Jamais nommé, le pays natal de Fiston Mwanza Mujila déborde d’éclats de vie. Un conte ultrarythmé, où la cruauté et la corruption se mêlent à la libération des corps et des âmes.
La République démocratique du Congo reste une terre contrastée. C’est là qu’est né Fiston Mwanza Mujila, en 1981. Attiré par la musique, il se distingue dans des oeuvres poétiques et théâtrales. Il ne fait pas de politique, mais elle s’immisce néanmoins dans un premier roman étonnant au sein de ce qu’il nomme » la Ville-Pays « . On y découvre une gare désaffectée, transformée en lieu de vie et de débauche, le Tram 83. A travers des personnages hauts en couleur, on perçoit le brouhaha de ceux qui veulent juste célébrer la joie de l’existence. Mais l’écriture et l’amour peuvent-ils y trouver leur voie ?
Le Vif/L’Express : L’un de vos protagonistes clame : » Je ne suis pas qu’historien, je suis aussi écrivain « . En quoi le second est-il complémentaire du premier ?
Fiston Mwanza Mujila : En tant que Congolais et jeune Africain, il m’est difficile de comprendre l’Histoire car il n’y a ni transmission ni travail de mémoire là-bas. L’Etat a institutionnalisé l’amnésie en faisant table rase du passé, de la colonisation belge ou des troubles politiques sous Mobutu. On a évacué l’identité collective, ethnique et personnelle. Aussi est-ce le travail des écrivains de compléter l’Histoire. Certains auteurs font de la littérature étatique et patriotique, pour bénéficier d’avantages. Alors comment vivre comme écrivain, dans un pays où la littérature n’est guère importante ? La fiction permet de colmater des brècheset de répondre à notre besoin de héros ou de mythes nationaux.
Vous écrivez que » ce pays est par terre, tout est à reconstruire, même l’Homme « . Pourquoi ?
Parce que tout est à refaire au Congo. Dans la Bible, Dieu promet que le déluge n’aura pas lieu deux fois, or on devrait tout effacer, y compris les viols et les violences. C’est pourquoi il faudrait reconstruire l’Homme en premier lieu. Mes personnages veulent vivre car leur pays n’existe pas, si ce n’est sur papier et dans les atlas ! En réalité, il s’agit d’un terrain vague qui n’appartient à personne. On aurait pu être partenaires, d’égal à égal, avec les pays venus extraire l’or et les diamants, mais c’est chacun pour soi. On ne peut, hélas, pas bâtir un pays avec de la poésie. Quand on a faim, on n’a pas les mêmes besoins ou la même vision du monde.
Que symbolise dès lors le Tram 83, un lieu de vie ou la boîte de Pandore ?
La boîte de Pandore… peut-être, mais n’est-ce pas le cas du monde actuel ? Le Tram 83 est un résumé des magouilles, de la ruée vers l’or et de la Babylone contemporaine. Les gens viennent de partout et y vivent au jour le jour. A travers eux, j’avais envie de glorifier la vie. Alors que le pays est foutu, ils boivent, fument, dansent, s’amusent et font l’amour. C’est justement parce qu’ils évoluent là-bas, qu’ils ont conscience de ce que vaut l’existence. D’autant que l’espérance de vie y est relativement basse, alors autant en profiter. En Europe, on ne la savoure pas ainsi.
Pourquoi » les filles » renforcent-elles le goût de la liberté et de la démocratie ?
Ce roman tient à donner une certaine force aux femmes. En Afrique, elles subissent de nombreuses agressions – notamment sexuelles – mais elles ne sont pas que des victimes. Les femmes font des choses extraordinaires. Alors que les hommes congolais sont au chômage, ces mater familias oeuvrent dans le commerce pour envoyer leurs enfants à l’école. Parfois, elles se prostituent pour payer leurs études, mais on doit dépasser les clichés. Mes héroïnes donnent un autre visage au Tram. Elles nous rappellent que le Congo tient grâce à elles ! J’envisage l’avenir de cette terre positivement car après avoir atteint les sommets de la barbarie, l’absurdité et la cruauté, elle ne pourra qu’atteindre une certaine stabilité. On n’appartient pas à son pays, aussi est-ce à nous d’écrire notre destin.
Tram 83, par Fiston Mwanza Mujila, éd. Métailié, 200 p.
Entretien : Kerenn Elkaïm