»Chirac, Giscard, Mitterrand et moi »

A 82 ans, celui que les Français appellent toujours  » Monsieur Barre  » n’est plus un  » homme carré dans un corps rond « , mais il n’a rien perdu de sa vivacité ni de sa finesse d’analyse. L’ancien Premier ministre de Giscard, qui siège à l’Académie des sciences morales et politiques et… au Club – gastronomique – des cent, qui prend enfin le temps de lire Baudelaire et d’aller à l’Opéra, continue d’observer le monde politique avec malice. A l’occasion de la sortie de son livre L’Expérience du pouvoir (Fayard), il a reçu Le Vif/L’Express dans sa villa achetée il y a vingt-cinq ans sur les hauteurs de Saint-Jean-Cap-Ferrat (Côte d’Azur), où il vit une partie de l’année avec son épouse, Eve. Il revient sur ses rapports avec les présidents de la République qu’il a bien connus : Giscard, Mitterrand et Chirac

On oublie souvent qu’avant d’être le Premier ministre de Giscard vous avez été le ministre du Commerce extérieur du gouvernement de Jacques Chirac. Comment le perceviez-vous alors ?

E J’ai toujours été frappé, moi qui ai longuement observé ce milieu sans jamais être membre d’un parti, de l’écart qui existe systématiquement entre l' » homme polititique  » et l' » homme civil « . Cet écart est particulièrement important chez Jacques Chirac. Dans le privé, il a ce côté généreux, dévoué, désireux de rendre service, qui le rend profondément sympathique aux yeux des Français. Sympathique, c’est d’ailleurs le mot que j’ai entendu le plus souvent à son propos. Cet homme-là, je l’apprécie. Mais l’être humain doit opérer une mutation pour devenir un professionnel de la politique.

Et  » l’autre  » Chirac, donc ?

E C’est une bête politique. Je ne lui reconnais pas la moindre conviction, sauf l’obsession du pouvoir. Cela est un fait, et non un jugement de valeur : il adapte en permanence ses convictions aux situations. Il a trahi Chaban pour Giscard, il a fondé le RPR pour se débarrasser des barons du gaullisme et tuer Giscard. Il a accepté de cohabiter avec Mitterrand pour prendre Matignon et pouvoir gagner l’Elysée. Aujourd’hui encore, je ne suis pas sûr qu’il ait renoncé à se présenter. Si les circonstances lui semblent favorables, il peut décider d’y aller… Il est encore capable de surprendre !

Quand avez-vous compris qu’il voulait abattre Giscard ?

E Un soir, au début de 1976, où nous dînions ensemble à Matignon en tête à tête.  » Raymond, me dit Chirac, je n’en peux plus. Avec le président de la République, ce n’est plus possible. Il faut lui couler du béton dans les veines.  » Il tenait le président pour un homme fragile, pusillanime, incapable d’assurer sa fonction, et voulait reprendre les choses en main. Du jour où il a décidé que Giscard était un obstacle sur sa route vers l’Elysée, sa stratégie a tenu en deux mots : le détruire. Il considérait que le président avait été élu en 1974 grâce à lui, et, pour lui. Comme pour François Mitterrand, passé tout près de la victoire, Giscard était un usurpateur.

Giscard ne s’est vraiment aperçu de rien ?

E Je l’ai alerté à plusieurs reprises. Mais, jusqu’au terme de son septennat, il s’est trompé sur les intentions réelles et la capacité de nuisance de Chirac. Ce dernier préférait que Mitterrand gagne, car cette victoire ne compromettait pas son propre avenir politique. Il a donc fait battre Giscard alors qu’il savait n’avoir lui-même aucune chance de l’emporter, ce qui nous a valu quatorze ans de socialisme. Mais il a été élu président en 1995 : son but était atteint ! Il n’y a pas de morale en politique, seul compte le succès, quand bien même le destin du pays est en jeu !

Pourquoi Chirac n’imaginait-il pas, en nommant Edouard Balladur Premier ministre, que celui-ci pourrait le trahir, le traiter comme il avait lui-même traité Giscard ?

E Je vous l’ai dit : Chirac a le sens de l’amitié. Et lui-même n’aurait jamais fait cela à un ami…

Vous racontez dans votre livre d’entretiens que, lorsque vous lui avez succédé à Matignon, les  » fonds secrets « , ces enveloppes qui sont distribuées à la discrétion du Premier ministre, étaient en déficit. Chirac avait déjà dépensé les six mois à venir… Est-ce une attitude qu’il adopte en toute circonstance ?

E C’est un aspect du tempérament de Jacques Chirac : il ne regarde pas à la dépense. Ça ne l’intéresse pas. Il dépense, c’est tout. C’est le corollaire de son dynamisme, de sa volonté de réalisationà

A propos des fonds secrets, toujours, une enveloppe est généralement attribuée par le Premier ministre en place aux partis de la majorité. Avez-vous continué à la donner à Chirac alors qu’il ferraillait ouvertement contre Giscard ?

E J’ai mis le RPR en quarantaine pendant six mois quand son attitude est devenue intolérable, en 1980. J’ai notamment refusé de subventionner La Lettre de la nation, l’organe de presse du RPR, que dirigeait le polémiste Pierre Charpy.

Pourquoi six mois seulement ?

E Les choses ne sont pas si simples ! Chirac ne cessait de s’acharner contre Giscard, mais le RPR n’a jamais déposé de motion de censure lorsque j’étais obligé de recourir à l’article 49.3.

Vous gardiez donc des rapports cordiaux avec lui ?

E Nos rapports ont toujours été cordiaux. Mais il m’avait prévenu de ce qui m’attendait. A l’été 1977, je l’avais invité à dîner à Matignon avec son épouse. Ma femme avait préparé des plats hongrois ; la soirée était belle. Après le dîner, nous avons marché et parlé pendant une heure dans le parc. Il était convaincu, à tort, que nous allions perdre les législatives de 1978 – je suis d’ailleurs le seul Premier ministre de la Ve République qui les ait remportées – et il m’a dit précisément :  » Raymond, après la défaite, je veux que le RPR tire son épingle du jeu. Sachez que nous allons vous attaquer. Mais comprenez bien : ce n’est pas Raymond Barre que nous attaquerons, c’est le Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing.  »

Et vous avez pris les coups…

E J’étais là pour ça. Un Premier ministre est là pour ça. De Gaulle a dit :  » Le Premier ministre dure et endure…  » Je me sentais un peu dans la peau de Bernardo, le compagnon de Zorro, celui qui reçoit les coups sans pouvoir les rendre.

Parce que Bernardo était muet ?

E Je ne me souvenais pas de ce détail… D’autant que si l’on ne m’attaquait pas plus directement, c’était grâce à ma prestation lors du débat qui m’avait opposé à François Mitterrand avant les législatives, prestation que la presse avait jugée bonne, tandis que celle de mon contradicteur avait été considérée comme médiocre. Cela dit, la situation n’était pas évidente tous les jours, et parfois, c’est vrai, j’en avaisà marre. Je pense que si j’avais été un politicien je n’aurais pas pu faire face. Mais j’avais appris, en lisant François Mauriac, que la principale vertu en politique est l’indifférence.

Vous étiez donc le paratonnerre d’un président qui avait besoin d’être aimé ?

E Giscard, c’était Narcisse homme d’Etat. Là encore, l’homme  » civil  » a joué des tours à l’homme politique. Lorsqu’il s’agissait de traiter les affaires de la France, c’était vraiment un personnage de premier plan, et je suis convaincu que l’Histoire reconnaîtra que son septennat a été le plus fructueux de la Ve République. Il était d’une intelligence exceptionnelle, et c’était un félin, il l’a bien montré. Mais, quand il s’agissait de lui-même, il était trop attentif à son image ou aux sentiments qu’on avait pour lui. Il composait des scénarios censés donner une meilleure opinion de lui dans les milieux qui ne l’appréciaient pas. Et cela se retournait contre lui. Quand il allait dîner chez les Français, pour essayer de montrer qu’il n’était pas un grand bourgeois, qu’il était proche des Français moyensà Ou lorsqu’il associait son épouse à ses interventions télévisées… Ou encore cette chaise vide, à la télévision, au moment de son départ… Giscard réfléchissait trop sur lui-même, et cet homme simple devenait alors compliqué. Personnellement, j’ai beaucoup apprécié de travailler pendant cinq ans avec lui. Mais il ne se rendait pas compte que ses remarques parfois sarcastiques ou désinvoltes déconcertaient certains de ses interlocuteurs.

Vous avez aussi connu François Mitterrand, même si vous n’avez pas travaillé avec lui… Est-il vrai qu’il vous a proposé d’être son Premier ministre de cohabitation ?

E Mitterrand avait gardé, paraît-il, un mauvais souvenir de notre face-à-face télévisé de 1977. De mon côté, je le considérais comme un aventurier – je dis dans mon livre : une sorte de Lawrence d’Arabie. Comment aurait-il pu, sinon, se sortir de toutes les situations difficiles qui avaient jalonné son parcours ? Par ailleurs, j’avais pris position, en 1986, contre la cohabitation, à l’inverse de tous les hommes politiques, qui l’ont toujours considérée comme un moindre mal, puisqu’elle conduit finalement à partager le pouvoir entre majorité et opposition. En 1988, François de Grossouvre [NDLR : proche collaborateur de François Mitterrand à l’Elysée] est venu me dire que le président souhaitait dîner avec moi. En ajoutant cette phrase étonnante :  » Etant donné ce que vous êtes, j’ai demandé à François Mitterrand qu’il ne cherche pas à vous mener en bateau.  » Mitterrand voulait m’expliquer les raisons de son action. En 1981, sa préoccupation première avait été d’ordre non pas économique mais politique, et il l’avait d’ailleurs expliqué à George Bush père, envoyé de Ronald Reagan fraîchement élu : son but était de détruire le Parti communiste français.

Par la suite, j’ai revu plusieurs fois François Mitterrand ; il me faisait généralement venir avant les sommets occidentaux. Des personnalités de l’opposition appelaient à l’Elysée pour s’en étonner, puisque je n’avais aucune responsabilité politique. Mais j’avais tout de même été candidat à l’élection présidentielle !

Un jour, il m’a confié qu’il était contre le quinquennat, et je m’en suis réjoui, car moi aussi je le trouvais dangereux.  » Je suis, pour ma part, pour le septennat non renouvelable « , a-t-il ajouté. Je n’en demandais pas tant. Mais, après quelques secondes de silence, il a conclu :  » Monsieur Barre, sept ans, c’est bien court…  » C’était du pur Mitterrand !

En 1993, il m’a effectivement demandé si j’accepterais, dans l’hypothèse où le PS perdait les élections, de devenir Premier ministre. Mais c’était inenvisageable, même si j’avais été favorable à la cohabitation : le RPR n’aurait pas accepté un Premier ministre qui ne soit pas de son bord. Quant au PS, aurait-il soutenu mon gouvernement ? J’ai posé la question. Mitterrand m’a alors répondu :  » Il faudrait voir les quinze premiers jours…  »

Vous l’avez revu une semaine avant sa mort. Mais vous ne racontez pas dans votre livre ce dont vous vous êtes entretenus.

E Je savais qu’il était malade, et j’ai voulu lui rendre visite avenue Frédéric-Le Play, où il habitait alors. Michel Charasse a été mon intermédiaire. J’ai trouvé Mitterrand épuisé. Ce que nous nous sommes dit, à vrai dire, n’a guère d’intérêt. Ce qui m’a marqué, c’est l’incroyable courtoisie dont il a fait preuve à mon égard, et pas seulement en me recevant pendant une demi-heure en dépit de son état. A la fin de notre entretien, il a tenu à me raccompagner.  » Ne vous dérangez pas, lui dis-je, je connais le chemin.  » Mais il a insisté pour aller jusqu’à la porte. Dans le couloir, nous sommes passés devant un sofa, et il s’est arrêté, s’est assis un instant, puis s’est longuement appuyé sur mon bras pour se relever. J’ai pensé : c’est la dernière fois que je le vois.

Rétrospectivement, comment expliquez-vous que vous n’ayez jamais été élu président ?

E J’avais un gros défaut : je n’étais pas un professionnel de la politique ! Les élections de 1988 furent néanmoins une expérience originale, au sens étymologique du terme. Cela m’amuse quand j’y repense. J’ai tout de même obtenu 16,5 % des suffrages au premier tour, soit 3 points de moins que Chirac, sans machine électorale.

Dans votre petit bureau, ici, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, se trouve un dessin que Faizant vous a envoyé en guise de carte de v£ux en 1980. Vous y êtes représenté avec Marianne vous faisant une bise, reconnaissante…

E Oui, je regarde toujours ce dessin avec plaisir. Pour tout ce qu’on a pu subir, il n’y a pas de meilleure consolation !

Propos recueillis par Christine Kerdellant

Propos recueillis par Christine Kerdellant

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