Chrétiens en terre d’islam
Dans l’ouest de l’île de Java, nombre de temples et d’églises sont réduits à une semi-clandestinité, faute d’autorisation légale. Ils font l’objet d’attaques à répétition de la part de militants islamistes. Le plus grand pays musulman du monde voit monter un courant conservateur et intolérant qui lui était étranger.
De notre envoyée spéciale
Ils sont venus vers 7 heures du matin, un dimanche de novembre, peu avant l’office. Ils ont crié » Allah Akbar ! « , brisé la grande croix en bois qui trônait sur le mur du fond, jeté dans la cour les bancs, la chaire, l’harmonium. Puis, ils ont tagué quelques graffitis en lettres rouges. Lorsque la police, alertée par les voisins, est arrivée sur place, ils étaient déjà loin. Ouvert en 1957, le temple protestant de Dayeuh Kolot, dans l’ouest de l’île de Java, en Indonésie, n’avait pas d’autorisation officielle. » Nos demandes ont toutes été bloquées par les autorités locales, sous un prétexte ou sous un autre « , relate Modesta Obertin, pasteur de la petite communauté locale. Après une première attaque, en 2005, il avait déjà dû fermer. Cette fois-ci, pas question de céder. Le dimanche suivant, la cérémonie se tiendra sous la protection d’une demi-douzaine de militaires en treillis et autant de policiers en civil.
En Indonésie, les opérations de commando contre les lieux de culte chrétiens se sont multipliées depuis la fin des années 1990, en particulier autour de la capitale, Jakarta, et de Bandung, dans l’ouest de Java. » Le problème, déclare John Simon Timo- rason, coordinateur du Forum chrétien pour la communication, c’est que les Eglises n’arrivent plus à obtenir d’autorisation officielle. Elles ouvrent quand même et deviennent du coup la cible des extrémistes. » Dans la région de Bandung, seuls 28 % des lieux de culte chrétiens détiennent le précieux sésame. Depuis 1996, John Simon Timorason y a recensé 335 attaques, dont 70 en 2006 et une quarantaine en 2007.
Le plus grand pays musulman du monde n’est pas un Etat islamique. Il reconnaît officiellement six religions (islam, catholicisme, protestantisme, hindouisme, bouddhisme, confucianisme). Mais il décourage le prosélytisme. Les conditions qui régissent l’ouverture d’un lieu de culte sont très difficiles à remplir pour les représentants des croyances minoritaires. Il leur faut, notamment, obtenir l’accord d’au moins 60 personnes résidant dans le voisinage et n’appartenant pas à la même confession – en clair, des musulmans – ainsi que l’avis positif de plusieurs institutions locales. Dans la réalité, à Java, aucune nouvelle autorisation n’a été délivrée depuis dix ans. Résultat : de nombreux lieux de culte sont dans l’illégalité, au mieux tolérés, et toujours à la merci de représailles.
Pour les islamistes, la » christianisation » menace
L’affaire de l’église protestante batak (luthérienne) de Rajeg, dans la banlieue de Tangerang, tout près de Jakarta, est un classique du genre. Originaires du nord de Sumatra, les Bataks sont l’une des dernières ethnies d’Indonésie à avoir été évangélisées, au xixe siècle. Parce que leur île ne les fait plus vivre, ils sont de plus en plus nombreux à » traverser la mer « , comme ils disent, pour rejoindre les usines de Java. C’est ainsi qu’une centaine d’entre eux ont échoué à Rajeg, une cité pavillonnaire proche des faubourgs industriels de Tangerang. En 2000, la communauté s’est cotisée pour acheter une maison afin d’y ouvrir un temple. A la recherche d’un pasteur, les Bataks ont écrit au siège de leur Eglise, à Sumatra, qui leur a envoyé en 2004 Ernawati Hasugian, une jeune femme fraîche émoulue de l’école de théologie. Mais l’autorisation demandée n’a jamais été obtenue. Le 2 septembre 2007, le temple et les fidèles qui y étaient réunis ont été attaqués par un commando de près de 200 hommes, armés de gourdins et de machettes. Il y a eu quatre blessés. La police a arrêté trois personnes, relâchées au bout d’une dizaine de jours. Des négociations ont eu lieu en présence des autorités locales, qui ont fini par accepter que le temple accueille les cours de catéchisme ainsi qu’une cérémonie un dimanche par mois. Depuis lors, les fidèles peuvent sans crainte prendre place sur les chaises en plastique vert, devant l’autel recouvert d’un napperon de dentelle et le Christ, en bleu et rose, qu’entourent deux petits bouquets de fleurs artificielles. Du plafond pendent quelques étoiles en papier doré réalisées par les enfants du catéchisme. Le pasteur appelle ses ouailles à se mobiliser, allant jusqu’à comparer la situation des Bataks de Rajeg à celle des juifs avant la création de l’Etat d’Israëlà
Les catholiques partagent les mêmes difficultés, en particulier dans les nouveaux quartiers. Voilà bien douze ans que l’épiscopat souhaite ouvrir une église à Cinunuk, une cité de la banlieue de Bandung. En attendant une autorisation qui ne vient pas et serait bloquée au niveau des autorités régionales, il a construit une salle paroissiale. Deux fois par mois, un vicaire d’une paroisse voisine, le frère Augustinos Darwatto, venait y dire la messe. Mais en juillet dernier, il y a eu des menaces et il a fallu fermer. Jusqu’à ce que l’intervention de personnalités catholiques et protestantes permette de trouver une solution de compromis.
La vague évangéliste qui a déferlé sur l’Indonésie – les pentecôtistes et les baptistes dans les années 1950 et 1960, les charismatiques dans la dernière décennie – s’est par ailleurs traduite par une multiplication des appellations. » Il y a de plus en plus de lieux de culte, sans qu’il y ait pour autant davantage de chrétiens, et ce phénomène inquiète les musulmans, qui ne le comprennent pas « , analyse John Simon Timorason. Près de 60 % des 4 millions de chrétiens de la province de Java-Ouest – la région de Bandung – appartiennent à des Eglises évangélistes. Lesquelles n’hésitent pas à organiser des cérémonies religieuses sans autorisation, soit dans des maisons, ce que la loi en principe interdit, soit dans des boutiques. Les » mall churches « , les églises des centres commerciaux, sont devenues une spécialité de Java. Des communautés religieuses, charismatiques le plus souvent, y louent une fois par semaine un local pour y tenir leur culte.
» Nous devons protéger les musulmans «
Les attaques des églises seraient l’£uvre d’une demi-douzaine de groupuscules islamistes ultraconservateurs, convaincus de lutter contre la » christianisation » qui menacerait l’archipel. Au nom, bien sûr, des » vraies valeurs » de l’islam. L’Agap, l’Alliance contre l’apostasie, l’une des plus combattantes de ces organisations, est dirigée par Muhammad Mu’min, prof de sciences économiques à l’université de Bandung. Cheveux coupés ras, petite barbe, costume sombre, il reçoit chez lui, dans une lointaine banlieue. Les photos de sa femme et de ses deux enfants trônent dans le salon. » Nous luttons contre l’apostasie, assène-t-il. La loi indonésienne interdit le prosélytisme. Cette disposition n’est pas conforme à l’islam, mais nous nous y plions. Les chrétiens, eux, n’en ont cure. Nous devons protéger les musulmans. «
Créé en 1998 par un ex-étudiant à l’université du Roi-Saoud, à Riyad, la capitale saoudienne, le Front des défenseurs de l’islam est, lui, surtout spécialisé dans les attaques contre les bars et les discothèques – l’un de ses premiers faits d’armes fut une prise d’otages au gouvernorat de Jakarta, afin d’obtenir l’interdiction de la vente d’alcool pendant le ramadan. Cela ne l’empêche pas de s’en prendre aussi, régulièrement, aux lieux de culte chrétiens. Un portrait d’Oussama ben Laden et une image de la Kaaba – le grand cube au centre de la mosquée de La Mecque – ornent les murs du petit local qui sert de QG au mouvement, en plein centre de Jakarta.
Longtemps, l’Indonésie a pratiqué un islam très soft
Ces défenseurs musclés de l’ordre moral sont l’expression la plus radicale d’une islamisation de la société, amorcée dans les années 1970 et accélérée depuis la chute du régime dictatorial du général Suharto, en 1998. » Les chrétiens sont de plus en plus mal à l’aise face à ce qu’ils perçoivent comme une montée du conservatisme et de l’intolérance chez les musulmans « , constate Sidney Jones, qui dirige à Jakarta l’antenne de l’International Crisis Group, un centre d’analyse indépendant. » Aujourd’hui, beaucoup de musulmans ont du mal à accepter l’idée de la liberté de religion et de croyance, pourtant inscrite dans notre Constitution. Quand j’étais enfant, mes parents et mes oncles se moquaient volontiers des bigots qui allaient à la mosquée et faisaient leurs prières. C’est devenu impensable ! » confie Luthfi Assyaukanie, coordinateur du Jaringan Islam Liberal, une association de musulmans libéraux. Longtemps, l’Indonésie a pratiqué un islam très soft, parfois même édulcoré, quand s’y mêlaient les croyances antérieures javanaises. L’une des deux grandes confréries du pays, la Nahdlatul Ulama, se réclame aujourd’hui encore de cette tradition. » Le wahhabisme ne passera pas ! » tonne Maftuh Kholil, son représentant à Bandung.
Les chrétiens font souvent figure de privilégiés
Cette école ultraconservatrice de l’islam arabe gagne pourtant en influence. Depuis l’adoption en 2001 d’une loi sur la décentralisation élargissant les compétences des autorités locales, une soixantaine de départements ont ainsi adopté des décrets directement inspirés de la loi islamique. Devenu un bastion du conservatisme, le Conseil des oulémas a promulgué en octobre 2007 une fatwa condamnant les » déviances » de l’enseignement. Cette montée de l’intolérance s’accompagne d’une démarche identitaire, nourrie en partie par les tensions internationales. Et le contexte indonésien alimente une peur de l’expansion du christianisme : » Au-delà des mouvements les plus extrémistes, qui développent une théorie du complot, beaucoup de musulmans sont convaincus qu’il existe une menace de christianisation « , constate Franz Magnis-Suseno, un jésuite qui dirige à Jakarta une école de philosophie. Dans cette ancienne colonie néerlandaise, les chrétiens demeurent surreprésentés dans les cercles intellectuels, les universités, les médias. Parce qu’ils ont eu accès plus tôt à un enseignement moderne, ils font souvent figure de privilégiés.
Pour apaiser les craintes, l’Eglise catholique a mis une sourdine à sa mission d’évangélisation. » Nous ne prêchons pas en dehors de nos églises, et nous n’essayons jamais de convaincre nos élèves musulmans de changer de religion « , souligne le père Ignatius Ismartono, responsable du dialogue interconfessionnel au sein de la Conférence épiscopale indonésienne. Il y a trois ans, dans l’île de Sumatra, le bruit avait couru que des étudiantes avaient été converties au christianisme sous hypnose par l’un de leurs professeursà l
l Dominique Lagarde. Reportage photo : Thierry Dudoit/le vif/L’Express; D. L.
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