Cinq ministres en 1831, un casting très confédéral

Affaires étrangères, Guerre, Justice, Intérieur, Finances : les premiers cabinets belges auraient suffi au bonheur de Bart De Wever et de la N-VA. C’était avant la flambée des portefeuilles et la valse des étiquettes ministérielles. Entre valeurs sûres et gadgets passagers, Michel Ier apporte sa touche sécuritaire.

On ne se bouscule pas autour d’une table de conseil des ministres, aux temps héroïques des premiers attelages gouvernementaux. Catholiques ou libéraux, les cabinets homogènes se contentent de peu au XIXe siècle. Les titres portés par leurs ministres affichent la même sobriété. Un casting gouvernemental on ne peut plus  » conforme aux missions de l’Etat, telles qu’elles existent sous l’Ancien Régime « , note l’historien Michel Dumoulin (UCL). La gouvernance à la sauce napoléonienne fait encore la loi. Il n’y en a que pour les départements d’autorité.

Affaires étrangères, Guerre, Justice, Intérieur, Finances : 183 ans et 107 gouvernements nationaux/fédéraux plus tard, le noyau dur est toujours fidèle au poste, incontournable. Du beau monde l’a rejoint au fil du temps. Le premier à se manifester, en 1837, apporte dans la corbeille le portefeuille des Travaux publics. Créneau porteur : à l’ère des progrès techniques, le paquet est mis sur les investissements publics en faveur des réseaux routier, ferroviaire et fluvial.

RAS, rien à signaler pendant près de quarante ans. Onze gouvernements se succèdent de 1840 à 1878, avec un casting ministériel inchangé. Jusqu’à ce qu’un ministre de l’Instruction publique vienne jouer les trouble-fête. Comme l’école est un sujet qui fâche libéraux et catholiques, le nouveau venu n’est pas forcément le bienvenu et ne s’attarde guère (lire l’encadré en page 29).

 » Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le nombre de ministres composant le cabinet est restreint « , analyse Michel Dumoulin. Les mouvements qui le traversent  » traduisent, au-delà de décisions dues à des impératifs de stratégie politique, les hésitations qui existent sur la question de savoir jusqu’où l’Etat doit intervenir en matière de transports et d’équipements collectifs « .

La Belgique a les ministres qu’il faut pour assumer son statut de nation industrielle et industrieuse, de puissance coloniale et de pionnière du rail. Manque toujours à l’appel un quelconque ministre à vocation sociale.

Le cataclysme de 1914-1918 répare  » l’oubli « .  » Dans les domaines de l’économie, de la culture et de la politique, la masse devient le mot-clé « , souligne Emmanuel Gerard, historien à la KUL. Impossible de rester sourd à ses revendications. L’Etat est de plus en plus sollicité, le gouvernement met davantage les mains dans le cambouis. En 1921, un zeste de santé publique est confié au ministre de l’Intérieur qui devient aussi celui de… l’Hygiène. Puis c’est l’introduction de la touche sociale avec l’apparition, en 1924, d’un portefeuille de la Prévoyance sociale accolé à celui de l’Industrie et du Travail.

Le tournant Eyskens IV

La physionomie d’ensemble reste raisonnable. Les ministres n’en sont pas encore à jouer des coudes pour figurer sur l’inévitable photo de famille d’un gouvernement. Jusqu’à Eyskens IV. Au départ une banale bipartite sociale-chrétienne-libérale, au pouvoir de septembre 1960 à avril 1961. A peine sept mois d’existence chahutée qui suffisent à décoiffer un casting.  » Ce gouvernement, au coeur de la tempête africaine mais aussi économique et sociale avec la grève de l’hiver 1960, marque un tournant que reflète sa composition « , relève Michel Dumoulin.

Eyskens IV prend à la fois congé du ministre des Colonies, accueille  » un vice-président du Cabinet  » précurseur des vice-Premiers ministres, engage un ministre du Budget après un faux démarrage en 1946, charge un ministre de la Coordination des réformes… institutionnelles. Il s’offre en prime quatre ministres sous-secrétaires d’Etat. Cette espèce inconnue jusque-là du biotope gouvernemental va mettre dix ans à se trouver une identité : ministres-adjoints, puis ministres secrétaires d’Etat, enfin secrétaires d’Etat à partir de 1972.

Le pli est pris. L’architecture gouvernementale bascule dans le baroque toujours plus flamboyant. La plomberie institutionnelle fournit l’inspiration et la matière. Les gouvernements en prennent pour vingt ans : de 1973 à 1992, ils deviennent le réceptacle d’exécutifs régionaux et communautaires en gestation.

Quadripartites, pentapartites, hexapartites, les coalitions se transforment en usines à gaz. Le Belge moyen achève de s’y perdre entre ministres et/ou secrétaires d’Etat aux Affaires communautaires néerlandaises ou françaises, aux Affaires bruxelloises, wallonnes ou flamandes, aux Cantons de l’Est, à la Chasse, Pêche et Forêts.

Les cartes de visite ministérielles s’étoffent et révèlent d’improbables cohabitations. Paul Vanden Boeynants (PSC) peut très bien être ministre de la Défense nationale et des Affaires bruxelloises. Henri Simonet (PS) être à la fois ministre des Affaires étrangères et secrétaire d’Etat à l’Economie régionale, adjoint au ministre des Affaires bruxelloises. Alfred Califice (PSC) se retrouver ministre de la Prévoyance sociale et secrétaire d’Etat aux Affaires sociales, adjoint au ministre des Affaires wallonnes.

Une joyeuse anarchie

Total mélange des genres. L’inflation ministérielle y trouve son bonheur. Les compteurs s’affolent : trente-quatre portefeuilles ministériels sous la pentapartite Martens VIII (CVP-PSC-PS-SP-VU) de 1988 à 1991. Leburton Ier avait fait plus fort en 1973 : vingt-deux ministres et quatorze secrétaires d’Etat, de quoi passer à la postérité pour le  » gouvernement des trente-six chandelles « .

Le domaine s’abandonne à une joyeuse anarchie. Une poignée de chercheurs, sous la houlette du Centrum voor politicologie de la KUL (1), en fait l’étonnante découverte :  » Il n’existe pas de liste officielle des gouvernements belges.  » Leur tentative de combler cette lacune leur a déjà permis d’exhumer quelques perles. Impossible, par exemple, de déterminer, sur la base des arrêtés de nomination et de démission du socialiste Robert Urbain, quel était en réalité son titre de ministre dans le gouvernement Dehaene Ier (1992-1995).  » Une semaine après la nomination du gouvernement Martens Ier en 1979-1980, tous les titres des secrétaires d’Etat sont rétroactivement modifiés.  » Par quel mystère ?

Appellations ministérielles très peu contrôlées, imagination au pouvoir.  » Très au pouvoir « , renchérit Herman De Croo (Open VLD), plusieurs fois ministre entre 1974 et 1988. Le vieux briscard de la politique n’a jamais été friand d’étiquettes ministérielles longues comme un jour sans pain.  » Les plus courtes sont les meilleures. Plus le titre d’un ministre est court, plus la fonction est importante…  »

Or la concision est devenue une denrée rare. L’envol des exécutifs régionaux et communautaires autorisait quelque espoir. C’est un excellent motif pour ramener l’attelage fédéral à de plus justes proportions : désormais, pas plus de quinze ministres. C’est sans compter leurs subordonnés, les secrétaires d’Etat, qui échappent à cette  » loi du maximum  » fixée en 1995. Ces seconds couteaux, souvent investis d’attributions régionales, se cherchent de nouvelles occupations.

Tout est permis et envisageable. Tout passe, tout casse, tout lasse. Même si cela manque parfois de suite dans les idées. N’auront duré que le temps d’une législature un secrétaire d’Etat à la Politique portuaire en 1973, un autre à la Sécurité en 1995, un troisième à l’Organisation du travail et au Bien-être du travail en 2003. Qui a dit gadget ?

On passe alors à autre chose. A un secrétaire d’Etat à la Régie des bâtiments sous Di Rupo Ier en 2011, alors que l’institution existe depuis quarante ans. A un ministre de la Mer du nord, portefeuille capté successivement, pur hasard, par l’Yprois Yves Leterme (CD&V), l’Ostendais Johan Vande Lanotte (SP.A) et désormais un autre Ostendais, Bart Tommelein (Open VLD.) On attend toujours un ministre francophone à la barre…

Au gré des coalitions

Chaque époque a ses marottes. Les ministres du Plan sont en vogue dans les années 1980, puis disparaissent de la circulation. L’Intégration sociale et la Politique d’égalité des chances deviennent tendance sous l’ère Dehaene (1992-1999) qui tourne le dos au bon vieux ministre des PTT pour lui tailler le costume plus branché des Télécommunications. Michel Ier vient investir l’un de ses ministres, Alexander De Croo, de l’Agenda numérique.

Mobilité, Protection de la consommation, Développement durable : le répertoire ministériel verdit brusquement sous la coalition socialiste-libérale-écologiste. Cet arc-en-ciel qui gouverne le pays de 1999 à 2003 ne se satisfait pas de ses quinze ministres et trois secrétaires d’Etat. Il ajoute trois commissaires du gouvernement à son arc : on les occupe à la Politique des grandes villes, à la Simplification administrative, à l’Application des directives européennes.

A force de tout essayer, on frôle la panne d’idées. Le FDF Bernard Clerfayt, enrôlé dans la pentapartite Leterme Ier, se retrouve, en 2008,  » secrétaire d’Etat, adjoint au ministre des Finances « . Fort bien, mais encore ?  » Il a dû attendre neuf mois et la mise sur pied du gouvernement Van Rompuy pour voir son titre complété en  » secrétaire d’Etat à la Modernisation du service public fédéral Finances, à la Fiscalité environnementale et à la Lutte contre la fraude fiscale  » (2). Et malgré tout, on ne peut pas penser à tout : jamais un gouvernement national n’a jugé bon d’intégrer dans ses rangs un ministre ou un secrétaire d’Etat aux Sports.

Dans tout ce lot émergent parfois des signaux forts. Quoique tardifs. Il a fallu patienter jusque 2003 pour obtenir un secrétaire d’Etat engagé dans la Lutte contre la grande (sic) fraude fiscale, élargie à la tricherie sociale. Il a fallu attendre 2008 pour voir la Politique de migration et d’asile entrer dans un organigramme gouvernemental. Et 2014 pour que la Belgique décroche son premier ministre de la Sécurité, aussi titulaire de l’Intérieur : N-VA of course…

Et pour brouiller un peu plus les pistes, le lien privilégié entre un ministre et son administration s’est estompé.  » Jusque dans les années nonante, il existait une relation exclusive d’un ministre avec son département dans l’administration. Cette relation a été rompue par la réforme Copernic de l’administration fédérale. Pour les services publics fédéraux (SPF), plusieurs ministres peuvent être responsables « , constate le Centrum voor politicologie de la KUL.

Léopold Ier n’y retrouverait plus ses petits, lui qui n’avait que cinq portefeuilles à mémoriser. Affaires étrangères, Justice, Intérieur, Guerre, Finances : un vrai casting de gouvernement confédéral, comme en rêve Bart De Wever. A fortiori quand il est outrageusement flamand, sous le pavillon de la suédoise : seule la diplomatie reste francophone. Avant- gardiste, la formule de 1830 ?

(1) Le Centrum voor politicologie de la KUL réalise, sous la direction du professeur Emmanuel Gerard, Belelite, une banque de données relative à la composition des gouvernements belges depuis 1830. Elle devrait être accessible au public fin de l’année.

(2) Formation du gouvernement fédéral et fonctionnement des parlements : retour sur la clé D’Hondt, par Jean Faniel et Anne Tréfois, Crisp.

Par Pierre Havaux

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire