes ne signifie pas attaquer la communauté musulmane. Il faut savoir pour quoi on se bat. Combattre l’extrémisme, je le répète, n’est pas combattre l’islam. Au contraire. C’est le défendre.
Comment expliquez-vous l’essor de Daech ?
J’observe que ce mouvement n’est plus vraiment arabe. Il rassemble des individus venus de Tchétchénie, d’Australie, du monde entier. J’ai écrit, longtemps avant les événements actuels au Moyen-Orient, que le radicalisme religieux irradiait une sorte de » glamour « . Offrez une kalachnikov et un uniforme noir à un jeune sans le sou, sans emploi, désespérant de pouvoir un jour fonder une famille, et soudain vous conférez un pouvoir à celui qui se sent vulnérable et défavorisé. Mais à ce sentiment d’injustice s’ajoutent aussi les discours haineux tenus dans les mosquées radicales. Plus simplement, cette toute-puissance convient aussi aux psychopathes. Beaucoup de ces volontaires ne vont là-bas que pour le plaisir de tuer.
Comment expliquez-vous l’extraordinaire violence, la glorification de l’atrocité ?
La différence avec l’époque de la fatwa réside dans l’apparition des réseaux sociaux, dans leur rapidité de transmission de l’information, dans leur utilisation experte, qui attise le glamour et la surexcitation. Surtout, ils engendrent la peur. L’objectif est de démultiplier leur pouvoir par la terreur. Je pense à La Peste, de Camus, ou à Rhinocéros, de Ionesco. Des livres qui parlaient certes d’un autre totalitarisme, mais décrivent la même infection de l’esprit.
Peut-on blâmer l’Occident ?
Daech abat des frontières coloniales artificielles, détruit des pays comme l’Irak, dont les factions n’étaient retenues que par le règne brutal d’un tyran. Oui, l’aventure de Bush là-bas – si mal conçue – a contribué à la situation actuelle. Mais la grande erreur historique dont nous payons le prix aujourd’hui reste le soutien occidental à l’Arabie saoudite. Avant que cette dynastie soit consacrée grande maîtresse planétaire du pétrole, le wahhabisme n’était qu’une secte microscopique dénuée de la moindre influence. Mais sa richesse colossale lui a permis de propager pendant des générations et dans le monde entier sa vision de l’islam. Et voici sa croyance fanatique érigée en norme religieuse mondiale. Quand je vois le président américain interrompre sa visite au Taj Mahal pour rejoindre les leaders occidentaux accourus à Riyad au décès du roi, je voudrais rappeler que ces gens ne sont pas nos amis, ils sont la source du poison.
La fatwa de 1989 annonçait-elle l’extrémisme actuel ?
J’ai écrit dans mes Mémoires que l’affaire des Versets sataniques était la première note de cette musique. Et que nous entendons aujourd’hui la symphonie macabre. Je recours aussi à l’image des Oiseaux, de Hitchcock. Quand un seul oiseau se pose sur un rebord de fenêtre, personne n’y prête grande attention. Mais, quand le ciel en est rempli, et qu’ils attaquent, on se souvient enfin de ce premier oiseau, signe prémonitoire. Je vivais aux Etats-Unis le 11 septembre 2001 et, au lendemain des attentats, des intellectuels m’ont dit qu’ils comprenaient enfin ce qu’il m’était arrivé en 1989. Parce qu’ils le vivaient à leur tour. Ah bon ? Il fallait en passer par cette calamité terroriste ?
Personne n’a rien vu venir ?
En 1989, on a tenté de marginaliser ce qu’il m’arrivait en décrivant mon sort comme exceptionnel, en refusant de le rendre exemplaire. Mes défenseurs s’écriaient qu’aucun écrivain n’avait jamais été traité de la sorte et qu’il fallait donc me soutenir. Mes détracteurs disaient que mes écrits étaient si affreusement répréhensibles qu’ils ne méritaient pas d’être protégés par la liberté d’expression. D’un côté comme de l’autre, mon cas était considéré comme » à part « . Soit. Aucun écrivain connu de langue anglaise n’avait subi cela en Occident, mais ces violences contre des auteurs ont eu lieu partout, en Iran, en Turquie, en Libye, au Pakistan, au Nigeria, en Arabie saoudite, en Egypte, comme l’a vécu Naguib Mahfouz. Critiquer ces forces, ce n’est donc pas critiquer l’islam. Garder le silence ne rend pas service aux musulmans.
Que faut-il faire ?
En finir avec ce tabou de la prétendue » islamophobie « . Je le répète. Pourquoi ne pourrait-on débattre de l’islam ? Il est possible de respecter des individus, de les préserver de l’intolérance, tout en affichant son scepticisme envers leurs idées, voire en les critiquant farouchement.
Il est rare aujourd’hui qu’un musulman connu se proclame ouvertement laïque.
C’était courant dans ma génération, et dans les années 1960 et 1970. Nombre de villes, telles Beyrouth, Téhéran ou Damas, qui sont de nos jours des lieux de conflits majeurs, étaient ouvertes, sophistiquées et multiculturelles. De mon vivant, j’ai vu ces lieux se refermer, et le seul motif d’optimisme qui me reste est celui-là ; si un tel changement a pu se produire au cours de la vie d’un homme, il peut sans doute être inversé aussi rapidement.
Etes-vous aussi optimiste que cela ?
Je ne suis pas très porté sur le marxisme, mais j’aime bien ce que disait Gramsci, qu’il faut un pessimisme de l’intellect et un optimisme de la volonté. Qui aurait cru, un an avant qu’il advienne, à la chute du colossal édifice communiste ? Hitler n’était pas invincible, pour peu qu’on accepte les sacrifices gigantesques nécessaires à sa défaite. J’ai étudié l’histoire dans ma jeunesse et découvert sa capacité de surprendre. Rien n’est inévitable, tout peut être effacé à grande vitesse. La sagesse, ce n’est pas d’être pessimiste ou optimiste, mais d’observer, de savoir quelles sont nos valeurs et de ne rien concéder. Car cette culture de liberté n’a pas été bâtie facilement. Les Français le savent bien, pour y avoir contribué considérablement. Sans les Lumières, nous n’aurions pas eu Thomas Paine, ni la Déclaration d’indépendance, ni cette statue dans le port de New York.
Dans vos Mémoires, sur l’époque des Versets sataniques,vous parlez de vous-même comme d’un homme dont la vision du monde a été détruite. Quelle était-elle et qu’est-elle devenue ?
Une vision du monde est constituée de ce tissu de connexions avec les lieux, les cultures, les amis que nous affectionnons. Ces liens distinguent la raison de la folie, où tout devient un patchwork dénué de sens. Le plus douloureux pour moi a été de voir les gens pour qui et sur qui j’écrivais, les musulmans de Londres par exemple, manifester contre moi. Cela a détruit l’image que j’avais de ma place dans le monde et il m’a fallu longtemps pour retrouver mon équilibre. Ce qui m’est arrivé arrive à tout un chacun aujourd’hui. La planète est devenue un lieu étrange depuis la fin de la guerre froide, en 1989, et la fragmentation qui l’a suivie, source de guerres dans une Europe jusqu’alors stable et de nouveaux mouvements au coeur de l’islam. De plus, le rythme du changement technologique, du monde de l’information a déstabilisé les individus, et les conduit à se replier vers des lieux de certitudes, comme la religion et ses éternelles vérités.
Vous m’interrogez sur ma vision du monde… J’ai vécu les années 1960, une époque où l’on croyait à jamais brisé le pouvoir du religieux, où l’idée même de son éventuel retour au centre de la scène mondiale était ridiculisée. Et j’avoue être toujours sidéré par ce retournement de l’Histoire.
Ce n’est pas le seul. En 1989, j’ai beaucoup souffert d’être condamné à la pénombre et à la clandestinité au moment même où le monde semblait s’éclairer. C’était une année extraordinaire, une charnière de l’Histoire. Malgré le triste sort de Tiananmen, toujours expurgé de la mémoire des Chinois, la chute du communisme ouvrait tous les espoirs de liberté. Et le résultat me trouble : l’empire soviétique a cédé la place à des microfascismes, à l’intolérance islamiste…
Vous auriez pu, fort de votre expérience de mondes si différents, être tenté, comme beaucoup d’autres intellectuels, par le relativisme culturel, le compromis sur les valeurs. Comment l’avez-vous évité ?
C’est le grand danger de notre temps. Nous sommes entrés dans une ère de mixité, de rencontres et de brassages des cultures. Un multiculturalisme que je célèbre dans mes livres et qui est un fait accompli. La planète se mondialise, et rien ne peut la » démondialiser « . Rien ne peut » démulticulturiser » nos arts, notre nourriture, notre quotidien. Mais le relativisme culturel est une expression dégradée, le frère jumeau maléfique du multiculturalisme. Je récuse l’idée qu’au nom des traditions de son pays d’origine on veuille déroger à des valeurs que je juge universelles, admettre les mutilations génitales des femmes, la discrimination ou la mise à mort des homosexuels dans les pays musulmans. Il n’en faudrait pas plus, alors, pour cautionner l’exécution d’écrivains qui déplaisent ici ou là, une dérive à laquelle, vous le savez, je ne suis pas favorable. [Rires.]
Vous êtes un auteur réputé et apprécié par la presse, mais ceux qui vous critiquent sont d’une violence sidérante.
Mes Mémoires, Joseph Anton, ont été appréciés par l’immense majorité des journalistes, mais j’ai eu droit à des attaques affreuses, des propos faux et mensongers sur mes idées et sur mon travail. Un critique peut se faire un nom en poignardant un auteur très connu.
Peut-être vous reproche-t-on l’apparent glamour de votre existence ?
Le fait est que j’ai épousé une femme très belle. Quel culot ! De quel droit ? D’où, dans des tabloïds, de cocasses articles intitulés » La belle et la bête « , que seule la jalousie peut expliquer. Mais ma vie est fort simple. Je me promène librement dans New York, où l’on me reconnaît parfois, sans protection particulière depuis de longues années et, quand je ne me déplace pas pour des conférences, je passe le plus clair de mon temps à écrire chez moi.
Souffrez-vous de l’attention portée aux Versets sataniques ?
C’est une vieille histoire. Je parle tous les jours à des gens qui étaient des enfants au moment de la sortie de ce roman. C’était mon quatrième livre, et j’en suis aujourd’hui à mon treizième. J’apprécie tout de même qu’avec le temps on ait dépassé tout ce tumulte pour enfin s’intéresser au fond de l’ouvrage, qu’on l’étudie dans toutes les universités. En bon connaisseur de l’histoire de l’islam, bien meilleur que les radicaux d’aujourd’hui, je disais que Mohammed avait connu le doute et la tentation, et que cette expérience, commune à tous les prophètes, avait contribué à l’élever. Je suis, depuis lors, passé à d’autres choses. Mon ami Martin Amis a dit un jour que notre seule ambition était de laisser après nous une simple étagère de livres. J’en laisserai une. En attendant, je ne souhaite qu’une chose, continuer à être, le mieux possible, l’artiste que je veux être.
Propos recueillis par Philippe Coste – Photo : Casey Kelbagh pour Le Vif/L’Express
» Offrez une kalachnikov et un uniforme noir à un jeune sans emploi […], vous conférez un pouvoir à celui qui se sent vulnérable et défavorisé »